L’INFORMATIQUE ET LA DÉMOCRATIE - France Catholique
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L’INFORMATIQUE ET LA DÉMOCRATIE

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LE MINISTÈRE DE LA JUSTICE, plein de bonne volonté, s’inquiète d’une menace de l’informatique sur nos libertés. Il suscite une commission. La commission publie son rapport1. Ce rapport a de quoi rendre perplexe.

L’informatique est une science et une technique, l’une et l’autre très compliquées. Leurs progrès sont rapides, fulgurants même. Il est impossible au profane de s’y initier, si ce n’est par la vulgarisation, qui évidemment ne fait que montrer de loin le problème (a).

Ma première curiosité va donc à la composition de la commission : quels savants ont étudié ces dangers de l’informatique et les moyens de nous en protéger ?

Ils sont nommés page 97 et les suivantes, ce sont tous des juristes sauf un directeur de l’Institut de recherche d’informatique et d’automatique (un directeur, pas un chercheur), et une dame qui est « conseiller scientifique de l’ONERA ».

Comment, tous des juristes ? Éminents, certes, professeurs de droit, bâtonniers, conseillers d’État, mais parfaitement ignares en la matière ? Comment est-ce possible ? Comment ces messieurs s’y sont-ils pris pour sonder les profondeurs d’une science compliquée ? Est-ce vraiment cela une commission ?

Pour ces éminents juristes, les dangers de l’informatique semblent découler du fait que les fichiers peuvent être remplacés par un ordinateur. Quoi, c’est tout ? Le rapport indique qu’on a interrogé des spécialistes qui n’ont pas montré grand intérêt. Au moins, eux, je les comprends. Pourquoi ne pas leur avoir demandé plutôt en quoi, selon eux, consistent les dangers de l’informatique et où va leur science ?

Mais admettons : l’informatique, c’est le fichier automatique par l’électronique.

Dès lors, il paraît que le danger, c’est qu’il fonctionne trop vite et trop bien. Là encore, il doit y avoir quelque chose que je ne comprends pas. Cela me rappelle un voyage en Suède vers 19472. Chaque fois que je changeais de ville, il fallait le déclarer à la police. Et comme j’exprimais mon irritation auprès d’amis suédois : « Mais, me répondirent-ils, qu’avez-vous à reprocher à cette pratique ? Vous n’êtes pas un délinquant. Donc, c’est vous que vous protégez en vous signalant. C’est grâce à de pareilles mesures que notre pays est le plus reposant du monde. »

J’en convins après de longues discussions qui me convainquirent que les États bien faits sont faits pour tout le monde, et non pas contre les délinquants. Il me semble que Solon, jadis, avait déjà dit quelque chose de semblable.

Je n’ai pas changé d’avis. Pourquoi cacher ? Que ceux qui ont quelque chose à cacher protestent. Là encore, il faut qu’une lumière me manque : je ne vois aucun inconvénient à ce que mon fichier fiscal, mon fichier de Sécurité sociale et chacun des dizaines de fichiers à mon nom existant dans le monde et même communiqués à qui voudra, soient interconnectés. Et alors ? Pourquoi pas ?

Bien sûr, ce fichier unique devient un appareil répressif dans les mains d’un État totalitaire. Un des chapitres les plus intéressants du rapport d’ailleurs est la liste des États où l’on s’est inquiété des dangers supposés de l’informatique, et la partie la plus intéressante de cette liste, ce sont ses lacunes : on n’y trouve aucun pays communiste. Cela signifie sûrement qu’aucun pays communiste ne redoute de demeurer, par exemple, stalinien, et s’il y a une autre explication, M. Marchais ne manquera pas de nous la donner dans sa campagne pour les libertés.

Il me semble que l’existence d’un fichier interconnecté, qui effraie tant les juristes occidentaux, naît d’une conception malveillante de l’État. Mais, dit Georges Vedel, l’État peut devenir mauvais et alors quelle garantie a-t-on contre un usage mauvais du fichier interconnecté ? Réponse : une garantie exactement égale au poids des lois, entre les mains d’un Etat mauvais, c’est-à-dire nulle3.

Si je vais au fond de cette idée, voici ce que j’y trouve : que jusqu’ici, en Occident, la démocratie, c’est quelque chose dont on profite en toute occasion sans en vouloir jamais payer le prix ; que le particulier trouve normal, d’une part, de tricher avec la collectivité et, d’autre part, en toute occasion, d’en exiger son dû : que nul ne se croit tenu envers l’État aux vertus qu’il exige de lui (et ici je pourrais rappeler certains propos de Montesquieu, de Saint-Just et de plusieurs orateurs de l’antiquité) ; que la démocratie occidentale crève de n’être rien de plus qu’une impuissante vache à lait. Mais je voudrais être plus précis en rappelant ce que les Anglais ont parfois appelé le problème des parties communes.

Notre système de vie en commun est tel (et cela est vrai aussi bien en URSS qu’en Occident, car les causes en sont techniques) qu’on voit très bien ce qu’on gagne à « carotter » l’État, et très mal la dégradation qui en résulte : l’intérêt dans chaque « carottage » est immédiat et substantiel, la perte en est infinitésimale et répartie sur tous les citoyens. Les « parties communes » ne bénéficient d’aucun système de défense direct, instantanément perçu par le citoyen. C’est en quoi Montesquieu disait que la démocratie exige la vertu du citoyen.

Eh bien, l’informatique appliquée à l’État, c’est la fin de cette situation. Mais, encore une fois, l’État peut devenir mauvais. Quelle hypocrisie, quand déjà on le traite systématiquement comme s’il était mauvais, tout en exigeant de lui, à force de lois, qu’il agisse envers nous comme s’il était bon ! Si l’on savait que les « parties communes » ont un moyen de réplique immédiat et infaillible, comme on se mettrait soudain à les respecter ! Comme on aurait à cœur que leur organisation soit démocratique ! Comme on se mettrait soudain à défendre et à aimer une démocratie toujours susceptible, si l’on n’y prend garde, de tourner à la tyrannie !4

Le débat sur l’informatique dans l’État ne fait que commencer, car il ne faudra pas longtemps pour que les faits montrent ce qu’il y a de dérisoire dans la prétention des juristes à parler d’une technique qu’ils ignorent et qui, comme toute technique, se développe hors du contrôle des hommes, selon ses lois propres. L’État informatisé est inévitable, ce qui ne veut pas dire que l’État que nous connaissons s’informatisera. Peut-être disparaîtra-t-il dans le désintérêt général, cependant que s’instaurera un état de fait né de la technique et tendant à s’y substituer.

Quand je lis dans le rapport dont il est question ici que « les spécialistes consultés n’ont pas montré un grand intérêt », vraiment je trouve qu’il y a de quoi mourir de rire. En réalité, l’informatique constitue la trouvaille technique la plus importante du point de vue social depuis l’invention du feu, qu’elle dépasse même en portée : c’est le système nerveux de la collectivité humaine qui est en train de naître5.

Aimé MICHEL

(a) L’Informatique, CAL, Paris.

(*) Chronique n° 226 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1511 – 28 Novembre 1975

Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 27 août 2012

  1. En mars 1974, dans un article intitulé SAFARI ou la chasse aux Français, le Monde révéla l’existence du projet SAFARI (Système automatisé pour les fichiers administratifs et le répertoire des individus) qui visait à interconnecter tous les fichiers de l’administration française via le numéro INSEE (plus connu sous le nom de numéro de la Sécurité sociale). L’opinion y vit une tentative de fichage général de la population et s’en émut. Pour répondre à ces inquiétudes le gouvernement créa une commission « Informatique et Libertés ». Son objectif était de fixer des règles pour que le développement de l’informatique se fasse dans le respect des libertés publiques et individuelles et de la vie privée des citoyens. La principale conclusion de cette commission, fut de proposer la création d’une autorité administrative indépendante, ce qui fut fait en janvier 1978 sous le nom de Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Elle était (et est toujours) chargée de surveiller les fichiers informatisés publics et privés, de tenir leur liste à jour et de la publier. Les administrations qui souhaitent créer de tels fichiers sont tenues de consulter la commission. Toute personne qui souhaite connaître les données informatisées la concernant peut la saisir et faire corriger ces informations si elles sont inexactes. La France était ainsi le quatrième pays à se doter d’une telle autorité, après l’Allemagne en 1971, la Suède en 1973 et les États-Unis en 1974.

    Quelques affaires récentes dont la presse s’est fait l’écho illustrent le rôle de la CNIL.

    En 2008, la Direction Centrale de la Sécurité Publique (DCSP), qui dépend du Ministère de l’Intérieur et résulte, comme la DCRI, de la réorganisation des Renseignements Généraux, ambitionne de créer le fichier EDVIGE (Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale). La CNIL demande et obtient que le projet soit rendu public. En juin 2008, un décret est publié qui précise que ce fichier a pour finalité « d’informer le Gouvernement et les représentants de l’État dans les départements et collectivités » et plus précisément : « 1. De centraliser et d’analyser les informations relatives aux personnes physiques ou morales ayant sollicité, exercé ou exerçant un mandat politique, syndical ou économique ou qui jouent un rôle institutionnel, économique, social ou religieux significatif, sous condition que ces informations soient nécessaires au Gouvernement ou à ses représentants pour l’exercice de leurs responsabilités ; 2. De centraliser et d’analyser les informations relatives aux individus, groupes, organisations et personnes morales qui, en raison de leur activité individuelle ou collective, sont susceptibles de porter atteinte à l’ordre public (…) ». Le type de données pouvant être collectées (santé, sexualité, personnalité, mineurs dès 13 ans susceptibles de troubler l’ordre public) suscitent un tollé. Alex Türk, président de la CNIL, critique la possibilité de ficher les mineurs de plus de 13 ans et y voit un excès de fichage. Le Syndicat de la Magistrature dénonce « un mode de recensement des populations particulièrement attentatoire aux libertés et au respect de la vie privée » et considère que « EDVIGE pourra avoir vocation à se prémunir contre toute forme d’opposition » (http://www.syndicat-magistrature.org/IMG/pdf/edvige.pdf). Pour Hélène Franco, secrétaire générale de ce syndicat, déclare même que la France est « la seule démocratie en Europe où il existe une police politique » (Libération, 3 septembre 2008). Les organisations de défense des droits des homosexuels et de lutte contre le sida, inquiètes de la possibilité de collecter des informations sur les origines ethniques, la santé et la vie sexuelle des personnes, saisissent la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE). Plusieurs recours sont portés devant le Conseil d’État. Une pétition contre le fichier mise en place sur internet rassemble plus de 200 000 signatures dont celles de syndicats et de partis politiques. Suite à ces protestations, un nouveau décret est publié en novembre qui retire celui de juin. EDVIGE est remplacé par EDVIRSP (Exploitation documentation et valorisation de l’information relative à la sécurité publique). Cette nouvelle mouture du fichier exclut désormais le recueil de données concernant la santé ou la vie sexuelle ainsi que le fichage de personnalités exerçant un mandat ou jouant un rôle institutionnel, économique, social ou religieux « significatif ». (Voir l’article « Fichage en France » de Wikipédia).

    Une autre affaire relevant de l’autorité de la CNIL éclate le 28 décembre 2011 lorsque la presse révèle que des journalistes du groupe Crédit mutuel-CIC ont eu accès, depuis leurs postes informatiques, à des données confidentielles concernant des milliers de clients des banques du même groupe (relevés d’identité bancaire, contrats d’assurance, courriels privés, conseils fiscaux, transactions ou achats de titres…). Dès le lendemain, la CNIL procède à un contrôle auprès d’une filiale du groupe, la société Euro Information, qui gère le système d’information du groupe Crédit mutuel – CIC. Ce contrôle montre que tous les salariés du groupe, banques et sociétés de presse confondus (85 000 personnes), disposent d’une messagerie mutualisée et que des données confidentielles sont contenues dans des dossiers publics accessibles à tous les salariés figurant dans l’annuaire du groupe. Plus d’un million de documents couverts par le secret bancaire se révèlent ainsi potentiellement accessibles. La CNIL estime que le défaut de sécurisation de ces données sensibles est « imputable à la seule déficience de la société dans la configuration des dossiers publics de la messagerie » et qu’il résulte du choix délibéré de mutualiser la messagerie de salariés appartenant à des branches distinctes (presse et banque) qui ne doivent pas avoir accès aux mêmes informations. En conséquence, elle adresse un avertissement à la société Euro Information pour avoir violé un article de la loi Informatique et Libertés qui fait obligation de garantir la sécurité et la confidentialité des données traitées (http://www.cnil.fr/la-cnil/actualite/article/article/defaut-de-securite-de-donnees-confidentielles-avertissement-pour-la-filiale-euro-information).

    D’autres interventions, bien que de moindre ampleur, sont révélatrices des activités de la commission et des attentes de la société. En décembre 2008, la CNIL impose 30 000 euros d’amende à un centre commercial qui filmait ses employés sans les avertir et mettait sur liste noire certains clients de son espace garage avec des mentions du genre : « ne pas réparer, client à problème », ou « personne de mauvaise foi », ou encore « attention, le monsieur est policier ». Dans une autre entreprise, des salariés se plaignent de la vidéosurveillance par des caméras pointés sur la porte des toilettes ! Pour la CNIL, des espaces hors caméra doivent être prévus dans les entreprises, afin de garantir le droit de passer inaperçu.

  2. Aimé Michel effectua ce voyage en train en août 1947, en passant par la zone américaine en Allemagne puis par Copenhague. J’ignore le motif de ce voyage.
  3. Cette crainte anticipée du mauvais usage des fichiers informatiques par un état totalitaire semble présente dans l’esprit de beaucoup, y compris dans celui du président de la CNIL. Dans un article de presse dont j’ai perdu la référence on lit : « Petite structure dans un monde qui s’emplit de fichiers, la CNIL tient plus du guide que du gendarme. Dans la lutte contre la fraude, elle rappelle notamment aux ministères que le recoupement des fichiers, si tentant soit-il, est aussi, selon Alex Türk, un “risque démocratique majeur”. L’éternelle crainte du Big Brother, où derrière un numéro administratif unifié, l’État pourrait tout savoir de nous. » Pourtant la remarque d’Aimé Michel est de bon sens : entre les mains d’un état totalitaire l’interconnexion de tous les fichiers disponibles ne serait qu’une affaire de mois, voire de semaines. Sans parler, bien entendu, de la surveillance automatisée de toutes les conversations téléphoniques et de tous les messages échangés par internet. Les techniques nécessaires sont disponibles : la surveillance d’internet est, on le sait, opérationnelle dans des pays comme la Chine et la Syrie.
  4. « On voit très bien ce qu’on gagne à “carotter” l’État, et très mal la dégradation qui en résulte : l’intérêt dans chaque “carottage” est immédiat et substantiel, la perte en est infinitésimale et répartie sur tous les citoyens ». Cette remarque est de grande portée. Elle explique sans doute aussi pourquoi on a parfois l’impression que la justice protège davantage les coupables que leurs victimes : c’est que l’erreur judiciaire est beaucoup plus grave pour l’individu que pour la société.

    Sur la criminalité et la délinquance, voir la chronique n° 205, Sociologie du crime (La violence s’est-elle aggravée ?), parue ici le 07.11.2011.

  5. En y voyant « la trouvaille technique la plus importante du point de vue social depuis l’invention du feu » et « le système nerveux de la collectivité humaine en train de naître », Aimé Michel montre qu’il avait bien perçu ce que promettait le développement de l’informatique. Il en avait une vision précise, comme on peut le voir dans sa chronique n° 97, de juin 1972, Quand la machine nous apprend a penser (La naissance du traitement de texte, d’Internet et des moteurs de recherche), parue ici le 06.02.2012, ainsi que dans des articles de la revue Planète dès les années 60.