Depuis quelque temps, les astronomes sont penchés sur les extrémités de l’univers et ne savent pas trop ce qu’ils y voient. Sauf que de toute façon ce qu’ils y voient est bien extraordinaire (a).
Et d’abord, où se situent pour l’instant les extrémités de l’univers ? Première difficulté on n’est pas sûr du tout que le mot « où » ait encore un sens dans cet extrême éloignement. Certains (Hoyle, Narlikar) pensent que nos catégories de pensée pourraient bien n’y plus vouloir rien dire. Ou au moins que nos « lois » physiques n’y auraient plus cours.
Supposons pourtant que l’on puisse se fier un peu aux apparences, malgré les contradictions où elles nous mettent.
Pour l’instant, les extrémités de l’univers se situeraient vers 15 ou 20 milliards d’années-lumière (distance, rappelons-nous, franchie pendant ce temps par la lumière à raison de. 300 000 kilomètres par seconde). C’est à cette distance que semblent se trouver les corps célestes les plus éloignés1.
Seulement, si l’on y réfléchit, croire que ce sont vraiment les objets les plus éloignés n’est qu’une illusion. En effet, l’espace borné par ces limites contient au moins un milliard de galaxies (contenant chacune des centaines de milliards de soleils) : pour quelle raison autre qu’une illusion d’optique notre galaxie, que rien ne distingue de n’importe quelle autre, se trouverait-elle au centre de cette poussière cosmique ? Nous ne sommes au centre de rien : la Terre n’est pas au centre du système solaire, le Soleil est dans un coin quelconque de notre galaxie, notre galaxie appartient à un petit amas local d’une vingtaine de galaxies, alors qu’un autre amas tout proche, à environ 50 millions d’années- lumière, en compte, lui. 300. En réalité, si nous ne percevons rien au-delà de 15 ou 20 milliards d’années-lumière, c’est que, pour l’instant, c’est là que portent les plus puissants de nos instruments. Dès que de grands engins astronomiques seront installés dans le vide de l’espace, l’invisible, au-delà, continuera de se peupler. Le mot « infini » n’existe pas en physique, mais peut-être est-ce là aussi une illusion d’optique : actuellement, pour les cosmologistes, l’univers est quelque chose qui ne s’arrête nulle part2.
Nulle part, sauf, semble-t-il, dans le temps, et c’est cela qui plus encore que l’infini physique déconcerte la pensée. En effet, compte tenu de ce qu’on voit, il semble impossible d’admettre que l’univers soit stable. Ses principales caractéristiques sont, pour ainsi dire, en état de dérapage irréversible.
Il y a, d’abord, comme on le sait, ce qu’on appelle l’« expansion de l’univers », qui nous le montre en état d’explosion : tous les corps qui le forment s’éloignent les uns des autres d’autant plus vite qu’ils sont plus loin − non pas de nous, mais les uns des autres. Il y a là-dessus de difficiles problèmes en suspens, notamment à propos des quasars. Mais même si l’expansion apparente n’est pas ce qu’on croit, l’univers est instable, il se dilate quand même, il se disperse, pour plusieurs autres raisons.
Si, par exemple, l’on calcule la densité moyenne de la matière dans l’espace, on constate que, pour des raisons mécaniques, il n’est pas possible que ce que nous voyons persiste tel quel, sans changer. Bien au contraire, ce que nous voyons ne peut s’expliquer que par des états antérieurs plus denses. Inversement, l’état actuellement observé ne peut plus, comme on l’a pensé pendant quelques décennies, laisser supposer qu’un jour, dans des milliards d’années, l’évolution explosive présentement observée changera de sens et que l’univers se mettra à se contracter : l’univers change, sa densité moyenne décroît avec les millénaires, et ce changement n’est pas cyclique.
Si l’univers se disperse (bien qu’étant apparemment sans bornes), la première idée qui vient à l’esprit est qu’il ne peut pas se disperser depuis toujours, sinon sa densité serait nulle, ou ce qui revient au même toutes ses distances seraient infinies.
Même le lecteur non mathématicien voit poindre là la possibilité d’un calcul élémentaire_ celui de la date où s’est produite son explosion initiale, le fameux Grand Boum, ou Big Bang. En utilisant des méthodes différentes, A. R. Sandage et G. A. Tammaun de l’Observatoire Hales et R. P. Kirshner et J. Kwan du California lnstitute of Technology (Caltech) ont respectivement trouvé pour cette date 18 milliards d’années (avec erreur possible de 2 milliards en plus ou en moins) et un nombre encadré par 12 et 22 milliards d’années.
Que le lecteur excuse ce pédantisme : je puise dans le tout récent article de J. R. Gott. J. E. Gunn, D. N. Schriimm et B. Tinsley, datant de mars 1976, et tous ces auteurs estiment que de tels chiffres concordent suffisamment pour donner une réalité au Grand Boum. L’univers aurait à peu près 19 milliards d’années (b)3.
Il faut naturellement accueillir avec respect des travaux si difficiles. Mais comment savoir si les changements actuellement postulés par l’observation n’ont pas eux-mêmes changé ? Je lis dans un autre article que la fameuse Constante de Hubble, qui donne la relation entre la vitesse de récession et la distance, ne semble pas être la même dans toutes les directions de l’espace, autrement dit que l’explosion se ferait mal, un peu comme celle d’un pétard mal réglé. Le Grand Boum aurait été un peu mouillé ! On appelle cela l’anisotropie de l’expansion. Ne se pourrait-il pas, alors, que cette expansion anisotrope fût finalement un phénomène local, limité à quelques dizaines de milliards d’années-lumière de l’infini cosmique ?4
Pour compliquer encore les choses, voilà d’ailleurs que les physiciens s’interrogent sur la fidélité d’une de leurs constantes les plus fondamentales, la constante gravitationnelle, ou de Newton. qu’on désigne par la lettre G. A l’Université de Virginie, R. C. Ritter espère montrer très bientôt, par une expérience admirablement simple mais difficile, que G diminue (c). Si G varie avec le temps, « vieillit », pourquoi pas les autres constantes de la physique ?5
Tous ces faits, auxquels de nombreux autres pourraient être ajoutés, tendent vers une nouvelle image de l’univers tout à l’opposé des grandes inspirations platoniciennes de simplicité et d’harmonie. Il reste, mystère des mystères, que ce chaos qui oppresse l’esprit n’a jamais cessé de tendre vers la vie et la pensée. Que la pensée était son but longuement mûri dans l’abîme du temps. Et que si l’âme s’y sent perdue comme l’enfant dans la forêt, du moins en voit-elle assez pour sentir qu’elle est, depuis toujours, guidée et attendue.
Aimé MICHEL
(a) Science et Vievient de publier un excellent numéro spécial sur l’astronomie en 1976 (5 rue de la Baume, Paris-8e). Voir aussi Scientific American de mars 1976.
(b) Scientific American, mars 1976, p. 62.
(c) Thomas C. Van Flandern : Is Gravity getting Weaker ? (Scientific American, février 1976, p. 44).
Notes de Jean-Pierre ROSPARS
(*) Chronique n° 243 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1530 − 9 avril 1976
- La distance des corps célestes observables les plus éloignés détermine la taille de l’univers observable. Pour bien interpréter cette distance il faut avoir deux choses à l’esprit. La première est que, suivant les idées actuelles, l’univers observable est beaucoup plus petit que l’univers entier parce que pendant les premières fractions de seconde de son existence l’univers s’est brusquement dilaté à une vitesse dépassant de loin celle de la lumière. La seconde est qu’il faut tenir compte de l’expansion continue de l’univers pour apprécier les distances. Si une galaxie est relativement proche de la Voie Lactée, notre galaxie (et donc de la Terre), disons à 100 millions d’année lumière, la lumière que nous en recevons est partie il y a 100 millions d’années ; dans ce cas l’expansion de l’univers a peu contribué à éloigner cette galaxie de nous. Par contre, si une galaxie est éloignée, l’expansion de l’univers n’est plus négligeable : la distance entre elle et nous qui était par exemple d’une douzaine de milliards d’années-lumière au départ s’est trouvée considérablement augmentée depuis par l’expansion (elle est de l’ordre du double). Ce même calcul appliqué aux objets célestes visibles les plus éloignées (les quasars) dont nous recevons la lumière émise il y a environ 14 milliards d’années, montre qu’ils sont en réalité à plus de 40 milliards d’années-lumière (voir T. Xuan Thuan, Dictionnaire amoureux du Ciel et des Étoiles, Plon-Fayard, Paris, 2009, p. 969).
- La forme de l’univers est un problème qui fascine l’esprit humain depuis des siècles. Est-il fini ou infini ? Et s’il est fini a-t-il un bord ? L’un des grands mérites de la science est d’avoir éclairé ces problèmes anciens d’un regard neuf. Deux idées ici aussi permettent de sortir des fausses évidences suggérées par les questions précédentes. La première idée est que l’univers dans son ensemble n’est pas nécessairement limité aux trois dimensions d’espace qui nous sont familières (droite-gauche, avant-arrière, haut-bas). Une quatrième dimension d’espace peut fort bien exister qui serait perpendiculaire aux trois autres. Certes nous ne pouvons pas l’imaginer (encore que certains d’entre nous le pourrait, cf. le témoignage de René Thom donné dans la chronique de la semaine dernière) mais l’analyse géométrique de l’hypothèse d’une quatrième dimension n’aboutit à aucune contradiction logique. L’univers à grande échelle pourrait donc s’étendre également dans cette quatrième dimension comme on va le voir… La seconde idée est qu’on peut concevoir des formes à 3 dimensions se déployant dans un espace à 4 dimensions de même que l’on peut constater l’existence de formes à 2 dimensions déployées dans notre espace familier à 3 dimensions, par exemple la surface d’un ballon (une sphère) ou celle d’une chambre à air (un tore). Ces deux exemples font comprendre que l’univers apparemment à 3 dimensions (3D) pourrait se déployer dans un espace qui serait l’équivalent 4D d’une sphère ou d’un tore. Si tel était le cas, l’univers serait de taille fini mais n’aurait pas de bord, de la même façon que la surface de la sphère ou du tore a une aire finie mais est dépourvue de bord.
Le lecteur intéressé par ces questions pourra consulter le livre de Jean-Pierre Luminet. L’Univers chiffonné (Fayard, Paris, 2001). Cet astrophysicien de l’Observatoire de Meudon montre également que l’univers pourrait être plus petit que l’univers apparent, contrairement aux idées classiques présentées en note 1. Voir à ce propos la note 3 de la chronique n° 173, Le chaos extérieur (L’image de l’univers donnée par la nouvelle astronomie), parue ici le 22.07.2011.
- L’âge de l’univers est actuellement estimé est 13,7 milliards d’années, voir la chronique n° 133, La création à pile ou face (Est-on sûr que l’univers a eu un commencement ?), parue ici le 14.03.2011.
- Il ne semble pas que les observations de l’époque aient été confirmées. Les observations actuelles indiquent que l’expansion de l’univers observable est isotrope. On explique cette particularité par l’existence de la phase d’expansion rapide, appelée inflation, évoquée dans la note 1. L’univers serait en réalité inhomogène mais à une échelle beaucoup plus grande que la taille de l’univers observable.
Toutefois, en 1998, les cosmologistes ont découvert que l’expansion de l’Univers accélérait et, en 2011, qu’il accélérait dans une direction particulière. Ils ont utilisés pour cela un type particulier d’étoile, les supernovae de type IA, dont on sait qu’elles émettent toutes la même énergie ; elles peuvent donc servir à mesurer des distances avec précision. Cette anisotropie reste à confirmer.
- L’hypothèse que les constantes universelles de la physique, telles que la constante de gravitation G ou la charge de l’électron e, puissent varier au cours du temps a été émise dès que la conception ancienne d’un univers statique immuable a été remplacée par celle d’un univers en expansion. P.A.M. Dirac la formulera dès 1937. Elle peut être vérifiée ou infirmée par les observations cosmologiques. En effet, les régions éloignées de l’univers sont vues aujourd’hui par la lumière qu’elles ont émise dans un lointain passé. Une variation de e affecterait le détail des spectres lumineux des galaxies lointaines. Une variation de G produirait des changements dans la structure des galaxies. A ce jour, les analyses faites n’ont fourni aucune preuve convaincante de variations des constantes fondamentales : les constantes de la nature méritent donc bien leur nom. Cette question est discutée dans le chapitre 14, G est-il constant ?, du livre de J.-Ph. Uzan et R. Lehoucq, Les constantes fondamentales, Belin, Paris, 2005.