Dans le Wall Street Journal du 19 octobre, la phrase d’introduction, saisissante, d’un article de Bret Stephens dit : « la mort de l’Europe est en vue ». Mais qu’est-ce qui meurt, précisément ? Nous nous rappelons la fameuse phrase de Belloc : « l’Europe, c’est la foi, et la foi, c’est l’Europe » sauf que la plus grande partie de l’Europe a perdu cette foi qui a fait l’Europe. La « ré-évangélisation » et la « nouvelle évangélisation » n’ont eu que peu d’impact. Alors, est-ce que c’est encore l’Europe ?
Eric Voegelin, dans « Science, politiques et gnosticisme », fait remarquer que l’ idéologie moderne tire son origine d’un manque de courage, d’une perte de foi des chrétiens dans la réalité de l’ordre transcendant tel que présenté dans la foi chrétienne. Cette idéologie qui en découle cause la mort d’une Europe ne désirant pas préserver ce qu’elle est.
Une Europe prospère, à sa propre confusion, est littéralement « envahie », majoritairement par des musulmans venus de différents états défaillants. Nous assistons au déclin pathétique du taux de naissances européen, lui-même signe d’un sérieux désordre spirituel.
Ce qui a remplacé les vieilles nations européennes, la chrétienté, a été un humanisme séculier voué à un « universalisme » qui a cherché à minimiser l’importance ou à se débarrasser de son héritage chrétien. Il a « pacifiquement » accompli cette épuration de bien des manières. L’Église elle-même, dans les pays de la vieille Europe, semble troublée et ouverte aux doctrines de cet humanisme, comme l’a souvent démontré le récent synode sur la famille.
Dans un remarquable article, « L’amour de ses biens et l’importance de son rôle », George Friedman a écrit : « Mourir pour un régime dédié à la poursuite du bonheur n’a pas de sens. Mourir pour l’amour de ses biens prend tout son sens. Mais la compréhension moderne de l’homme a du mal à se faire à cette idée. A la place, elle veut abolir la guerre, bannir la guerre comme étant un atavisme, ou au moins la guerre des marques, comme étant primitive et artificielle. C’est bien possible, mais il faut noter que la guerre ne va pas disparaître comme ça, pas plus que l’amour de ses biens et tout ce qui va avec. » Nous pourrions dire que la guerre se poursuit parce que son abolition kantienne implique en définitive qu’il n’y a pas de distinction dans nos vies entre le bien et le mal. C’est contre cette dernière doctrine que les hommes de bonne volonté continueront de se battre – s’ils le peuvent.
Ce que Friedman rappelle ici, c’est que l’état moderne est bâti sur la centralisation du pouvoir et l’absorption de toutes les communautés de moindre importance dans son orbite, y compris la religion. Cela s’achève avec une « diversité » absolue, une doctrine du discours « sans haine » qui ne permet même plus d’aborder les questions humaines les plus fondamentales sans que son projet universel n’y mette des limites.
Dans « Le regard politique : entretiens avec Bénédicte Delorme-Montini », Pierre Manent écrivait : le corps politique qui était propre à l’Europe était la nation, la nation comme médiateur avec les vérités universelles – l’Église et ensuite l’humanité… L’universalisme démocratique européen a viré au nihilisme ; c’est l’accomplissement du nihilisme. Il consiste à dire : l’Europe n’est rien d’autre et ne veut pas être autre chose qu’un pur humanisme universel. »
Un tel « humanisme » universel se voit lui-même comme existant par-dessus toutes différences nationales, culturelles ou religieuses. Par conséquent, il n’autorise pas leur expression, car cela « offenserait » la pureté de « l’humanité ». Laquelle « humanité » est un concept cartésien. Seules des choses particulières et différentes existent réellement.
Benoît XVI, dans sa conversation avec Peter Sewald (la lumière du Monde), l’exprime ainsi : « Les gens disent que pour le bien de la tolérance négative [c’est-à-dire pour n’offenser personne] il ne doit pas y avoir de crucifix dans les bâtiments publics. Avec cela, nous expérimentons les bases de l’abolition de la tolérance, car cela signifie, après tout, que la religion, que la foi catholique n’est plus autorisée à s’exprimer en toute visibilité. » C’est la position averroïste.
L’Europe s’est construite sur une « proposition » : l’état fait pression pour interdire la présence d’un domaine « privé » dans l’ordre public. Des articles sur la paix prescrivent que l’état s’oppose à toute déclaration ou structure de toute opinion qui pourrait indisposer l’un ou l’autre citoyen. Au lieu d’un continent constitué de différents peuples et nations, on se retrouve avec un état sans âme qui ne se préoccupe pas de grand chose à part ne pas être dérangé dans sa prospérité par toute question « transcendante » qui pourrait ébranler les esprits ou la paix civile.
Ce qui est particulièrement odieux en Europe, c’est le « fondamentalisme ». Ce dernier est principalement un mot de code pour désigner quiconque est encore suffisamment éclairé pour conserver la distinction entre le bien et le mal. De telles personnes sont « rigides », c’est-à-dire qu’elles pensent qu’il n’est pas indifférent qu’on pense telle chose plutôt que telle autre. C’est le seul groupe qui ne doit plus être « toléré ».
Évidemment, cette approche pose comme principe l’existence de nouveaux « droits » qui garantissent le but de « l’humanisme » abstrait de l’état. L’Européen nouveau est débarrassé de toute la diversité qui le rendait digne d’intérêt. Mais cet homme nouveau, puisqu’il est une abstraction, ne peut pas mourir. Seuls les hommes et les femmes meurent. De même, seuls les hommes et les femmes ont une descendance. Les mauvaises idées ne « meurent » pas. Ou elles sont reconnues comme erronées et rejetées, ou elles sont vues comme séduisantes et adoptées. Quant à l’Europe moribonde, qu’elle repose en paix, requiescat in pace.
James V. Schall, S.J., qui a été professeur à l’université de Georgetown durant 35 ans, est l’un des écrivains catholiques les plus prolifiques en Amérique.
Source : http://www.thecatholicthing.org/2015/11/10/on-the-dying-of-europe/