Ce sont en effet des questions que l’on a envie de se poser. En médecine, par exemple, il semblerait que la découverte des neuroleptiques (qui a presque vidé les hôpitaux psychiatriques) et celle de l’hibernation, qui a bouleversé les techniques chirurgicales, auraient bien mérité un Nobel. Or, ce sont là deux découvertes françaises. Et de surcroît dues à un seul homme, le docteur Henri Laborit1 ! Dans ce cas particulier, on peut, semble-t-il, dire à coup sûr que si Laborit n’a pas encore eu le fameux prix, c’est bien parce qu’il est Français. Mais il faut aller plus loin : pourquoi le jury Nobel répugne-t-il à couronner des Français ? Est-ce par une partialité nordique ? Estime-t-il que seuls les savants de langue germanique sont sérieux ?
Le « guêpier » français
Il y a une dizaine d’années, un hasard que je ne préciserai pas m’a peut-être permis d’entrevoir la vraie réponse à ces questions. Le choix du jury Nobel s’était porté en physique sur un nom français. Quelqu’un avait fait le voyage de Stockholm à Paris pour « tâter » les physiciens français et avoir leur opinion sur le nobélisable. Par mesure de précaution, ou si l’on préfère pour brouiller les pistes, ce membre du jury Nobel avait avancé plusieurs noms. Et sur chacun de ces noms, il n’avait obtenu que récriminations, objections, levées de boucliers.
Rentré échaudé à Stockholm, ce physicien conseilla à ses collègues de se détourner du « guêpier français »2. c’est ainsi que M. X. n’eut pas le Nobel de physique (du moins cette année-là, car il l’eut quelques années plus tard, ce qui prouve la bonne volonté du jury Nobel)3.
Je suis depuis lors porté à croire que nos compatriotes auraient plus souvent le prix tant renommé si notre tempérament national était moins envieux, plus débonnaire, bref si l’Académie de Stockholm n’avait pas à toujours prendre garde au « guêpier français » avant de décider de son choix. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que les Nobel scientifiques sont toujours mérités, contrairement aux littéraires, souvent critiquables. Et puisque j’ai parlé de physique, nul ne contestera le nom de Bryan Josephson, le lauréat de cette année, avec Leo Isaki et Ivar Giaever. Trois noms, mais surtout un, le premier, celui du Britannique4.
Bryan D. Josephson, âgé de trente-trois ans à peine, se voit en effet couronné pour une double découverte qu’il fit il y a dix ans déjà, à l’âge où la plupart des jeunes physiciens n’ont pas encore achevé leurs études scolaires. Qui plus est, cette double découverte était une prévision théorique : elle ne doit donc rien à la chance et au hasard. Elle est tout entière sortie de la sagacité et de l’imagination du chercheur. Expliquer en quoi consistent les deux « effets Josephson » ne présente pas grand intérêt dans un petit article de réflexion. Le non-physicien serait même tenté de dire : « Ce n’est que cela ! », car il ne s’agit que de la circulation de quelques électrons entre deux supraconducteurs.
Si les physiciens ont été tellement intéressés c’est, d’une part, que comme dans le cas du laser, les applications sont très nombreuses, et d’autre part qu’en confirmant la prévision théorique de Josephson, on confirmait aussi la mécanique quantique la plus « déraisonnable », la plus rebelle à l’imagination. En effet, les électrons qui circulent entre les deux supraconducteurs franchissent une barrière physiquement intraversable : entre les deux pôles, il y a un isolant !
L’effet tunnel
Le non-physicien sera certes enclin à dire que si l’électron traverse l’isolant, c’est que celui-ci n’en est pas un. Mais l’intérêt du phénomène est justement qu’on a à la fois la preuve que l’isolant est intraversable et celle qu’il est cependant traversé. Il est intraversable dans le cadre de la mécanique classique (la seule qui corresponde aux limites de l’imagination), mais la mécanique quantique prévoit néanmoins qu’il sera traversé, et en effet il l’est. C’est ce qu’on appelle l’« effet tunnel ». L’électron bénéficie bien d’un « tunnel » pour franchir l’infranchissable, mais le tunnel en question a ceci d’intéressant qu’il n’est pas représentable physiquement, il n’a qu’une existence « virtuelle ».
On retombe ici sur l’un de ces innombrables phénomènes dont j’ai si souvent souligné l’intérêt philosophique à l’occasion du retour sur nous-mêmes auquel ils nous obligent5. Nous continuons en effet à bâtir nos spéculations philosophiques sur les préjugés de la science du XIXe siècle, et plus spécialement sur le préjugé fondamental que ce qui est inconcevable n’est pas. Le darwinisme en particulier est fondé sur ce préjugé : « il faut bien », comme me le disait Wickler, « que l’explication darwinienne soit la bonne, puisqu’il n’y en a pas d’autre »6. Au plus, ce « il n’y en a pas d’autre » ne peut signifier que : « on ne peut en concevoir aucune autre ». En admettant qu’il en soit ainsi, que peut-on en déduire ? La physique nous répond : rien. Même si nous ne pouvons en concevoir aucune autre, celle-là est peut-être fausse. L’explication véritable peut être tout simplement inconcevable, et la seule explication concevable est peut-être fausse.
Un électron déroutant
Les philosophes ne sont d’ailleurs pas les seuls à continuer de raisonner le plus souvent comme si tout ce qui est vrai était par définition concevable et comme si tout ce qui est inconcevable était par définition faux : beaucoup de biologistes aussi en sont encore là, et à plus forte raison les spécialistes des sciences humaines. Il est étrange que tous ces savants (ou la plupart d’entre eux) persistent à tenir la physique pour une science modèle tout en ignorant son enseignement le plus lourd de signification depuis Planck, c’est-à-dire depuis plus de soixante-dix ans. De là tant de malentendus, de là tant de refus, tant d’incuriosités.
Quel biologiste, par exemple, oserait fonder sa recherche sur l’hypothèse d’une finalité ? La finalité, ce serait le miracle, donc la négation de la science. Si l’on demande pourquoi toute finalité devrait être forcément miraculeuse, on vous répond que c’est évident7. Peut-être. Mais c’est évident aussi que l’électron de Josephson ne peut pas franchir l’isolant. Et cependant il le fait.
Est-il si difficile d’admettre que la nature peut être plus compliquée que notre entendement et son créateur plus intelligent que nous ?8 En tout cas, cela ne gêne pas les physiciens.
Aimé MICHEL
(*) Chronique n° 161 parue initialement dans France Catholique-Ecclésia – N° 1405 – 16 novembre 1973.
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 12 novembre 2012
- Henri Laborit (1907-1995), né à Hanoï, reçoit sa formation de médecin à Bordeaux dans la Marine. Il devient chirurgien des hôpitaux des armées puis maître de recherche du Service de santé des armées. Il survit à un naufrage lors de l’évacuation de Dunkerque en 1940 puis participe au débarquement de Provence. Après la guerre, à Bizerte, il est témoin d’opérations difficiles en raison d’anesthésies insuffisantes. C’est sans doute le point de départ de ses recherches ultérieures. En 1949, il est muté au Val-de-Grâce à Paris. C’est là que ce « médecin militaire atypique » commence sa « troisième vie (…) après les études et la guerre ». Il étudie l’hibernation artificielle et découvre, en 1951, les effets neuroleptiques de la chlorpromazine (commercialisé sous le nom de Largactil) synthétisée par les laboratoires Specia. L’année suivante Jean Delay et Pierre Deniker appliquent la chlorpromazine au traitement de certaines maladies mentales. Ainsi commence la révolution de la chimiothérapie en psychiatrie (voir la chronique n° 134, Bâton de chaise, névrose et hérédité (La psychanalyse guérit-elle ?) parue ici le 02.07.2012. Son laboratoire de l’hôpital Boucicaut fonctionne avec les revenus de ses brevets. De 1963, avec Du soleil à l’homme, jusqu’à sa mort il écrira un grand nombre de livres de réflexion scientifique et philosophique, dont certains connaissent un grand succès comme Biologie et Structure (1968) et l’Éloge de la fuite (1976).
- Pierre Huguenard, professeur à la faculté de médecine de l’université Paris XII, confirme l’existence de ce « guêpier français » dans sa biographie d’Henri Laborit de l’Encyclopedia Universalis. Il y écrit que Laborit n’obtint jamais le prix Nobel « (à sa forte déception) à cause de l’hostilité du microcosme médical civil français, et plus précisément parisien ». Ceci permet de mieux comprendre une brève mention de l’Apocalypse molle (15.05.82) où Aimé Michel, qui avait connu Laborit, le présente comme un « gars aigri par l’injustice et agressif ».
Sur l’« injustice » du prix Nobel, voir aussi les exemples de René Dubos (chronique n° 89, Le joueur et ses trois écus, À propos de René Dubos : sommes-nous malades d’abondance ? parue ici le 12.11.2011) et de Jocelyn Bell (chronique n° 111, Les pulsars au rendez-vous du calcul. L’univers est-il conforme aux structures de la raison humaine ?, 01.10.2012)
- Depuis la Seconde Guerre mondiale, 15 (ou 16) prix Nobel ont été attribués à des Français dans des disciplines scientifiques : 7 en physique, 5 (ou 6) en physiologie ou médecine, 2 en chimie et un en économie. En physique, avant 1973 (date de cette chronique), ce sont Alfred Kastler (1966) et Louis Néel (1970). Depuis, Pierre-Gilles de Gennes (1991), Georges Charpak (1992), Claude Cohen-Tannoudji (1997), Albert Fert (2007) et cette année Serge Haroche ont eu à leur tour cet honneur. En physiologie ou médecine, on relève les noms d’André-Frédéric Cournand (1956), François Jacob, André Lwoff et Jacques Monod (1965), René Guillemin (1977, mais il a dû quitter la France et a effectué l’essentiel de ses travaux aux Etats-Unis, si bien qu’on peut hésiter à le conserver dans cette liste), Jean Dausset (1980), Françoise Barré-Senoussi et Luc Montagnier (2008), et Jules Hoffman (2011). Le prix Nobel de chimie a été attribué à Jean-Marie Lehn (1987) et Yves Chauvin (2005) ; celui d’économie, enfin, à Maurice Allais (1988).
Aimé Michel a consacré sa chronique n° 199, L’homme n’existerait pas, parue ici le 12.03.2012, à l’entretien qu’il eut avec Néel dans son laboratoire à Grenoble. Voir également la chronique n° 223, La ci-devant matière ? (L’inachèvement de la science en général et de la physique en particulier), parue ici le 22.11.2011. Sur Kastler voir notamment la chronique n° 252, « Cette étrange matière », in La clarté au cœur du labyrinthe, pp. 93-95.
- Le Britannique (Gallois) Brian Josephson, le Japonais Leo Esaki et le Norvégien Ivar Giaever partagent le prix Nobel de physique 1973 pour leurs travaux sur les effets purement quantiques dans la propagation des électrons dans les solides, notamment entre deux supraconducteurs.
Leo Esaki (né en 1925 à Osaka) est ingénieur chez Sony, en 1958, lorsqu’il découvre l’effet tunnel, c’est-à-dire la pénétration d’un électron dans une zone interdite par la physique classique. En 1960, il utilise cet effet en concevant la diode à effet tunnel qui porte son nom. En raison de sa petite taille, de sa rapidité et de sa faible consommation cette diode est rapidement utilisée en électronique. Il inventera encore d’autres composants électroniques, cette fois chez I.B.M. aux Etats-Unis.
Ivar Giaever (né en 1929 à Bergen) émigre au Canada puis aux Etats-Unis. Il est embauché par General Electric, fait de études d’ingénieur électricien, puis de physique. En 1964, il soutient une thèse de doctorat. En 1959, il met en évidence l’effet tunnel et l’année suivante mesure la bande interdite. A partir des années 1970 il s’intéresse à des problèmes de biophysique.
Brian Josephson (né en 1940 à Cardiff) est étudiant en thèse à Cambridge, en 1962, lorsqu’il propose sa théorie de l’effet tunnel. Par la suite, Josephson comme Giaever change d’orientation : il s’intéresse à la conscience et à la parapsychologie…
Dans un article de Physics Today de 1970, Philip W. Anderson, un Américain qui fut lui-même lauréat du prix Nobel en 1977, raconte : « Josephson avait pris mon cours sur l’état solide et la théorie des n corps. Je peux vous assurer que c’était une expérience déconcertante pour un conférencier, parce que tout devait être juste sinon il venait me voir et me l’expliquer après le cours. Probablement à cause du cours (…) il me montra ses calculs un jour ou deux après les avoir fait. (…) A ce moment là je connaissais si bien Josephson que j’aurais accepté de lui n’importe quoi d’autres de confiance (on faith). » (http://ist-socrates.berkeley.edu/ phylabs/adv/ReprintsPDF/JOS%20Reprints/05%20-%20How%20Josephson%20Discovered%20his%20Effect.pdf). Josephson déduit deux effets de sa théorie : qu’un courant supraconducteur peut traverser un isolant en l’absence de tension électrique et que ce courant oscillera à une fréquence bien définie si une tension est appliquée et franchira la barrière de potentiel. Ces prévisions théoriques ont été confirmées expérimentalement neuf mois après leur publication.
Quelle est l’importance de la découverte de Josephson ? Dans le même article de Physics Today, Anderson l’explique ainsi : « Je pense que deux analogies peuvent aider à montrer son importance. Pour la première, imaginez que nous ayons mis au point a modèle géophysique purement théorique de la terre prédisant l’existence d’un champ magnétique, mais imaginez en plus que personne n’ait inventé la boussole ! J’aime cette analogie parce qu’elle montre les deux aspects qui font l’importance d’un instrument de mesure – et l’effet Josephson est par-dessus tout un instrument de mesure. L’instrument de mesure est important parce que, en premier lieu, il vérifie la théorie et, en second lieu, il suggère nombre d’usages pratiques. La seconde analogie pour l’importance de l’effet Josephson est plus profonde. Supposez que nous ayons compris théoriquement la nature ondulatoire de la lumière et que nous ayons mis au point le laser, mais que personne n’ait inventé une façon de faire sortir le faisceau de lumière sans complètement brouiller les oscillations laser. C’est-à-dire, supposez que personne n’ait inventé les fentes [d’Young], les miroirs semi-réfléchissants et touts les autres paraphernalia des expériences d’interférence. Nous serions alors dans la même situation frustrante où nous étions en ce qui concerne la supraconduction avant Josephson. Puis, nous avons eu une théorie et une source de rayonnement cohérent, mais pas d’instruments de mesure ni de gadgets pour vérifier la théorie et faire usage de la cohérence. » De fait, l’effet Josephson a permis d’exploiter les phénomènes quantiques à notre échelle et de concevoir de nouveaux instruments de mesure. Il a notamment ouvert la voie à la jonction Josephson qui est un composant clé des dispositifs supraconducteurs à interférences quantiques (« superconducting quantum interference devices », SQUIDs) qui sont utilisés pour mesurer les champs magnétiques de manière extrêmement précise. Aujourd’hui, ces squids sont utilisés, entre autres, en imagerie médicale (IRM : imagerie par résonance magnétique), illustrant une nouvelle fois l’importance pratique des découvertes en physique quantique.
- Aimé Michel est en effet souvent revenu sur le considérable intérêt philosophique de la physique, notamment quantique. Ce sont par exemple les chroniques n° 3, L’univers est-il intelligible ? (22.06.2009) et n° 119, Heisenberg ou le non représentable (19.06.2010). La première partie de la clarté au cœur du labyrinthe (op. cit.) « L’étoffe du monde » est entièrement consacrée à ce sujet.
- Ce dialogue avec le biologiste allemand Wickler, spécialiste du mimétisme, est rapporté dans la chronique n° 124, La fin du darwinisme (La transcriptase inverse montre qu’il existe des variations génétiques induites de l’extérieur), parue ici le 14.05.2012.
- Aimé Michel fait ici l’hypothèse d’une finalité inscrite dans les lois de la nature. Nous y reviendrons une autre fois.
- Aimé Michel avait d’autres exemples présents à l’esprit. Voir ce propos la chronique n° 111, Les pulsars au rendez-vous du calcul (L’univers est-il conforme aux structures de la raison humaine ?) , mise en ligne le 01.10.2012, où je donne les références de chroniques où cette question d’une nature « plus compliquée que notre entendement » est traitée.