L’HOMME N’EXISTERAIT PAS ? - France Catholique
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L’HOMME N’EXISTERAIT PAS ?

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En 1930, Paul Langevin et Henri Roger fondaient l’Union rationaliste « pour défendre et répandre dans le grand public l’esprit et les méthodes de la science. »

J’ignore si l’Union rationaliste existe encore, et si oui, ce qu’elle fait1. Les fausses sciences, en tout cas, ne se sont jamais si bien portées. Par fausses sciences j’entends, non pas tellement les superstitions populaires, magies, talismans et porte-bonheur qui continuent de fleurir au temps de la fusée spatiale comme elles faisaient déjà du temps de Cicéron (qui les brocardait, bien que lui-même augure officiel2), que les vraies fausses sciences, si je puis dire, les systèmes aberrants parés des plumes de la science, bien plus dangereux parce qu’ils font prendre pour de la science ce qui ne l’est pas.

Je lisais récemment, dans le plus grave de nos journaux, cette phrase : « Puisqu’il s’avère que l’homme n’existe pas, qu’il n’est qu’une structure socio-culturelle, un produit de l’histoire… » Il s’avère ? Comment diable s’avère-t-il ? Par qui donc, par quelles expériences une chose aussi énorme que l’inexistence de l’homme a-t-elle été démontrée ? Et d’abord, qu’est-ce que cela veut dire, l’inexistence de l’homme ? Qui pourra nous l’expliquer ?3

Réfléchir tout seul

L’homme n’existe pas. Bon. Cela dit, voici une histoire authentique montrant les curieux effets que peut produire parfois cet être inexistant.

En 1940, après la débâcle, un jeune physicien de Strasbourg annexée par les Allemands cherchait un laboratoire disposé à l’accueillir. Âgé de trente-six ans, il s’était fait remarquer au cours des années précédentes par quelques publications très austères sur les propriétés magnétiques des corps.

– Où aller ? me racontait-il récemment. J’avais à la Faculté des Sciences de Grenoble un copain qui me dit : « Viens à Grenoble ». J’allai à Grenoble. Là, pendant quatre ans, j’eus une chance extraordinaire : je pus travailler et réfléchir tout seul, sans aucune publication étrangère, sans congrès, sans la moindre rencontre avec aucun de mes collègues spécialisés comme moi dans le magnétisme. C’est pendant ces quatre ans de solitude que j’ai fait toutes mes découvertes.

Il s’appelait Louis Néel. Pour ses découvertes, on lui attribua le Prix Nobel. Il n’y a en France, actuellement, que trois Prix Nobel de physique : Louis de Broglie (l’inventeur de la mécanique ondulatoire), Alfred Kastler (à qui l’on doit le laser) et Louis Néel, la plus haute autorité mondiale en matière de magnétisme4.

Donc, en 1940, Néel avait à Grenoble un copain, et c’est à Grenoble qu’il alla.

J’ai bien connu Grenoble en 1940 : j’y faisais ma deuxième année de faculté. Les études scientifiques y étaient bonnes, mais ordinaires, peut-être un peu au-dessus de l’ordinaire en électricité. Rien de particulier ne prédestinait la ville de Stendhal à une envolée scientifique exceptionnelle. Mais Néel y arrive, y fait ses découvertes. Son laboratoire du magnétisme prend du prestige, on vient y étudier de tous les coins du monde.

Autour de ce laboratoire naissent d’autres laboratoires, un Centre d’études nucléaires, une pile atomique. Le magnétisme, l’atome, cela a des prolongements technologiques. L’industrie s’y met. Le 15 juillet dernier, les ministres de la science de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne y étaient reçus par Néel et signaient un accord prévoyant des dépenses de recherche de plusieurs dizaines de milliards anciens. Une partie de l’avenir énergétique de l’Europe va se jouer dans la capitale du Dauphiné.
« J’avais un copain à Grenoble… » Maintenant, trente-quatre ans plus tard, le laboratoire du magnétisme de Néel compte trois cents chercheurs. Les autres laboratoires développés autour du premier en hébergent trois mille. Trois mille savants. Avec leurs familles, cela fait dix mille personnes. À ces trois mille personnes, il faut des épiceries, des bureaux de tabac, des salons de coiffure. Et des écoles et des piscines, et des églises…

Néel est un homme taciturne et réservé. Quand on l’interroge sur lui, il parle de ses ancêtres, de ses ascendances normandes et occitanes, de leurs traditions jansénistes et gallicanes. N’est-il qu’un produit de l’histoire, une structure socioculturelle ? Mais si ses ascendances et son milieu expliquaient l’essentiel, tous les Néels auraient des prix Nobel. Sans la sève qui l’a nourri, peut-être n’aurait-il pas été un grand physicien : mais cela, nul ne le sait. Ce que l’on sait en revanche, c’est que la sève n’a pas suffi, puisqu’il n’y a qu’un grand physicien parmi tous les Néels de France et de Navarre nés d’un même passé et d’un même milieu. Dans l’histoire de sa vie, le sommet, c’est la période de complète solitude, quand l’histoire tout court s’est retranchée de lui ; c’est quand il a pu se retirer au cœur de sa réflexion personnelle.

– Pourquoi êtes-vous resté à Grenoble ? Pourquoi n’êtes-vous pas à Paris, comme presque tous les « grands » ?

Il sourit à cette question. Paris, il ne le méprise pas. Il ne méprise rien ni personne. Mais enfin, il n’en a pas besoin. « Disons, si vous voulez, que si je suis à Grenoble, c’est par présomption ».

– Comment fait-on de grandes découvertes ? Existe-t-il des « trucs » ?

Il est d’abord une nature

– Je ne sais s’il y a des « trucs ». Mais je crois pouvoir donner quelques conseils. Il ne faut pas trop lire ce que font les autres, il ne faut pas perdre son temps en bavardages, il faut autant que possible, tout faire soi-même. Je ne crois guère aux « écoles ». Les écoles de pensée ne font guère que prolonger en verbiage ce que le maître a fait. Les écoles s’égarent dans la complexité, et toutes les grandes découvertes sont simples. On fait toujours du magnétisme à Grenoble, certes. Nous avons ici le générateur de champ magnétique le plus puissant du monde. Mais j’oriente autant que possible mes élèves vers des champs plus vierges : ce sont des élèves, peut-être, mais non des disciples… »5

L’homme est-il une structure ?6 Les éthologistes, qui étudient l’animal, savent que même l’animal n’en est pas une. Ils savent qu’il est d’abord une nature. Ils savent que cette nature est d’autant plus complexe que l’animal est plus évolué. Il faudrait donc que, miraculeusement, l’être le plus évolué de la planète, à savoir l’homme, en fût exceptionnellement privé ? Les rationalistes auraient du pain sur la planche s’ils voulaient en finir avec les fausses sciences.

Aimé MICHEL

(*) Chronique n° 199 – F.C.-E. – N° 1 444 – 16 août 1974

Notes de Jean-Pierre ROSPARS et Bertrand MÉHEUST

  1. L’Union rationaliste existe toujours et plusieurs personnalités connues y œuvrent. Selon son site web « L’Union rationaliste a pour but de promouvoir le rôle de la raison dans le débat intellectuel comme dans le débat public, face à toutes les dérives irrationnelles. Elle s’emploie à mettre à la disposition de chacun la possibilité d’accéder à une conception intelligible du monde et de la vie. L’Union rationaliste a été fondée en 1930, sous l’impulsion notamment du physicien Paul Langevin, “pour faire connaître dans le grand public l’esprit et les méthodes de la science”. Elle est ouverte à tous les esprits indépendants qui ne se satisfont pas des idées toutes faites. Elle lutte pour que l’État demeure laïque, assume sa fonction de protection des jeunes contre toute forme d’endoctrinement, et garantisse à l’école publique son prestige et son entière indépendance à l’égard des idéologies. (…) Le rationalisme moderne n’est pas un dogme, mais le moyen d’aborder de manière constructive les grandes questions de notre époque. Les colloques que nous organisons annuellement, les émissions diffusées sur France Culture et sur Radio Libertaire, les articles publiés dans les Cahiers rationalistes et Raison présente en témoignent. »

    L’Union rationaliste a toujours combattu l’obscurantisme dans lequel elle range les fausses sciences comme les sciences occultes, l’astrologie, la radiesthésie, mais aussi l’étude des phénomènes paranormaux et des ovnis, et bien entendu les religions. Lors de son Colloque de 2011 ont été présentées des conférences telles que Une théorie subversive de la croyance, par Pascal Engel, professeur de philosophie moderne et contemporaine à l’Université de Genève, Le Christianisme moderne comme ruse de la déraison, par Jean Bricmont, professeur de physique théorique à l’Université de Louvain, ou encore Pour une conception offensive et rationaliste de la laïcité, par Yvon Quiniou, philosophe. Ces conférences montrent que l’U.R. est restée fidèle à ses convictions.

  2. Dans son ouvrage De la divination (II, 24), Cicéron (106 à 43 av. J.-C.) reprend un propos attribué à Caton : « Deux augures ne peuvent se regarder sans rire ». La fonction de ces augures, l’une des trois grandes catégories de « prêtres devins » officiels qui se sont constituées à Rome, était de scruter les évènements susceptibles de traduire la pensée des dieux afin de la faire connaître aux hommes et de leur révéler l’avenir,
  3. Allusion au thème de la « Mort de l’homme » sur lequel Michel Foucault clôt, non sans grandiloquence, Les mots et les choses (Gallimard, 1966, p. 398) : l’homme est comme un visage tracé sur le sable, et que les vagues commencent à effacer. Aimé Michel ne prenait tout simplement pas au sérieux le discours de la philosophie qui dominait dans les années soixante et soixante-dix. Sur les préciosités de ce discours logocentrique, il jetait un regard distrait et ironique, se vantant même d’être incapable de le lire. [B.M.]
  4. Louis Néel (1904-2000) reçut le prix Nobel de physique en 1970, en partage avec le Suédois Hannes Alfvén (1908-1995 ; sur la vie et l’œuvre de ce dernier, voir la chronique n° 19, L’histoire du gros ordinateur, parue ici le 02.11.2009). Aimé Michel a parlé plusieurs fois de Néel, en particulier (sans le nommer) dans la chronique n° 223, La ci-devant matière ? (L’inachèvement de la science en général et de la physique en particulier), parue ici le 22.11.2011.

    Quatre autres Français ont reçu le prix Nobel de physique après Louis Néel : Pierre-Gille de Gennes (1932-2007) en 1991 pour ses travaux sur les cristaux liquides et les polymères, Georges Charpak (1924-2010) en 1992 pour ses contributions à la détection des particules, Claude Cohen-Tannoudji (né en 1933) en partage avec Steven Chu et William D. Phillips en 1997 pour avoir isolé des atomes par laser et Albert Fert (né en 1938) avec Peter Grunberg en 2007 pour sa découverte de la magnétorésistance géante (utilisée pour la conception des disques durs).

  5. La raison de cette orientation « vers des champs plus vierges » est que Louis Néel pensait qu’il n’y avait plus rien à trouver dans sa spécialité (le magnétisme). C’est ce qu’il avait expliqué à Aimé Michel, voir la chronique n° 223, citée ci-dessus.
  6. A chaque époque fleurissent des thèses qui, partant de faits justes et bien observés, les développent ensuite de manière excessive voire excentrique. Dans les années 70, c’était le structuralisme, alors dominant dans le milieu universitaire français mais dont le prestige, à tort ou à raison, décroît depuis les années 80 ; aujourd’hui c’est la théorie du genre ; demain qui sait ? On en parle beaucoup, puis la mode passe, et d’autres idées un peu folles avec un grain de vérité, occupent le devant de la scène…