Il ne faut pas croire les absurdités. Mais qu’est-ce au juste qu’une absurdité ?
Se fier au bon sens, mais pas trop. Lactance réfutait la rotondité de la terre à peu près en ces termes : « Il y aurait donc des antipodes où les hommes marcheraient la tête en bas et pisseraient vers le haut. » Comment croire pareille absurdité ?
Cependant c’est ce que sont en train de faire plusieurs milliers de Néo-Zélandais en ce moment même, et ils s’en trouvent très satisfaits, sauf votre respect.
Ne pas confondre bon sens et vérité
Si quelqu’un essaie de me convaincre que le centre de la terre est fait de confiture de figues, j’en douterai fortement. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Mais il me faudra de bonnes preuves. L’exemple de la confiture plutonienne est de Freud1]. Dans son idée, cela signifiait que certaines choses sont trop invraisemblables pour être crues. Mais tel n’est pas du tout l’enseignement de la science, je veux dire de la vraie science, pas du scientisme modèle Freud ou Condorcet. Beaucoup de lycées et de boulevards en France s’appellent Condorcet, mais personne ne lit plus son Tableau des Progrès de l’Esprit humain. Condorcet est le Lactance du scientisme. Comme dans une caricature, on y voit d’un coup le défaut du système. Plus exactement sa confusion : Condorcet confond Bon Sens et Vérité.
Le bon sens n’est qu’une habitude toute animale aux phénomènes macroscopiques, aux choses qui se montrent quand on possède un corps ayant la dimension de celui de l’homme. Or ces choses et ces phénomènes sont tous des illusions, sans exception aucune. L’homme est doté de sens dont aucun ne perçoit le moindre phénomène fondamental. Nous voyons du rouge, du bleu, du blanc, ou rien. Tout cela provient du photon et des paquets d’ondes que notre œil est par nature à jamais incapable de percevoir. Il en est de même de tout le reste, y compris le plus intime, par exemple la chaleur de notre corps, qui naît des échanges d’électrons de liaison dans les composés carbonés. Avons-nous jamais pressenti rien de pareil avant de le découvrir au prix de laborieuses recherches ?
Ce n’est pas qu’il n’y ait une réalité bien solide derrière nos perceptions (a). Mais cette réalité est insensée, stupéfiante, non représentable. Elle se traduit dans nos représentations par un cinéma simple et rassurant, mais bien plus éloigné des faits que la confiture freudienne ne l’est des laves du Vésuve.
Bénissons notre sort d’être aveugles aux incroyables réalités quantiques, qui rendraient fou notre bon sens.
L’enseignement majeur de la science en matière de métaphysique (et de là en matière de religion) n’est donc pas du tout que certaines choses sont trop invraisemblables pour être crues, mais bien que la notion de vraisemblance et son contraire doivent être abandonnés comme vestiges de notre passé préhistorique.
Il ne faut pas croire ou douter selon la vraisemblance ou l’invraisemblance, mais s’en tenir à la vérification.
Quand Frossard dit : « Dieu existe »
Quand Frossard dit : « Dieu existe »2, j’attends la suite. Et si la suite avait été : « Parce que ci ou ça », et qu’il m’eût exhibé des vraisemblances, j’aurais rangé son livre. Avec respect, mais rangé, car sur la vraisemblance et l’invraisemblance de Dieu : 1) tout a été dit depuis longtemps, et 2) voir plus haut sur le thème de la Vraisemblance. Dieu merci (c’est le cas de le dire) la suite est : « Je l’ai rencontré ». Il s’agit d’une vérification, dont je tirerai ma conclusion selon ce que je pense du vérificateur, (ici le plus grand bien), exactement comme en science3.
En fait, la science enseigne surtout l’imagination et une sorte de joyeux cynisme qui fait de cette activité de l’esprit la seule vraiment amusante. Et comme en plus c’est la seule qui marche, qui donne des résultats, je crois que l’on peut heureusement s’en inspirer.
Réflexion pensive et célèbre de Bohr après un exposé de Max Born dénué de toute vraisemblance : « Sincèrement, ce que vous venez de nous expliquer là est complètement dingue. La question que je me pose est : est-ce assez dingue ? »4.
Si Bohr avait vécu jusqu’à ce jour, il eût été servi. Hélas, seuls les savants, et parmi eux, peut-être seuls les physiciens, entrevoient jusqu’où peut aller la dinguerie des choses. La sainte réalité, œuvre directe et expression de la pensée divine, le limon sacré d’où fut tirée toute chair, passe en dinguerie toutes les élucubrations du Pr Tournesol (j’espère que le lecteur lit Tintin). Mais cette folie de la création, qui s’aggrave avec toute nouvelle découverte, nous invite à revoir plus attentivement ce que nous avions pris jusqu’ici pour le bon sens. Cette folie signifie surtout que Dieu, pour créer l’univers, n’a pas pris le conseil de M. Condorcet.
Que le lecteur me pardonne de le pousser un peu, car je crois bien qu’il prend pour paradoxe ou effet littéraire ce que j’appelle folie de la création.
Je ne veux pas parler de ce qu’on lit tous les jours, immensité de l’espace, quasars, trous noirs, quarks etc., mais de la réalité dont nous sommes faits, de la réalité que ces illusions dont j’ai parlé, héritées de notre passé animal, nous font croire proche et familière.
Regret. Nostalgie. Souvenirs, chers ou malheureux. N’est-ce pas notre vie même ? Crainte. Espérance. Dans tous ces mots, il y a le temps. Mallarmé :
La folie de la création nous dépasse
« Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté
Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté
Passait… »
J’ai souligné tous les mots où le temps est impliqué.
Il existe en physique quantique (la physique sur laquelle fonctionne notre corps et d’où nous tenons notre sens de la durée) une majorité de phénomènes qui ne peuvent présentement être atteints que par la statistique. Les physiciens dits de l’École de Copenhague (c’est-à-dire de la majorité) pensent qu’on ne pourra jamais dépasser cette connaissance statistique, correspondant par exemple à la « connaissance » que l’État a de l’intimité du couple par la démographie. D’autres physiciens, comme de Broglie, Vigier, Böhm, espèrent trouver un moyen de dépasser la connaissance statistique. Jusqu’ici, leur espoir n’a pas abouti tant les choses sont compliquées. Mais combien compliquées ?
Il est très difficile, d’abord, de le comprendre, puis de le dire simplement. Cependant je crois qu’on aura une idée de cette abyssale complication en considérant ce que l’un d’eux, l’Américain B. L. Lewis, du Naval Research Laboratory, propose en guise de simplification (b).
Un temps à deux dimensions
Il propose d’admettre qu’il y a, non pas un, mais deux temps, perpendiculaire l’un à l’autre, et tous deux perceptibles : un temps, plus précisément, à deux dimensions5. Vous ne percevez pas ces deux dimensions temporelles, dites-vous. Moi non plus. Mais peut-être plutôt ne savons-nous pas que nous les percevons ? Parmi diverses joyeusetés d’un temps à deux dimensions, en voici quelques-unes pour stimuler l’observation ou l’introspection.
Dans un tel temps, on pourrait voir un objet vieillir d’un coup de trois secondes, ou d’un an, ou plus, voire sombrer soudain dans la décrépitude finale. Inversement, on pourrait voir les choses s’arrêter, se figer comme sur une photo. Ou encore, on pourrait aller d’hier à demain sans passer par aujourd’hui. On peut imaginer une infinité d’autres « prodiges », sans frais, dans l’hypothèse de B. L. Lewis. Son hypothèse n’est très probablement pas la bonne (une plaisanterie de laboratoire est la « loi de Howe » : « il n’y a personne qui n’ait un truc qui ne marchera pas »).
Mais rappelons-nous, Lewis a imaginé son hypothèse pour expliquer quelque chose d’encore plus incompréhensible : ce que Bohr appelait la « transcendance » des phénomènes élémentaires. Ce n’est pas le bon sens (déjà violé) qui nous dira la vérité. C’est la vérification. La vérification expérimentale est le principe de la science. La vérification directe, intérieure, est celle de la foi.
Aimé MICHEL
(a) Encore que certains physiciens actuels discutent ce mot de « réalité », qui a perdu toute simplicité. Voir le livre de Bernard d’Espagnat : À la recherche du réel (Éd. Gauthier-Villars)6.
(b) Speculations in science and technology, Vol. 2, 5, décembre 79, p. 539.
Chronique n° 328 parue dans F.C.-E. – N° 1783 – 13 février 1981
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Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 16 janvier 2017
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 16 janvier 2017
- Il s’agit d’un apologue (« Rêve et occultisme », Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, p. 44) par lequel Freud veut préciser sa position par rapport aux faits dits occultes : si on lui dit que le centre de la terre est fait de confiture, il n’ira pas vérifier, parce qu’une telle affirmation est trop éloignée de notre image du monde pour mériter l’examen. Tel est à ses yeux le statut des faits d’ectoplasmie et de télékinésie : ils ne méritent pas même l’examen. Le noyau rationnel de l’occultisme est à ses yeux constitué par la télépathie. [Note de Bertrand Méheust
- André Frossard a vécu à l’âge de vingt ans une foudroyante expérience mystique à laquelle rien ne le prédisposait (son père fut le premier secrétaire général du Parti communiste en 1920). Devenu journaliste célèbre, il fit le récit de ses années d’enfance et de jeunesse et de l’expérience elle-même dans Dieu existe, je L’ai rencontré (Fayard, Paris, 1969). Les conséquences de l’expérience et les nombreuses objections qu’on lui opposa sont présentées dans une suite, Il y a un autre monde (Fayard, 1976). Il en est question dans deux chroniques, n° 253, Au cœur de l’inconnu (Suite et fin) – Ceux qui portent au mystique un mépris « scientifique » sont des ignorants, 4.02.2013, et n° 255, Les Mouches – Ces théologiens sérieux qui repoussent l’idée d’une Personne divine, 11.02.2013, où on trouvera en notes quelques précisions sur les expériences mystiques de conversion comme celle de Frossard en particulier. Pour une présentation plus large des expériences mystiques voir la chronique n° 349, Paléontologie du sublime – La Science et le récit de la Genèse 3 – De la pilo-érection au sentiment océanique, 23.05.2016, en particulier la note 6.
- Le 20.2.1981, André Frossard écrit à Aimé Michel qu’il « se réjouit d’avoir retrouvé la signature d’Aimé Michel dans “La France catholique” – avec une cordiale allusion à son expérience ; comme tous les scientifiques, Aimé Michel tient compte de la connaissance expérimentale (de Dieu), à la différence de beaucoup de curés ; ses articles sont tout à fait passionnants, bravo. Et merci. A.F. » (Aimé Michel avait interrompu pendant près d’un an sa participation à France Catholique lors d’une crise grave traversée par le journal en 1980 en raison du licenciement abusif d’un journaliste au terme de plusieurs années d’une direction confuse après le renvoi du directeur précédent Louis-Henri Parias, voir note 2 de la chronique n° 313, La Grande Diaspora : « Ne craignez point » – Dans le vide inhospitalier de l’espace, nous saurons qu’il ne faut pas avoir peur, 18.07.2016).
- On trouve une remarque semblable dans Roger Penrose : Les Ombres de l’Esprit. À la recherche d’une science de la conscience, trad. par F. Balibar, InterÉditions, 1995 : « … je mentionnerai deux idées qui semblent folles (crazy-looking), dont aucune n’est assez folle, mais qui ont chacune leur mérite », p. 389 de l’édition américaine (c’est moi qui souligne). La première de ces idées est celle du temps rétrograde ; Penrose cite à ce propos les travaux des physiciens israéliens Yakir Aaronov et son élève Lev Vaidman et du physicien français Olivier Costa de Beauregard, ami d’Aimé Michel (voir par exemple la chronique n° 120, In pulverem reverteris, 19.07.2010). La seconde est la théorie des twisteurs due à Penrose lui-même qui propose une voie visant à quantifier la gravitation.
- Cette idée de deux temps perpendiculaires est déjà présente dans L’armoire magique de C.S. Lewis (sans lien avec le B.L. Lewis cité par Aimé Michel), avec sa conséquence : les héros du conte peuvent vivre de longues aventures au pays de Narnia et revenir dans notre monde juste après l’avoir quitté ! Cette idée est discutée également dans la chronique n° 80, Questions aux philosophes (16.11.2009) et la correspondance à laquelle elle a donné lieu n° 85, Correspondance à propos de « questions aux philosophes » (23.11.2009).
- À la recherche du réel – Le regard d’un physicien (1979) est le premier livre destiné au grand public cultivé écrit par Bernard d’Espagnat (1921-2015), alors directeur du Laboratoire « Physique théorique et particules élémentaires » à l’Université d’Orsay. Cet homme de réflexion et de rigueur se passionne pour les problèmes posés par l’interprétation de la physique quantique, à une époque où la majorité des physiciens se désintéressent de la question. Il est, avec John Bell, Abner Shimony, John Clauser, Olivier Costa de Beauregard et quelques autres à l’origine des fameuses expériences d’Alain Aspect (voir par exemple la chronique n° 294, Sur le seuil de la nouvelle physique – Une lettre de Olivier Costa de Beauregard, 24.03.2014). Ces expériences établissent que, contrairement à ce qui apparaît à notre échelle, le monde microscopique n’est pas constitué d’objets séparables : les électrons, les photons, les protons et autres « particules » ne sont pas les petites billes que l’on l’imagine. Les conséquences scientifiques et philosophiques de ce fait sont considérables et c’est ce que d’Espagnat s’est attaché à montrer. En effet, ce fait marque rien moins que la ruine du « scientisme ordinaire » défendu par Jean Rostand, Jacques Monod et tant de scientifiques contemporains. D’Espagnat prend soin de définir avec précision les trois piliers sur lesquels reposent le scientisme, à savoir le réalisme physique, l’objectivité forte et le « multidunisme ». Ces trois concepts, fortement liés et moins abscons qu’ils paraissent, peuvent être définis en quelques mots. D’Espagnat emprunte la définition du réalisme physique au manuel classique d’Antoine Messiah, Mécanique quantique (Dunod, Paris) : « Au départ de toute entreprise scientifique on pose comme postulat fondamental que la nature possède une réalité objective, indépendante de nos perceptions sensorielles ou de nos moyens d’investigation ; l’objet de la théorie physique est de faire un compte rendu intelligible de cette réalité objective ». Un tel compte rendu ne faisant aucune référence essentielle à la communauté des observateurs humains, à nos perceptions sensorielles et à nos moyens d’investigation répond au critère d’objectivité forte. Enfin, le multitudinisme postule que le monde résulte d’un assemblage d’objets séparés (les atomes par exemple) et que « l’Univers s’analyse en un nombre immense d’éléments très simples et de peu d’espèces différentes, occupant chacun, à un instant donné, une petite région d’espace et une seule et n’exerçant que des influences limitées sur le comportement des éléments distants de lui. » Or, il est acquis que le postulat multiduniste est violé dans les expériences d’Aspect. « Et comme il constitue (…) un des éléments du scientisme banal ce scientisme doit être rejeté pour incompatibilité avec les données expérimentales. C’est la conclusion à retenir. » (p. 57) Cette conclusion est exprimée avec la modération tranquille de ceux dont la force argumentative évite d’avoir à élever la voix. À partir d’elle, et après avoir relevé les insuffisances des conceptions d’Everett (voir note 5 de la chronique n° 285, La dernière serrure – Un monde en dehors de l’espace et du temps, 20.01.2014), de Wigner (voir les notes 5 des chroniques n° 286 et n° 310) et de de Broglie-Bohm (voir la note 5 de la chronique n° 342, Au cœur de l’infini labyrinthe, une obscure clarté – Nouvelles réflexions sur les ondes et les particules, la relativité et les quanta, 16.11.2015), d’Espagnat développe sa propre conception, celle du « réel voilé ». Dans cette vision du monde qu’il qualifie de « réalisme non physique », la réalité est située « hors des cadres de l’espace et du temps et n’est pas descriptible par nos concepts courants » ; elle échappe même aux descriptions de la physique. La conscience n’y est pas une émanation des particules ou des champs ; les objets et les consciences n’existent pas en soi mais « n’ont d’existence que l’un par rapport à l’autre, un peu comme s’engendrent les images de deux miroirs qui se font face. » Il développera ces idées et répondra méthodiquement aux objections qu’on peut leur faire dans plusieurs autres livres. Dans l’avant dernier et le plus abouti d’entre eux, le Traité de physique et de philosophie (Fayard, Paris, 2008), il répétera que le “réel” « ne peut pas être considéré comme constitué d’éléments localisés immergés dans l’espace-temps » (p. 518). Cette formule condamne en quelques mots les thèses si populaires des monistes matérialistes qui se fondent sur les trois piliers du scientisme, que ce soit en physique, en biologie moléculaire ou en neurosciences. Il va de soi que ces derniers ne l’entendent pas de cette oreille et préfèrent combattre les idées de d’Espagnat ou, plus simplement, les ignorer, ce qui est nettement plus facile. Comme je l’ai déjà souligné les livres de Bernard d’Espagnat explicitent et développent dans un cadre universitaire plusieurs des thèmes défendus bien auparavant, ici et ailleurs, par Aimé Michel, comme le rejet du scientisme, le caractère irréductible de la conscience, les limites cognitives de l’homme (sur ce dernier point voir la note 8 de la chronique n° 358, La science n’efface pas le mystère – L’animal et l’homme dans un monde qui est pensée divine, 09.0.3.2015), ce qui implique l’existence du mystère, autorise à penser qu’on puisse obtenir des informations sur le monde par les arts et la mystique, et ne permet plus à la pensée critique de tenir pour dérisoire l’élan spirituel qui anime l’homme (remarque qui clôt le Traité, p. 529).