Alexandre Romanovich Luria, le plus célèbre des psychologues russes, professeur à l’Université de Moscou, vient de publier en français un livre qui donne à réfléchir (a). On verra en quoi tout à l’heure. Résumons-en d’abord le contenu.
L’objet de ce livre est un homme, un seul, que Luria étudie depuis un demi-siècle. Cet homme s’appelle Veniamin. Il est ce que le professeur Robert Tocquet a baptisé un « homme phénomène » (b). Sa spécialité, c’est la mémoire. Veniamin enregistre tout et se rappelle tout.
Par exemple, il considère pendant trois minutes un tableau de quatre colonnes de 13 chiffres chacune, puis répond à toutes les questions imaginables concernant ce tableau. Naturellement, il se rappelle tous les chiffres dans leur ordre (énoncés en quarante secondes) ; mais il donne, en trente secondes, tous les chiffres placés sur les diagonales de chaque partie du tableau constituant un carré; en cinquante secondes, tous les chiffres situés au bord du tableau; en cinquante secondes, il énonce le nombre que forment les 52 chiffres du tableau. Bien entendu aussi, il peut également donner les chiffres à l’envers, ou choisir ceux de rang impair, ou de rang multiple de trois.
Veniamin est bien embêté
Ces performances donnent une idée de la capacité de fixation de Veniamin. Quant à la fidélité de cette mémoire fabuleuse, elle semble n’avoir de limites que la vie de Veniamin : par exemple, des listes considérées une fois pendant quelques minutes étaient restituées sans erreur quinze ans plus tard.
La mémoire de Veniamin semble être une forme de son imagination, ou inversement. Il visualise tous les signes reçus et mémorise toutes les images perçues.
– Par exemple, rapporte-t-il lui-même, quand on me dit que Untel était adossé à un arbre, je vois aussitôt l’homme dans tous ses détails, avec un costume bleu foncé, appuyé contre un tilleul, dans une forêt. Mais la suite de la phrase est : “Adossé à un arbre, il examine la vitrine d’un magasin”, et soudain je dois tout rétablir ; il n’est donc pas dans une forêt, mais en ville », etc.
La lecture lui est pénible à cause de sa trop vive susceptibilité aux signes délivrés un à un par le langage. De même la communication parlée, autour de laquelle sa vision des choses évoquées brode à mesure mille images d’une absolue précision, mais démenties aussitôt par la suite du discours. En somme, avec son extraordinaire cerveau, Veniamin est bien embêté. Luria a eu l’intelligence de ne pas considérer cet embarras comme la preuve d’une pathologie. Son livre est un long procès-verbal modeste et empirique, qui laisse entier le problème posé par l’homme phénomène 1. Cette prudence a jusqu’ici fait défaut aux commentateurs de son étude, qui considèrent allègrement Veniamin comme une sorte d’infirme. Que l’on me permette ici de rapprocher l’homme phénomène russe de quelques sujets que j’ai moi-même étudiés en France et qui m’ont, comme Luria, incliné à beaucoup de modestie dans mon diagnostic.
Paul Lidoreau, mort à Paris il y a quelques années, avait comme Veniamin une mémoire absolue, mais seulement pour les chiffres 2. Par exemple, il apprit la table des logarithmes par cœur au prix de quelques minutes d’exercice par jour, pendant quelques semaines. Ou encore, il tenait de tête la comptabilité de son entreprise (il était petit industriel), c’est-à-dire celle d’une soixantaine d’employés, du fisc, de la Sécurité sociale, des assurances, des clients, etc.
Car, à la différence de Veniamin, Lidoreau était aussi calculateur. C’est-à-dire qu’il faisait de tête, et quasi instantanément, les opérations les plus compliquées, comme par exemple multiplier 384 971 062 384 par 401 781 334 971, ou donner la racine carrée (ou cubique, ou quatrième), d’un nombre de 18 chiffres.
J’ai été frappé de voir chez Veniamin exactement le même incompréhensible procédé de mémorisation qu’avait Lidoreau : il dépose ses chiffres dans un paysage comme on y déposerait des objets, assuré de les y retrouver à volonté. J’ai été frappé également de voir que Veniamin est embarrassé de ses dons comme Lidoreau fut pendant longtemps encombré par les dizaines de milliers de chiffres des logarithmes qu’il avait inconsidérément appris par cœur : « Si j’avais réfléchi avant de les apprendre, disait-il, j’aurais pris garde au fait que les logarithmes ont été inventés pour des gens incapables de calculer de tête, et qu’ils ne donnent que des résultats avec quelques décimales là où moi je peux les calculer aussi approchés que je veux. »
Si Lidoreau était un infirme mental, son infirmité était bien pratique. C’était l’infirmité de l’oiseau incapable de ramper comme une limace. C’était l’infirmité d’Euler, de Gauss, d’Ampère, d’Arago, de Whately, de Klein, de Ramanujan et d’une foule de grands hommes qui, eux aussi, faisaient (ou font, car Klein est un physicien du CERN) tous leurs calculs de tête (b).
Mais Lidoreau était très content
Il est étrange que les psychologues s’intéressent tant à l’exceptionnel par pathologie, et si peu à l’exceptionnel par surnormalité. Et c’est cela qui donne à réfléchir. Il existe en France, actuellement, un nombre non négligeable de calculateurs tout à fait remarquables, dont le plus doué est Maurice Dagbert 3 . Qui les étudie ? Personne 4. Mes conversations avec Lidoreau m’ont amené à me demander si le don du calcul ne résulterait pas simplement d’une découverte précoce des possibilités de la mémoire et de l’intelligence des chiffres par l’enfant, vers 3 ou 4 ans, découverte faite par hasard et accompagnée d’une sorte d’illumination intérieure soudaine.
S’il en était ainsi, ne serait-il pas extraordinairement avantageux d’élucider le mécanisme de cette découverte et d’en établir la pédagogie ? Quelle transformation de notre vie si nous pouvions utiliser notre cerveau comme un ordinateur ! Et quelle chance providentielle de dominer mieux la machine envahissante !
D’autres propos de Lidoreau, ainsi que des cas comme ceux de Prolongeau ou de la famille Diamandi posent la question du don héréditaire, génétique. Si c’était là la vraie explication, cela signifierait que l’espèce humaine est en train d’évoluer encore du point de vue psychique, et qu’un ou des gènes de surhumanité (si la surhumanité est une question d’intelligence 5) errent dans notre patrimoine génétique collectif. Et l’on peut penser, ma foi, que l’homme n’aurait pas grand-chose à perdre à devenir un peu plus intelligent qu’il n’est.
Aimé MICHEL
(a) A.-R. Luria : Une prodigieuse mémoire (Éditions Delachaux et Niestlé, 1971).
(b) Robert Tocquet : Les hommes phénomènes (Les Productions de Paris, 1961).
Les Notes de (1) à (5) sont de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 64 parue dans F.C. – N° 1302 – 26 novembre 1971. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 7 « Psychologie humaine », pp. 203-205.
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Rappel :
Deux livres qu’il faut absolument faire connaître :
Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
Aimé Michel, « L’apocalypse molle ». Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Éditions Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).
À payer par chèque à l’ordre des Éditions Aldane,
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- Le livre consacré par Alexandre Louria (1902-1977) à Veniamin (Benjamin) est un classique captivant et profondément intriguant. Il présente l’étude, poursuivie pendant plus de trente ans, d’un homme doté d’une mémoire extraordinaire, Solomon Veniaminovitch Cherechevski (1886-1958 ?). Il en résulte un tableau contrasté qui éclaire de nombreux aspects de cette aptitude et de ses répercussions sur la personnalité mais révèle aussi des limites inattendues et des inconvénients d’importance.
Voici tout d’abord un résumé des observations faites par Louria sur la mémoire elle-même. « Nous avons raconté à peu près tout ce que nous avons pu découvrir sur l’étonnante mémoire de Vienamin à l’aide de nos expériences et de nos entretiens. Elle est devenue pour nous parfaitement claire, tout en restant aussi difficile à comprendre. Nous avons appris que pour la fixation mnésique de chiffres ‒ l’opération la plus facile, aux dires de Veniamin lui-même ‒ la mémoire visuelle spontanée lui suffisait ; que pour la fixation de mots il faisait appel à la mémoire par images ; que la mémorisation des sons ou de groupes de sons sans signification l’incitait à recourir au procédé le plus élémentaire, celui de la mémorisation synesthésique ou “codage en images”, procédé qu’il avait perfectionné durant sa carrière de mnémoniste. Et pourtant, nous savons si peu de chose de cette remarquable mémoire ! En effet, comment expliquer cette permanence des images que Vienamin était capable de garder en mémoire pendant de longues années ? Comment se faisait-il que les centaines et les milliers de listes mémorisées ne s’inhibent pas mutuellement et que Vienamin pouvait, à son choix, rappeler n’importe laquelle, même à 10, 12 ou 17 ans de distance ? D’où vient cette stabilité indélébile des traces ?
Nous avons déjà dit que les lois connues de la mémoire ne pouvaient s’appliquer à Veniamin. Les traces d’une excitation n’inhibent pas celles d’une autre : elles ne présentent aucun signe d’extinction et ne perdent rien de leur sélectivité ; on n’aperçoit pas chez Vienamin de limites quant à l’étendue et à la durée de sa mémoire, pas plus que d’affaiblissement des traces par suite de leur ancienneté ; on ne trouve pas ce “facteur des limites” qui permet à chacun de nous de mieux se rappeler les premiers et les derniers éléments d’une série que ceux du milieu ; on ne peut davantage découvrir le phénomène de réminiscence, c’est-à-dire la réapparition, après un bref repos, des traces qui semblaient disparues. (…) [S]a mémorisation semblerait obéir aux lois de la perception et de l’attention plutôt qu’aux lois de la mémoire : il ne peut reproduire un mot qu’il a mal “vu” ou dont son attention a été détournée (…) » (pp. 53-54).
Et pourtant cette mémoire n’est pas universelle. « Vienamin se plaignait souvent de sa… mauvaise mémoire des visages “Ils sont tellement inconstants, disait-il, ils varient selon la disposition d’esprit au moment de la rencontre ; ils changent constamment de couleur, se brouillent, et il devient difficile de se les rappeler.” » (pp. 55-56). Il éprouve également des difficultés à se souvenir de textes assez longs. « Chaque mot fait naître une image, elles se bousculent, c’est un véritable chaos (…) Je vois tous les détails, alors que je dois les rejeter, ils sont inutiles (…) Et ça m’oblige à tirer un grand rideau pour cacher tout ce qui est inutile, pour m’empêcher de voir les détails… » (pp. 56-57). « La question qui le tracasse le plus c’est : comment apprendre à oublier ? » Il apprend d’abord à éliminer les détails superflus, puis, de manière beaucoup plus ardue, après bien des essais infructueux, il trouve le moyen d’effacer les images de sa mémoire : en le voulant, tout simplement. Louria avoue ne pas comprendre cette technique d’oubli « dont les mécanismes nous restent obscurs à ce jour encore » (p. 61).
Comme le souligne Aimé Michel, le cas de Vienamin ne paraît pas unique. Un de mes collègues physicien m’a confié récemment qu’il avait eu deux étudiants dotés d’une mémoire semblable. L’un d’eux, un Normalien de la rue d’Ulm, avait mis au point des méthodes de travail lui permettant de sélectionner et d’oublier. Ainsi, en travaillant sur un bureau bien rangé, dépourvu de toute source de distraction, il parvenait à se focaliser sur la seule tâche en cours. Il faut croire que ses méthodes étaient efficaces puisqu’elles lui permirent de réussir de brillantes études. Cela confirme, s’il en était besoin, la remarque d’Aimé Michel que ces extraordinaires capacités ne doivent pas être considérées comme pathologiques mais qu’elles ne sont pas non plus un don gratuit : il faut apprendre à les maîtriser. Remarque qui conduit naturellement à une méditation sur l’inachèvement de l’homme (voir par exemple la chronique n° 12, Les enfants-loups du Pakistan, parue ici le 13.04.2009).
Mentionnons au passage la nouvelle de Jorge Luis Borges (1899-1986) « Funes ou la mémoire » écrite en 1942 et qui fait aujourd’hui partie du recueil Fictions. Ce chef d’œuvre littéraire conte l’histoire d’un jeune homme, Irénée Funes, qui jouit et souffre d’une mémoire absolue. « Ce qu’il avait pensé une seule fois ne pouvait plus s’effacer de sa mémoire. » En contrepartie, Funes « était presque incapable d’idées générales, platoniques. Non seulement il lui était difficile de comprendre que le symbole générique chien embrassât tant d’individus dissemblables et de formes diverses ; cela le gênait que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) eût le même nom que le chien de trois heures un quart (vu de face). » (trad. par P. Verdevoye, Folio n° 614, pp. 109-118).
- Paul Lidoreau est mort en 1964. Aimé Michel lui consacra un court article dans Planète n° 17 (juillet-août 1964, pp. 141-142). « Jacques Mousseau et moi-même l’avons bien connu j’ajouterai que nous l’avons aimé et que sa disparition nous bouleverse. Quelque chose émanait de cet homme à la voix puissante, au visage calme et haut en couleur, quelque chose qui devait bien avoir une réalité physique, puisque Lidoreau était aussi un charmeur d’oiseaux. Sa famille et ses proches ont, en maintes fois, eu l’occasion d’observer autour de lui des prodiges que la légende dorée attribue à François d’Assisse : les oiseaux entraient dans sa chambre ou bien volaient autour de lui dans la campagne. Les esprits forts se sont jusqu’ici débarrassés du don des calculateurs prodiges en le reléguant dans une vague pathologie de la pensée. Mais nul homme n’était plus sain, plus équilibré, plus net de tout dérangement que Paul Lidoreau. (…) L’aspect le plus troublant du don de Paul Lidoreau était son impuissance à l’expliquer. Il n’y voyait nul mystère. Mais ses tentatives d’explication se perdaient dans la métaphore, comme s’il n’avait rien trouvé dans notre univers mental qui permît le moindre début de généralisation. (…) [S]a foudroyante rapidité ne résultait nullement d’une accélération des processus mentaux qui nous sont familiers, et c’était là, je crois, le nœud du problème posé par son type de pensée. Quand il utilisait les processus arithmétiques ordinaires, il était aussi empêtré et malhabile que n’importe quel homme intelligent (…). Paul Lidoreau est mort en emportant dans la tombe le secret de son fabuleux cerveau. Ce secret, il désirait passionnément que de plus savants l’aident à l’élucider. Mais la science ne s’est pas intéressée à lui, malgré nos vains efforts pour le faire examiner par les laboratoires qui en avaient les moyens. Et ce cerveau exceptionnel a cessé de penser. Pour nous, qui l’avons connu et qui penserons toujours à lui avec infiniment de respect et d’amitié, il restera la personnification de l’occasion manquée. »
- Maurice Dagbert, né en 1913, abandonna l’école à 11 ans, décourage par ses mauvaise notes en calcul : il donnait la solution des problèmes sans effectuer de calculs ; l’instituteur pensait qu’il trichait et lui administrait des zéros et des punitions ! « [U]n jour de 1930, depuis la fosse d’orchestre, il assista à la représentation du fameux calculateur Inaudi, d’origine italienne, qui avait alors 63 ans (…). Maurice Dagbert se précipita dans les coulisses et frappa à la porte de la loge du célèbre mathématicien. Avec l’impétuosité de ses 17 ans, il se présenta comme un confrère et lui avoua sans complexe qu’il avait fait de tête les mêmes calculs que lui durant son numéro, aussi vite sinon plus rapidement. Inaudi, sceptique, lui posa quelques problèmes dont il donna instantanément la réponse. Comme un champion qui rencontre un adversaire à sa taille, Inaudi tenta l’estocade : “En supposant que les heures ne contiennent que 37 minutes 1/2 et que chaque minutes comprenne 96 secondes, combien y a-t-il de secondes dans 24 ans, compte tenu des années bissextiles ?ˮ. La réponse tomba, exacte, comme un couperet : “Il y en aurait 757 382 400ˮ. Entraînant Dagbert par le bras Inaudi partit pour une longue promenade dans les rues désertes de Calais où, jusqu’à l’aube, ils jonglèrent avec les binômes, racines et décimales.
Deux cerveaux extraordinaires s’étaient rencontrés et avaient mutuellement trouvé l’interlocuteur qui, jusqu’alors, leur avait fait défaut. » Il fit par la suite une belle carrière de music-hall. (Maurice Saltano, Maurice Dagbert, le cerveau calculateur, arcanemagazine.free.fr ; M. Saltano, historien de la magie et du music-hall, fut un prestidigitateur célèbre dans les années 50 et travailla avec M. Dagbert).
Jacques Inaudi (né en 1867 dans le Piémont) fut étudié par Camille Flammarion et Paul Broca (qui nota que sa tête était très grande et de forme irrégulière), puis plus tard, en 1892, par un comité de l’Académie comprenant Darboux, Poincaré, Tisserant et Charcot. Alfred Binet montra qu’Inaudi était du genre « auditif » (« J’entends une voix qui calcule » disait-il) et que sa mémoire était très spécialisée : il pouvait se rappeler des centaines de chiffres mais était incapable de répéter plus de 5 ou 6 lettres prises au hasard ou deux lignes de vers ou de prose. Par contre il pouvait soutenir une conversation tout en résolvant un problème de tête (Alfred Binet, Psychologie des grands calculateurs et joueurs d’échecs, Hachette, Paris, 1894 ; texte disponible sur www.archive.org de Google).
Maurice Dagbert fit également l’objet d’une étude de Gaston Fayet, Jean Chazy et Joseph Peres publié dans les Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des Sciences (vol. 220). Cet examen montra que les pouvoirs de calcul de Dagbert étaient comparables à ceux d’Inaudi.Robert Tocquet dans son livre 2 + 2 = 4 (Pierre Amiot, 1957) relève quatre traits psychologiques communs aux calculateurs prodiges.
1/ Il semble que leur don n’est pas héréditaire, les seules exceptions connues étant Bidder et Periclès Diamandi (né en 1868, également étudié par Charcot et Binet) : le premier transmis ses dons à ses fils et petits-fils, tandis que le second avait un frère et une sœur ayant les mêmes aptitudes que lui (Louria note, p. 55, que les parents et un neveu de Vienamin avaient aussi une mémoire remarquable).
2/ Leur don ressemble à une « génération spontanée » (l’expression est de Binet) : il s’est développé sans aide extérieure.
3/ Il a été précoce. Par exemple, on rapporte que Gauss n’avait que trois ans lorsqu’il s’écria « Père vous vous êtes trompé. Voici le total ! » alors que son père payait ses ouvriers : on refit les comptes et on constata que l’enfant avait raison. De semblables anecdotes sont rapportés pour Ampère (qui perdit ce don) et Arago.
4/ Les calculateurs prodiges ont en général une mémoire exceptionnelle des nombres (Paul Lidoreau est une exception de ce point de vue). Elle est généralement visuelle mais peut être aussi auditive, tactile ou motrice.
Ainsi Dagbert informa les académiciens qu’il mémorisait les chiffres à l’aide d’images extrêmement vives qu’il obtenait en fermant les yeux ou en fixant un objet blanc, par exemple le plafond de la salle. Ils voyaient les chiffres apparaître à mesure qu’ils lui étaient annoncés comme s’il les avait écrits lui-même sur un tableau noir. Ses images mentales étaient moins nettes avec des chiffres rouges sur fond bleu et moins encore avec des chiffres jaunes sur fond vert. Tocquet rapproche ces capacités de calcul de l’illumination soudaine décrite par les poètes, les philosophes et les scientifiques. Frederic Myers y voyait des exemples d’activité du moi subliminal (voir la chronique n° 101, Entre Hegel et Groucho Marx, parue ici le 14.6.2010) que Maurice Maeterlinck appelait plus poétiquement « l’hôte inconnu ».
- Ce n’est plus vrai aujourd’hui. Il y a d’abord les travaux de S.B. Smith, notamment son livre The great mental calculators: The psychology, methods, and lives of calculating prodigies, past and present (Columbia University Press, NewYork, 1983) dans lequel il étudie la biographie de 41 calculateurs prodiges des XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Il confirme en gros les remarques de Robert Tocquet (voir note ci-dessus).
Surtout, un calculateur prodige, Rüdiger Gamm, né en 1971 en Allemagne, a fait l’objet d’une étude par une équipe de Caen dirigée par le Pr Bernard Mazoyer. Cette équipe a mesuré le débit sanguin cérébral de R. Gamm par tomographie à émission de positons ce qui lui a permis d’identifier les réseaux neuronaux activés lors des calculs (Pesenti et al., Nature Neuroscience, 4: 103-107, 2001). Elle a montré que les mêmes aires pariétales et frontales étaient activées que chez les calculateurs communs. Cependant elle a aussi trouvé une activation des aires préfrontales droite et temporale interne qui ne sont pas recrutées par les calculateurs communs et qui correspondent aux aires de la mémoire épisodique à long terme (mémoire des événements personnellement vécus situés dans leur contexte spatial et temporel ; sur les mémoires à court et long termes, voir la chronique n° 14, Matière et mémoire 1971, parue ici le 3 septembre 2009).
Cette équipe obtenait ainsi une remarquable confirmation expérimentale d’une hypothèse proposée par le psychologue K.A. Ericsson (Psychol. Rev, 102: 211-245, 1995) visant à expliquer les performances des serveurs, joueurs d’échec et mnémonistes professionnels. Ces experts peuvent retenir les commandes d’une dizaine de clients, la succession des déplacements des pièces sur l’échiquier ou une liste de plusieurs dizaines de mots, alors qu’en général nous ne pouvons retenir que 7 ± 2 éléments (chiffres, lettres, mots) non reliés et pendant quelques secondes seulement dans la mémoire de travail à court terme. Selon Ericsson, les experts seraient eux capables de transférer rapidement des informations dans la mémoire à long terme, plus lente mais sans limites connues et peu sensible aux interférences. Ils développeraient pour cela des procédures d’indiçage efficaces afin de contrecarrer la lenteur des processus d’encodage et de récupération des informations de leur mémoire à long terme. C’est un avantage certain puisque la mémoire épisodique a une capacité de stockage illimitée, alors que la mémoire de travail à court terme, utilisée par les calculateurs communs pour résoudre un calcul mental, a une capacité très limitée. Ainsi, ce travail démontre que « l’expertise en calcul n’est pas simplement due à une augmentation de l’activité des régions présentes également chez des calculateurs non-experts, mais qu’elle repose sur des aires cérébrales différentes sous-tendant l’utilisation de stratégies de résolution radicalement différentes. » C’est une confirmation de l’opinion d’A. Michel pour qui la rapidité de calcul de P. Lidoreau « ne résultait nullement d’une accélération des processus mentaux qui nous sont familiers ».
- L’incise « si la surhumanité est une question d’intelligence » mérite d’être relevée car Aimé Michel en doute. Nous avons déjà évoqué cette question dans la chronique n° 50, La troublante loi de Good, sur l’intelligence des machines susceptible d’échapper à la nôtre (parue ici le 6.12.2010) et nous y reviendrons.