L’ÂME PERDUE - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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L’ÂME PERDUE

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Me permettra-t-on de déborder un peu du côté de la réflexion littéraire pas très orthodoxe ?

Je n’avais plus mis le nez dans Racine depuis le lointain bachot, à part les Plaideurs et quelques visites de devoir à la Comédie-Française : Racine, le triomphe de l’harmonie à la française : « Pour qui sont ces serpents », « Dans l’Orient désert quel devint mon ennui »1, etc.

Après beaucoup de lectures du début du XVIIe siècle, de Cyrano à Descartes et Mersenne et Pascal, j’ai donc relu presque tout Racine d’un trait. Choc ! Ébranlement ! Quelles étranges idées m’envahissaient l’esprit ! Pour en chercher confirmation, j’ai lu aussi quelques écrivains et témoins de la fin du règne de Louis XIV. Bien entendu, je n’ignore pas qu’en matière de réflexion littéraire on peut dire n’importe quoi, que c’est même très recommandé si l’on veut éveiller une attention blasée par mille laborieuses cuistreries. Mais enfin voici l’idée qui m’est venue, que tout compte fait je crois assez soutenable, et invitant peut-être à une réflexion plus générale, quoique nos lycéens étudient maintenant Raymond Queneau et Boris Vian plutôt que Racine.

[|*|]

L’image de la France jusqu’à Racine trouve son expression la plus épurée dans Port-Royal, et de l’autre côté, du côté contestataire, dans Cyrano de Bergerac. Cyrano doute de tout, il est attiré par l’occultisme, la cabale, il croit au profond mystère de la nature, et pour lui comme pour ses maîtres (les hermétistes italiens et allemands, les néoplatoniciens, les Rose-Croix), l’homme n’est qu’un avatar de la pensée universelle, un bref moment de l’Âme du Monde, et la science le commencement d’une aventure qui transformera l’homme et le conduira jusqu’aux astres. Voltaire tenait Cyrano pour fou, précisément parce que Cyrano parle au présent de choses incompréhensibles aux XVIIe et XVIIIe siècles, mais devenues familières depuis (le voyage spatial, la fusée à trois étages, le poste de radio, l’éclairage électrique, etc.)2. L’œuvre de Cyrano est peut-être un peu folle, mais il est mort à trente six ans. Et quand on lit les lettres du père Mersenne, on se rend compte que ce grave savant partageait beaucoup des curiosités de Cyrano. Il fait tirer du canon verticalement pour savoir si le boulet retombe (a)3, il déclare que les phénomènes mystérieux observés sur les possédés peuvent être naturels, il s’intéresse à ce que l’on appelle maintenant la parapsychologie. Bref, cette première moitié du XVIIe siècle est extraordinairement moderne dans son universel remue-ménage intellectuel. Port-Royal nous montre en outre (sans parler de la rigueur morale janséniste) une curiosité sur l’homme qui dans les Pensées de Pascal anticipe, non seulement sur le XVIIIe siècle, mais bien sur la Gnose américaine contemporaine (b)4. Sur la scène, Corneille crée une image héroïque et grandiose de l’homme, « maître de (lui) comme de l’univers ».

Soudain éclate Andromaque, et que découvre-t-on ?

Que les pensées les plus sublimes de tout homme (car le sublime racinien s’impose du premier au dernier vers), n’a qu’un objet, obsessionnel jusqu’à la folie (la folie d’Oreste), celui, sans cesse tourné et retourné dans ses vers admirables, de savoir si, quand et comment X… va coucher avec Y… Le héros racinien « ne pense qu’à ça ». Le génie propre de Racine est de légitimer l’obsession du sexe par le sublime. Il n’a pas créé cette obsession, vieille comme le monde. Mais en l’introduisant dans les plus hautes régions de l’esthétique, il ouvre devant les grandes âmes qui avaient cru jusque-là pouvoir penser à autre chose (rappelons-nous Rabelais, Montaigne, Pascal) la perspective maniaque et étouffante de l’alcôve. L’amour, l’hamour comme dit Flaubert : voilà désormais l’unique marotte de la littérature française. Mlle de Scudéry et ses fades épigones aussi « ne pensaient qu’à ça ». Mais enfin, c’était le feuilleton. Racine a recruté pour le sexe toute la suite de la littérature française à son plus haut niveau. Pourquoi (on ne se le demande guère) la France n’a-t-elle produit aucun Dante, aucun Gœthe, aucun Milton, aucun Shakespeare ? Ce n’est pas le souffle qui manqua. Voltaire, Rousseau sont d’immenses écrivains : mais vidés dès leur enfance de toute vie intérieure. Il y a dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire quelques rares pages montrant que ce destructeur aurait pu, dans un autre contexte, être un grand écrivain mystique, eh ! oui, aussi surprenant que cela paraisse. Mais dans ces brefs passages où il s’interroge sur le mystère et la solitude de l’homme, sur l’immensité de l’univers, on sent la solitude de l’auteur : personne en France n’était prêt à en lire davantage. Tout esprit cultivé, en France, était littéralement nourri dès l’enfance, et jusque dans les collèges des Jésuites, d’une seule chose : ce qu’on appelait « les passions ». Peut-être Rousseau a-t-il obscurément éprouvé la frustration secrète du fond de son âme quand il condamnait ce perpétuel exposé des « passions » ; peut-être fût-ce pour s’en libérer par autre chose qu’il fit de la littérature politique, si bien écrite, et si mauvaise.

J’ai toujours été frappé par la vulgarité, la bassesse, la fausse majesté bardée de graisse du visage de Racine vieillissant, quand il se met à ressembler à ce qu’il est. Racine est le Freud du XVIIe siècle. Comme, Freud, il « libère », comme lui il piétine les mécanismes « répresseurs », oh ! pas les vrais, pas ceux du roi qu’il flatte et dont il devient fonctionnaire (pendant que Vauban meurt de chagrin). Comme Freud surtout, il donne à l’intelligentsia le secret d’une infinie matière à spéculer facilement au ras du sol. À l’intelligentsia française, hélas ! et au début de l’âge classique5.

Elle ne s’en relèvera jamais, notre intelligentsia. Voyez les grands romanciers français du XIXe siècle : pourquoi aucun Dostoïevski ? Pourquoi aucun Tolstoï ? Pourquoi jamais de grande vision métaphysique, pourquoi jamais de profonde interrogation sur l’homme, pourquoi toujours et encore les « passions », l’hamour ? De l’air ! on étouffe ! Maintenant encore, pourquoi aucun Hemingway, aucun Soljénitsyne ?

[|*|]

Il y a bien le père Hugo, solitaire, énorme, encore méconnu (Gide, hélas !6). Et aussi quelques écrivains mineurs, Amiel, Xavier de Maistre, Gérard de Nerval, et encore quelques œuvres mineures de grands écrivains connus pour autre chose, comme le Tailleur de pierre de Saint-Point, de Lamartine.

Cette persistance séculaire et obstinée dans le petit, qui dure depuis Pascal, est une énigme. Qu’est-ce que l’âme d’un peuple ? Cela commence par Jeanne d’Arc, prodige peut-être unique dans l’histoire universelle7. Puis cela culmine à Racine. On s’y perd. Qu’en pensez-vous, Gustave Thibon, vous qu’aucun pédant n’a dévoyé ?8

Aimé MICHEL

(a) Mersenne conclut qu’il ne retombe pas ! Il n’avait pas suffisamment cherché, car aucun canon du 17e siècle, ni d’ailleurs des suivants, n’était capable d’imprimer à un boulet la vitesse de libération. 
(b) Les Pensées sur le thème « peuple sain dans ses opinions » annoncent certaines idées exposées par le Pr Ruyer dans son dernier livre (Les cent prochains siècles, Fayard).

Chronique n° 280 parue dans F.C. – N ° 1584 – 22 avril 1977. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe (Aldane, Cointrin, 2008 ; www.aldane.com), chapitre 14 « Histoire de France », pp. 384-386.


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 25 novembre 2013

  1. Andromaque, V, 5 et Bérénice, I, 4.
  2. Savinien Cyrano de Bergerac (1619-1655), poète et libre penseur, contemporain de Molière, qui inspira Rostand mais n’était pas gascon, écrivit un livre demeuré célèbre, L’Autre monde, dont la version expurgée ne fut publiée qu’après sa mort à l’âge de 36 ans. Dans ce livre qui comporte deux parties, Histoire comique des États et Empires de la Lune et Histoire comique des États et Empires du Soleil, Cyrano raconte ses voyages dans la Lune et le Soleil et ses rencontres avec leurs habitants. Ces aventures exotiques amusent ses contemporains et font de lui un inspirateur de Swift et de Voltaire et un précurseur de la science-fiction, mais elles lui permettent surtout d’exprimer une conception du monde qui en fait un annonciateur des philosophes du XVIIIe siècle. En effet il présente ses idées scientifiques inspirées de Copernic et Galilée, sa conception matérialiste et athée de l’univers, sa critique de la royauté et surtout de la religion chrétienne.

    Les passages qui ont intrigué Aimé Michel sont dans Histoire comique des États et Empires de la Lune qu’on peut lire sur Internet (par exemple http://www.leboucher.com/pdf/cyrano/b_cyr_am.pdf).

    La fusée à trois étages : « Vous saurez donc que la flamme ayant dévoré un rang de fusées (car on les avait disposées six à six, par le moyen d’une amorce qui bordait chaque demi-douzaine) un autre étage s’embrasait, puis un autre, en sorte que le salpêtre embrasé éloignait le péril en le croissant. La matière toutefois étant usée fit que l’artifice manqua; et lorsque je ne songeais plus qu’à laisser ma tête sur celle de quelque montagne, je sentis (sans que je remuasse aucunement) mon élévation continuer, et ma machine prenant congé de moi, je la vis retomber vers la terre. » (pp. 12-13)

    L’ampoule électrique : « Mon démon (…) monta à son cabinet, et en redescendit aussitôt avec deux boules de feu si brillantes que chacun s’étonna comme il ne se brûlait point les doigts. “Ces flambeaux incombustibles, dit-il, nous serviront mieux que vos pelotons de vers. Ce sont des rayons de soleil que j’ai purgés de leur chaleur, autrement les qualités corrosives de son feu auraient blessé votre vue en l’éblouissant, j’en ai fixé la lumière, et l’ai renfermée dedans ces boules transparentes que je tiens” ». (p. 75)

    Le poste radio (à moins qu’on ne pense à un magnétophone) : « À l’ouverture de la boîte, je trouvai dedans un je ne sais quoi de métal quasi tout semblable à nos horloges, plein d’un nombre infini de petits ressorts et de machines imperceptibles. C’est un livre à la vérité, mais c’est un livre miraculeux qui n’a ni feuillets ni caractères; enfin c’est un livre où, pour apprendre, les yeux sont inutiles; on n’a besoin que d’oreilles. Quand quelqu’un donc souhaite lire, il bande, avec une grande quantité de toutes sortes de clefs, cette machine, puis il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il désire écouter, et au même temps il sort de cette noix comme de la bouche d’un homme, ou d’un instrument de musique, tous les sons distincts et différents qui servent, entre les grands lunaires, à l’expression du langage. » (p. 77).

    Cyrano ajoute : « Lorsque j’eus réfléchi sur cette miraculeuse invention de faire des livres, je ne m’étonnai plus de voir que les jeunes hommes de ce pays-là possédaient davantage de connaissance à seize et à dix-huit ans que les barbes grises du nôtre; car, sachant lire aussitôt que parler, ils ne sont jamais sans lecture; dans la chambre, à la promenade, en ville, en voyage, à pied, à cheval, ils peuvent avoir dans la poche, ou pendus à l’arçon de leurs selles, une trentaine de ces livres dont ils n’ont qu’à bander un ressort pour en ouïr un chapitre seulement, ou bien plusieurs, s’ils sont en humeur d’écouter tout un livre : ainsi vous avez éternellement autour de vous tous les grands hommes et morts et vivants qui vous entretiennent de vive voix. »

  3. « Mersenne conclut qu’il ne retombe pas ! » écrit Aimé Michel, ce en quoi il se trompe. Sans doute n’a-t-il eu accès qu’à une citation tronquée du compte rendu que Mersenne lui-même a fait de cette expérience : « (…) Ayant tiré avec des arquebuses et fauconneaux liez à des pieux perpendiculaires ayant mis à 30 ou 40 pas de là plusieurs hommes au guet pour voir où les balles de plomb retomberoient, jamais on n’a peu apercevoir la cheute d’aucune, quoyque nous tirassions sur l’eau des fossez tres larges d’un chasteau. Il faut necessairement que le vent de la moyenne region les emporte bien loin, ou qu’elles se fondent et demeurent en l’air. Je croy bien plustost le premier (…). » (cité par Jean-Pierre Maury, A l’origine de la recherche scientifique : Mersenne ; édité par Sylvie Taussig, Vuibert, Paris, 2003, p. 146). N’importe quel lycéen de nos jours se moque du père Mersenne note Jean Fourastié quelque part, rappelant ainsi que bien des problèmes, dont tout un chacun aujourd’hui connaît (ou croit connaître) la solution, ont été des énigmes pour les génies du passé.

    Le père Marin Mersenne (1588-1648), religieux de l’ordre des Minimes, contemporain de Cyrano, joua un rôle considérable dans la révolution scientifique du XVIIe siècle, moins par ses propres découvertes que par son rôle de « secrétaire de l’Europe savante ». Il fut le correspondant de Descartes (avec qui il s’était lié d’amitié au collège de La Flèche), Galilée, Huygens, Fermat, Torricelli, Gassendi, Hobbes, et bien d’autres. On le consultait pour sa culture et sa bonté mais aussi parce qu’il savait poser les bonnes questions. Pascal écrit de lui : « Il avait un talent tout particulier pour former de belles questions (…) ; mais (…) pas un pareil bonheur pour les résoudre (…) il a donné l’occasion de plusieurs belles découvertes qui peut être n’auraient jamais été faites s’il n’y eut excité les savants. ». Et Leibnitz : « Ce Père se partageait entre Robertval, Fermat, Gassendi, Descartes, Hobbes ; et il ne se souciait pas d’entrer avant dans leurs dogmes et leurs contestations ; mais il était officieux envers tous et les encourageait à merveille. »

  4. Il s’agit d’une allusion au livre de Raymond Ruyer, la Gnose de Princeton (Fayard, 1972) dont Aimé Michel a fait une recension dans Le futur selon la Gnose scientifique (voir La clarté, op. cit., p. 437, chapitre 16).
  5. Sur Vauban, voir Le peuple et les princes, dans La clarté, op. cit., p. 721. Quant au jugement sans appel qu’il porte sur les théories freudiennes, Aimé Michel s’en est longuement expliqué par ailleurs quelques années auparavant, voir par exemple la chronique n° 145, Le refus de l’idole – Débat contradictoire avec un lecteur à propos de la psychanalyse, mise en ligne le 15.04.2013.
  6. Aimé Michel n’avait pas bonne opinion de Gide, voir la chronique n° 242, La cathédrale engloutie – La culture français ligotée par les cancres et mise au tombeau, mise en ligne le 07.10.2013.
  7. Sur Jeanne d’Arc, à laquelle Aimé Michel vouait une admiration particulière, voir aussi la chronique n° 147, Ascèse et liberté – La libération du corps passe par la libération de l’esprit, mise en ligne le 22.04.2013.
  8. Il ne semble pas que Gustave Thibon ait répondu dans le journal. Peut-être l’aura-t-il fait dans une correspondance privée avec Aimé Michel ? (Sur Thibon voir la chronique n° 230, Le travail manuel – D’où diable nous vient ce préjugé qu’il n’est d’étude que livresque ? 10.09.2012).

    Par contre cet article sur Racine a provoqué l’émoi de nombreux lecteurs. Voici d’abord le courrier des lecteurs publié dans F.C. le mois suivant, précédé d’une mise au point de son directeur :

    [|Racine, ce Freud du XVIIe siècle|]

    L’article d’Aimé Michel « l’Âme perdue » (22 avril), consacré à Racine, a soulevé quelques remous parmi nos lecteurs. Notre collaborateur avait dit en commençant : « me permettra-t-on de déborder du côté de la réflexion littéraire, pas très orthodoxe ? » Il est évident que les racinophiles et les « littéraires » ne permettraient pas à un « scientifique » de parler d’autre chose que de science (on en est là dans la société française d’aujourd’hui, qui est paraît-il une des plus évoluées, des plus pluridisciplinaires et des plus libérales du monde). Comment oser comparer Racine à Freud ? Comment oser critiquer aussi le XIXe siècle, qu’il n’y a pas si longtemps Léon Daudet, après Léon Bloy, traitait obstinément de stupide ? Comment oser appeler Amiel un écrivain mineur ? Un « docteur ès lettres » de la région parisienne a pu ainsi traiter − sans rire − notre collaborateur d’aveugle et d’inculte. Pas moins !. On voudrait bien savoir combien de Français ont pris récemment la peine de lire presque tout Racine d’un trait, comme Aimé Michel. Mais passons…

    Une lectrice, « ancienne élève du lycée Racine » (à Paris) a écrit aussi.

    Je me permets ce tout petit mot à propos de votre chronique récente sur Racine (L’Ame perdue). Il est bien vrai que Racine est un auteur freudien mais est-il si mauvais que l’on découvre les replis noirs du cœur humain lorsqu’on le fait avec tant d’art ? Si les contemporains préoccupés par le sexe pouvaient redécouvrir chez Racine l’art de la litote, quel bienfait pour. nous autres lecteurs ! Et puis, sur sept grandes tragédies, nous avons tout de même Esther et Athalie dont l’esprit est tout autre. Et lorsque je pense à Goethe que vous évoquez au détriment de Racine, je me demande si, de Werther au second Faust, la passion amoureuse ne l’a pas tout autant occupé que Racine (et dans sa vie privée aussi certes…). Il me semble qu’avec la « Princesse de Clèves » où il n’est aussi question que d’amour, l’œuvre de Racine a été le point de départ de l’analyse psychologique, dans le domaine du cœur. Cela ne va pas sans intérêt ni sans mérite, pas sans danger non plus, mais la question de la peinture de la vérité en littérature reste ouverte. Barbey d’Aurevilly, qui s’y connaissait en matière de passion amoureuse et qui fut un grand écrivain catholique, affirmait qu’un écrivain a toujours été moral s’il a été vrai, c’est-à-dire s’il a décrit les turpitudes comme des turpitudes. A tout prendre le sort des héros raciniens ne nous apparaît pas très enviable : Racine sublime, mais ne farde pas.

    Ce que je voulais surtout dire, c’est que parmi les écrivains contemporains récemment disparus, il en est quelques-uns dont l’œuvre, très grande, n’a pas été consacrée exclusivement à la passion amoureuse.

    Faut-il citer Mauriac, si proche, me semble-t-il pourtant, de Racine ? Et Giono ? Et surtout Henri Bosco encore mal connu mais dont vous savez l’importance ? Et Malraux ? Et Giraudoux ? Et Camus ? Barrés ? Montherlant ? Bernanos, enfin !

    On pourrait discuter beaucoup longuement – et avec plus de pertinence – de votre article qui devrait susciter des réactions car beaucoup de vos lecteurs s’étonneront sans doute de votre sévérité, mais je n’ai que trop abusé de vos instants. J’ajouterai seulement que Racine me paraît assez peu chrétien à travers son œuvre mais qu’il a souffert sans aucun doute – et nous ne savons pas jusqu’à quel point – de ses égarements et de ses ingratitudes.

    [|*|]

    Mais ce n’est pas tout. Le 12 mars 1977, Aimé Michel écrit à son ami Jean-Pierre Tennevin, agrégé de lettres classiques et écrivain de talent. Dans cette lettre il lui fait part de son « idée qui ne court pas les rues » que si la civilisation française, depuis « le début du XVIIe siècle, vers la mort de Pascal », est « aveugle au monde intérieur », c’est la faute à Racine. C’est un résumé de sa future chronique en termes plus familiers : Racine, écrit-il, « a permis à l’élite pensante de penser bas en termes de sublime. On a pu ensuite faire pendant 3 siècles (et ça continue) du sublime sur la question de savoir si et comment X sautera Y qui se fait sauter par Z, etc. C’est le détournement de l’intellect typique et fatal. D’ailleurs regardez la gueule de Racine, épaisse, vulgaire. » Tennevin lui exprime son désaccord et lui sert des arguments contraires dans une lettre malheureusement perdue. Le 29 mars, Michel conclut « Racine : nous avons raison tous les deux et votre interprétation le rend aimable. N’empêche qu’après lui, la littérature française est devenue nulle jusqu’au père Hugo vieillissant (…). Pendant ce temps, ou avant, les Anglais, les Allemands… »

    Curieux d’en savoir plus j’ai demandé à J.-P. Tennevin de m’expliquer ses arguments. Voici ce qu’il m’a répondu :

    Cher Ami,

    Ce jugement péremptoire sur Racine est le seul point où j’ai divergé d’opinion avec Aimé Michel, et cela me fait de la peine, bien qu’il ne s’agisse que d’un détail de son immense pensée. Je comprends que de nombreux lecteurs aient été choqués par les termes presque vulgaires qui réduisent à des affaires de coucheries les problèmes passionnels des héros raciniens. La réponse que j’ai faite à l’époque en correspondance privée était très insuffisante. Sur votre invitation j’ai repensé le problème et vous livre mon plaidoyer en faveur d’un Racine bien plus profond (a). Et puisque tout est supposé avoir commencé avec Andromaque, prenons cette pièce comme exemple, quitte à reporter en notes les parallèles qu’on peut trouver dans d’autres pièces de Racine.

    Andromaque, captive du roi Pyrrhus, avait un fils….

    Intéressons-nous aux quatre acteurs principaux tels que les présente Racine dans la rubrique intitulée « personnages » qui précède les premiers vers de la tragédie. Nous avons donc :

    Andromaque, veuve d’Hector, captive de Pyrrhus.

    Pyrrhus, fils d’Achille, roi d’Epire (l’Epire correspond, en gros, à l’Albanie actuelle).

    Oreste, fils d’Agamemnon.

    Hermione, fille d’Hélène, accordée (c’est-à-dire fiancée) à Pyrrhus.

    Pour le public cultivé du XVIIe siècle, tous ces noms renvoyaient à des personnages chargées du lourd passé légendaire de la guerre de Troie et sur lesquels pesait une hérédité de gloire ou de malheur.

    Andromaque est la veuve du plus vaillant guerrier troyen : Hector, fils de Priam, qui a été tué au combat par Achille et indignement traité après sa mort : Achille, monté sur son char a traîné son cadavre, attaché par les pieds, trois fois autour des murailles de la ville ennemie.

    Pyrrhus, fils d’Achille, trop jeune pour avoir participé aux débuts de l’expédition, s’est distingué dix ans plus tard lors du pillage de la cité et des massacres perpétrés dans le palais du vieux roi Priam, sous les yeux mêmes d’Andromaque.

    Celle-ci est devenue la « captive » de Pyrrhus lorsque les vainqueurs se sont partagé un butin riche en or, en armes… et en femmes. Expliquons-nous sur cette notion de captive, telle que la concevaient les Grecs, et telle qu’on la comparera avec la façon dont Racine la comprend. Pendant la longue durée du siège, les chefs grecs, séparés de leurs épouses, disposaient d’une captive à laquelle ils n’avaient pas demandé son avis pour lui faire partager leur couche, d’ailleurs elles ne se rebellaient pas, car cela faisait partie des lois de la guerre. Ces femmes étaient des princesses ou des jeunes filles de haut rang capturées lors de la prise de villes alliées aux Troyens (b). L’Andromaque de la tragédie d’Euripide a même eu de Pyrrhus un fils qu’Hermione, épouse délaissée, cherche à faire périr. Chez Racine, Andromaque a un fils également, Astyanax, mais elle l’a eu de son époux. Normalement cet enfant aurait dû mourir lors de l’extermination voulue de la famille royale troyenne :

    … pour ravir son enfance au supplice
    Andromaque trompa l’ingénieux Ulysse
    Tandis qu’un autre enfant, arraché de ses bras,
    Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.

    Hermione, fille de la fameuse Hélène, dont le rapt a déclenché la guerre, et de Ménélas, roi de Sparte, a été fiancée à Pyrrhus. Ce sont les deux pères, Ménélas et Achille qui en ont décidé ainsi sous les murs de Troie, et Hermione qui était restée en Grèce avait fait de Pyrrhus son prince charmant. Après la guerre elle fut envoyée en Epire pour épouser le jeune roi dont elle tomba éperdument amoureuse. Elle fut vite déçue : remettant sans cesse le mariage à plus tard, Pyrrhus, amoureux d’Andromaque était plutôt embarrassé de sa présence, mais elle, déçue dans son amour, vexée dans son orgueil, envoya des messages à son père pour dénoncer la situation, et surtout pour lui apprendre que le fils d’Hector était bien vivant et qu’on élevait à la cour de Pyrrhus cet enfant qui, un jour peut-être, deviendrait dangereux pour la Grèce.

    À l’instigation de Ménélas, les rois grecs se sont réunis et ont décidé d’envoyer un ambassadeur à Pyrrhus pour exiger qu’on leur livre Astyanax, avec menace de guerre en cas de refus. Un prince grec a insisté pour être chargé de transmettre ce qui ressemble fort à un ultimatum, c’est Oreste, fils d’Agamemnon. Agamemnon et Ménélas sont frères et Oreste est depuis toujours amoureux de sa cousine Hermione, laquelle l’a sans cesse repoussé. S’il a demandé à être investi de cette mission c’est pour la revoir. Sachant ce qui se passe à la cour de Pyrrhus, il n’a qu’un but : échouer dans son ambassade. Dans ce cas il ramènera Hermione à son père et il pourra peut-être l’épouser. Il va donc tout faire pour recevoir un refus de Pyrrhus… Belle trahison à l’égard de ceux qui lui ont fait confiance, mais les héros raciniens sont prêts à tout pour conquérir l’objet de leur passion. Là où un héros cornélien agirait contre lui-même dans le sens de son devoir, le héros racinien fait exactement le contraire.

    De l’amour à la haine

    On voit dans quelles dispositions se trouvent les personnages. Lorsque le rideau se lève sur la pièce de Racine, c’est le matin du jour où Oreste arrive comme ambassadeur. Forcément tout doit se dénouer très rapidement et mettre fin à une situation qui dure depuis un an. Dans la rigueur des faits, il y a un an que Pyrrhus est amoureux d’Andromaque, depuis un an il lui propose un mariage sans qu’il se soit permis d’exercer sur elle des droits dont des souverains de l’Antiquité auraient usé et abusé depuis longtemps.

    Brutal et cruel en d’autres circonstances, le Pyrrhus de Racine se comporte sur ce point comme un gentilhomme très bien élevé du XVIIe siècle. Son ambition première est de conquérir le cœur de la femme aimée. C’est à cela qu’aspirent les héros raciniens, ils veulent d’abord être aimés pour eux-mêmes. Quant au « reste » libre à n’importe qui d’imaginer que, sans le dire, ils y pensent furieusement, mais les vers de Racine ne laissent échapper aucune allusion, même voilée, en ce sens ; on ne trouve rien qui évoque un désir physique ; le verbe embrasser n’est de mise que pour parler de l’amour maternel. La seule partie corporelle qui est nommée comme ayant pouvoir de séduction, ce sont les yeux, mais surtout parce qu’ils sont le reflet de l’âme et qu’on y lit, selon les cas, accueil favorable, indifférence ou condamnation.

    Alors si x est Pyrrhus et si y s’appelle Andromaque on n’a pas à se demander si x va coucher avec y mais s’il s’en fera aimer ou non, d’un amour qui ne peut se conclure que par un mariage. Pourquoi tant de réserve ? se demandera-t-on à notre époque d’impudeur banalisée. On remarquera d’abord que le genre comique (voir Molière) laisse passer pas mal d’allusions plus ou moins voilées à l’acte d’amour, mais la tragédie classique exige une dignité qui explique cette retenue. Si ce Pyrrhus de légende avait existé tel que nous le dépeint Racine dans une partie seulement de son intimité, je suppose que dans une autre partie il aurait satisfait ses besoins de mâle avec des dames de sa cour, aussi empressée que celles sur qui Louis XIV jetait son dévolu, mais la moindre allusion à ce genre de relations dans la tragédie d’Andromaque eût été aussi incongrue que si Racine, dans la préface, avait parlé lui-même de ses frasques avec des comédiennes (c).

    Pyrrhus a un côté chevaleresque, d’autre part la brutale revendication d’Oreste l’a vexé. Il oppose donc à celui-ci un net refus, dussent les Grecs se coaliser pour lui faire la guerre, dût-il voir son palais en cendres, il défendra jusqu’au bout cet enfant innocent en comptant bien que sa générosité lui fera mériter l’amour de celle qu’il aime…

    Dans la scène suivante, en présence d’Andromaque, il s’enthousiasme jusqu’à imaginer une guerre victorieuse où il relèvera les murailles de Troie et y couronnera son fils, mais Andromaque n’admet pas qu’un autre puisse réussir là où Hector a échoué, ce qu’elle demande c’est qu’il sauve son fils,

    Sans lui faire payer son salut de mon cœur…

    Tantôt fuyante tantôt agressive dans ses refus, elle exaspère Pyrrhus qui, enfin, éclate :

    Hé bien, madame, hé bien il faut vous obéir,
    Il faut vous oublier ou plutôt vous haïr,
    Oui, mes vœux ont trop loin poussé leur violence
    Pour ne plus s’arrêter que dans l’indifférence ;
    Songez-y bien, il faut désormais que mon cœur
    S’il n’aime avec transport haïsse avec fureur,
    Je n’épargnerai rien dans ma juste colère :
    Le fils me répondra des mépris de la mère ;
    La Grèce le demande, et je ne prétends pas
    Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats.

    Hermione, pas encore informée de ce retournement de situation s’apprête à recevoir Oreste qui espère bien l’emmener en Grèce avec lui. En attendant elle s’entretient avec sa confidente, Cléone, laquelle exhorte sa maîtresse à cesser de penser à Pyrrhus :

    – Ne m’aviez-vous pas dit que vous le haïssiez ?
    – Si je le hais, Cléone, il y va de ma gloire,
    Après tant de bontés dont il perd la mémoire
    Lui qui me fut si cher et qui m’a pu trahir !
    Ah ! Je l’ai trop aimé pour ne le point haïr.

    Nous avons là des personnages qui, en fait, n’aiment qu’eux-mêmes et changent, par dépit, l’amour en haine tout en restant prêts à accueillir un revirement de la part de celui ou celle qui fait l’objet de leur passion, passion beaucoup plus intellectuelle que charnelle. Ils ne s’inquiètent pas de savoir si des vies humaines peuvent être le prix de leur bonheur. Pyrrhus est prêt à soutenir une guerre :

    Coutât-il tout le sang qu’Hélène a fait répandre.

    Hermione, de son côté, déteste Andromaque qu’elle prend pour une intrigante qui a réussi à se faire aimer en jouant à la veuve éplorée. Elle serait ravie de savoir Astyanax immolé.

    Mariage, meurtre, suicide et folie

    Nous allons avoir une suite de rebondissements dont le malheureux Oreste reçoit chaque fois les derniers contretemps, mais en fait, Andromaque, sans qu’elle en convienne, est maîtresse du jeu. Sa confidente le lui dit bien :

    Un regard confondrait Hermione et la Grèce.

    On en arrive au point où Pyrrhus, excédé, décide son mariage pour le jour même avec Hermione (qui a la naïveté de le croire amoureux d’elle.) On prépare la cérémonie au temple où l’on doit, par la même occasion, sacrifier Astyanax… Mais Andromaque comprenant que c’est l’ultime moyen de sauver son fils accepte d’épouser Pyrrhus. La cérémonie aura donc lieu, mais avec un changement de partenaire, et Pyrrhus, allant plus loin que ce qu’on lui demande, à l’intention de proclamer Astyanax roi des Troyens.

    Il a la malencontreuse idée d’aller s’excuser et même se justifier auprès d’Hermione qui le renvoie après l’avoir maudit dans une scène d’hystérie qui est un chef d’œuvre du genre. Elle ne peut que confirmer l’ordre qu’elle a donné à Oreste : assassiner Pyrrhus et en même temps préparer leur fuite par la mer, qui baigne les pieds du palais.

    Ce que personne ne sait encore, à part Andromaque et sa confidente Céphise, c’est que la veuve d’Hector, pour se punir de cette apparente infidélité à la mémoire de son premier mari, se donnera la mort aussitôt après la cérémonie. Elle compte sur le côté chevaleresque de Pyrrhus et sur la haine des Grecs pour « redonner un père au fils d’Hector » et elle fait toutes ses recommandations à Céphise qui devra à la fois élever l’enfant et s’appliquer à maintenir Pyrrhus dans la bonne voie.

    Le mariage est donc conclu, mais devançant le coup de poignard qu’Andromaque allait se donner, Oreste et ses hommes se précipitent sur Pyrrhus et le tuent. Après quoi, au milieu du tumulte, les Grecs font retraite dans le palais et le spectateur est informé des événements par le récit qu’Oreste en fait à Hermione, celle-ci perd la tête à l’idée de la scène du meurtre et c’est au tour d’Oreste de se faire maudire quand il rappelle à Hermione que c’est elle qui a commandé cette mort :

    Ah fallait-il en croire une amante insensée ?
    Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ?

    Elle quitte les lieux et se suicide devant le corps de Pyrrhus.

    En apprenant cela Oreste perd la raison, et Racine ne se contente pas de lui faire exprimer ses égarements en vers sublimes, il respecte dans sa vérité clinique, le déroulement d’une hallucination précédant le déclenchement de la folie.

    Racine est un peintre génial de l’âme humaine, avec en plus le style d’un très grand artiste et un sens aigu du théâtre et de la « scène à faire ». Il a senti par intuition bien des choses que des savants ont par la suite classifiées avec un vocabulaire pédant et ses personnages principaux seraient tous d’excellents sujets d’étude psychologique. A condition de ne pas les récupérer n’importe comment.

    C’est ainsi qu’on a largement bêtifié sur Andromaque dont Chateaubriand a fait une chrétienne qui s’ignore, et d’autres un parangon de l’amour maternel (d). Andromaque n’exprime nulle part l’idée que son enfant est sa propre chair. Astyanax est plutôt, tel un objet sacré, l’héritage laissé par Hector. On veut bien croire qu’elle force les choses en noir lorsque, croyant Hermione toute puissante auprès de Pyrrhus, elle se jette à ses pieds :

    Laissez-moi le cacher en quelque île déserte…
    Et mon fils avec moi n’apprendra qu’à pleurer.

    Charmant programme d’éducation pour un enfant à qui les rêves sont interdits, on le voit lorsque, décidée à se donner la mort, Andromaque fait ses dernières recommandations à Céphise :

    Mais qu’il ne songe plus, Céphise, à nous venger ;
    Qu’il ait de ses aïeux un souvenir modeste,
    Il est du sang d’Hector, mais il en est le reste.

    En fait, pour elle, personne, même pas son fils, ne doit égaler Hector ou, pire encore, faire mieux que lui. Quand Pyrrhus, au début de la pièce, lui propose de ressusciter Troie et d’y couronner son fils, elle répond :

    Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère
    Je les lui promettais tant qu’à vécu son père
    Non, vous n’espérez plus de nous revoir encor
    Sacrées murs que n’a pu conserver mon Hector.

    Étrange femme qui vit dans le souvenir jaloux – et obsessionnel – d’un mort. Pyrrhus qui voit clair dans son âme lui dit :

    Ce fils même, ce fils, l’objet de tant de soins
    Si je l’avais sauvé, vous l’en aimeriez moins.

    Un autre trait montre l’étendue des connaissances de Racine : il sait avant la lettre, ce qu’est un choc psychologique, et les propos suivants d’Andromaque qui, à certains moments ressent une horreur autant physique que morale à l’idée d’un mariage avec Pyrrhus ajoutent encore à la vraisemblance de ses refus obstinés :

    Songe, songe, Céphise à cette nuit cruelle
    Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ;
    Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants
    Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
    Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
    Et de sang tout couvert, échauffant le carnage ;
    Peins toi dans ces horreurs Andromaque éperdue ;
    Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir à ma vue ;
    Voilà par quels exploits il sut se couronner ;
    Enfin voilà l’époux que tu me veux donner.

    Au-delà des amours contrariées

    Quoi qu’en dise Aimé Michel Racine soulève d’autres problèmes que celui des amours contrariées. Son éducation lui a fait subir l’empreinte de Port-Royal, puis au cours des treize années pendant lesquelles il se consacre au théâtre et acquiert la célébrité il se trouve en rupture avec la religion et soulève dans ses pièces le problème du mal, de la souffrance humaine injustement répartie selon le caprice des dieux, la mythologie étant un moyen fort commode d’exprimer une pensée métaphysique en la transposant dans l’Antiquité grecque.

    La doctrine janséniste, tout en prétendant rester attachée au catholicisme romain poussait au pire l’idée de la déchéance humaine causée par le péché originel ; de plus la grâce divine était supposée être seule à pouvoir nous éviter l’enfer éternel, mais elle restait parcimonieusement distribuée par Dieu selon un choix que nous n’avions pas à juger, la majorité de l’humanité n’étant qu’une « pâte à damnation ». Il fallait vivre en faisant le bien – et les gens de Port-Royal répandaient le bien autour d’eux – mais sans être certains que l’observation des commandements nous vaudrait le salut.

    Les Grecs avaient été touchés par le problème d’une fatalité qui s’abattait sur des familles ou sur des êtres voués à la désolation par la haine des dieux, et c’est cette fatalité injuste qui, du début à la fin de la période 1664-1677 apparaît dans plus d’une pièce de Racine (e). Avec Andromaque, c’est le personnage d’Oreste qui incarne cette persécution imméritée. Ecoutons-le se confier à son ami Pylade :

    … s’il faut ne te rien déguiser
    Mon innocence enfin commence à me peser.
    Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance
    Laisse le crime en paix et poursuit l’innocence.
    De quelque part sur moi que je tourne les yeux
    Je ne vois que malheurs qui condamnent les dieux.

    Dans la dernière scène, lorsque le même Pylade lui annonce la mort d’Hermione il adresse aux dieux des remerciements qui se veulent cyniques :

    Grâce aux dieux ! Mon malheur passe mon espérance !
    Oui, je te loue, ô Ciel, de ta persévérance.
    Appliqué sans relâche au soin de me punir,
    Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir ;
    Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
    J’étais né pour servir d’exemple à ta colère,
    Pour être du malheur un modèle accompli.

    On voit qu’il y a beaucoup à découvrir chez Racine, et des auteurs comme Balzac, Flaubert, Proust, à qui on a dû l’expliquer plus d’une fois en classe, lui sont certainement tributaires dans la peinture des dédales de la pensée humaine.

    Jean-Pierre TENNEVIN

    (a) Ce ne sont pas quelques lignes qu’il faudrait écrire sur le sujet, mais une thèse de doctorat en trois parties : 1) le désir charnel est-il l’obsession des personnages de Racine ? 2) S’il en est ainsi peut-on prouver que, par son œuvre, Racine aurait inspiré une orientation nouvelle à la littérature française ? 3) Est-il vrai que nous n’ayons aucun écrivain, depuis trois siècles, qui égale les grands auteurs des autres pays européens ?

    (b) Après la chute de Troie d’autres illustres captives suivirent les rois grecs sur le chemin du retour. Le sujet de l’Iliade a pour origine une querelle entre Achille et Agamemnon qui s’était emparé indûment de la captive d’Achille… On voit que c’est une notion bien ancrée chez les Grecs.

    (c) Sous des délais moins longs nous avons semblable situation dans la tragédie de Britannicus. Pour des raisons politiques Néron a fait enlever la petite-fille d’Auguste, Junie, amoureuse de Britannicus, qui est lui-même le demi-frère de l’Empereur. Mais Néron est aussi un esthète et voici comment il révèle à son âme damnée, Narcisse, dans quelles circonstances il est tombé amoureux de Junie :

    Excité d’un désir curieux,
    Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux,
    Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes
    Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes ;
    Belle, sans ornement, dans le simple appareil
    D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.
    Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
    Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence
    Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs
    Relevaient de ses yeux les timides douceurs.
    Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue,
    J’ai voulu lui parler et ma voix s’est perdue…

    Ne nous leurrons pas sur ce « simple appareil ». Dans le texte, avec l’adjectif « simple » il complète le « sans ornement » qui précède. Ne disposant pas de documents sur la vêture nocturne des dames romaines, Racine ne doit pas l’envisager autrement qu’à la mode de son siècle, comme le confirment les illustrations d’époque : une chemise de nuit qui descend du col jusqu’aux chevilles. Néron parle en artiste, pas en voyeur. Dans la suite du texte il confie son embarras à son confident : arrivera-t-il à plaire à Junie, et Narcisse qui a l’âme basse répond :

    Commandez qu’on vous aime et vous serez aimé.

    Les choses ne sont pas si simples pour Néron. Il offre le mariage à Junie et pour cela il est disposé à répudier son épouse Octavie. Junie réplique qu’elle n’a mérité :

    Ni cet excès d’honneur ni cette indignité.

    Comme elle s’obstine à dédaigner l’offre qui lui est faite, Néron se venge d’une façon odieuse en l’obligeant à manifester de l’indifférence à l’égard de Britannicus. C’est que les personnages de Racine ont une très haute opinion d’eux-mêmes. Ils trouvent injuste que l’objet de leur passion ne ressente pas une attirance réciproque et il arrive un moment où leur amour se transforme en haine.

    (d) Si l’on veut trouver une vraie mère chez Racine, qu’on parle plutôt de Clytemnestre dans Iphigénie. Quelle que soit la volonté des dieux, les exigences patriotiques et l’acceptation désolée d’Agamemnon, elle défendra sa progéniture avec un instinct animal :

    De mes bras tout sanglants il faudra l’arracher.

    (e) Dans la première pièce de Racine, intitulée la Thébaïde ou les Frères Ennemis, la fatalité affecte les enfants d’Œdipe, cet innocent pourtant maudit dans sa personne et dans sa lignée.

    Avec Iphigénie cette injustice des dieux apparaît encore dans le sacrifice imposé par l’oracle. Que ce soit la fille de Clytemnestre ou Eriphile qui doive être immolée, peu importe : les dieux sont-ils censés se repaître d’une mort humaine ?

    Enfin la dernière tragédie profane de Racine, Phèdre, nous montre une reine dont la famille subit la malédiction de Vénus. L’épouse de Thésée, roi d’Athènes, a été inspirée d’un amour insensé pour Hippolyte, ce fils que Thésée avait eu d’une reine amazone. En vain elle a cherché à se défaire de cette passion, feignant de haïr Hippolyte qu’elle a réussi à faire exiler, mais plus tard, lorsque tout le monde, autour d’elle, est persuadé de la mort de Thésée parti en expédition depuis six mois et dont on n’a plus de nouvelles, elle se déclare à Hippolyte, tout en maudissant les dieux et se maudissant elle-même.