HOMO AMERICANUS - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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HOMO AMERICANUS

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Bonnes gens, on vous trompe. Chaque jour, vous lisez dans la presse des textes, vous voyez à la TV des images vous montrant l’Amérique comme le pays où la Grande Pagaye décrite par le Voyant de Pathmos est en train de s’installer doucement, prolégomènes à ce que j’ai moi-même appelé l’Apocalypse molle1.

J’arrive d’Amérique2, et tout bien pesé, tout bien examiné, je crois honnête et urgent, dans la mesure où quelques personnes sont peut-être attentives à ce que j’écris, de déclarer qu’en apportant ma touche à ce tableau, je me suis trompé. Et non pas un peu, mais complètement, comme de prendre le jour pour la nuit. La Grande Pagaye viendra sans doute, et après elle l’Apocalypse, peut-être molle. Mais si quelqu’un dans ce monde le sait, si quelqu’un tente de prévenir cela et s’efforce dès à présent d’y trouver une parade, ce n’est pas de ce côté-ci de l’Atlantique qu’il se trouve. C’est en Amérique et nulle part ailleurs. Dans ce monde, en proie à l’angoisse du naufrage, un spécimen d’homme continue de regarder l’avenir avec sang-froid et de préparer notre affrontement à la tempête : c’est l’homme américain, Homo Americanus.

Sacro-sainte spécialité

Comme prototype de l’Homo Americanus, j’ai choisi Fred H. Beckman, de l’Université de. Chicago. Beckman est un savant, de quelle spécialité ? Répondre à cette question, la première que posera tout Européen, permet déjà d’entrevoir ce qu’il y a de radicalement nouveau dans l’Homo Americanus.

J’avais beaucoup entendu parler de lui depuis longtemps par des amis communs, mais sans jamais exactement comprendre quelle était « sa spécialité ». Sacro-sainte « spécialité » du savant européen ! Relisez, dans le récent discours d’adieu de Louis Leprince-Ringuet au Collège de France, les mélancoliques paragraphes où cet éminent chercheur décrit la vie ingrate d’un physicien dont la tâche académique s’achève en 1972 : pendant trente ou quarante ans, il a dû se faire l’esclave d’un approfondissement presque ponctuel, où les découvertes de portée universelle sont devenues quasiment impossibles, et dont les résultats sont tellement circonscrits dans leur cadre de technicité qu’il n’a pratiquement plus rien à dire à ses collègues.

Quelle était donc la spécialité de Beckman ?

Quand je lui posai finalement la question, il était onze heures du soir, et nous discutions sans désemparer depuis le début de l’après-midi dans son magnifique appartement perché au 28e étage d’un gratte-ciel dominant le lac Michigan et l’Université. Nous avions abordé un nombre incalculable de sujets tenant à la méthode scientifique, à la musique, à l’inconscient, à l’histoire, à la religion, à telle expérience de R. W. Sperry sur la séparation du cerveau droit d’avec le cerveau gauche, à la vie extra-terrestre, à la cuisine française, à la crise de la jeunesse, aux théories de Kammerer sur la coïncidence, et n’ayant toujours pas la moindre idée de « sa spécialité », j’étais de plus. en plus intrigué et émerveillé par son universalité3. En France aussi, nous avons des savants ayant une culture universelle, et Leprince-Ringuet en est lui-même un exemple digne d’admiration. Mais enfin, en France on sait que Leprince-Ringuet est un spécialiste des particules, et c’est à cela qu’il se réfère quand il parle sciences. Avec Beckman, impossible de savoir. Alors ?

Mon interlocuteur sourit d’un air timide. C’est un homme au visage plein de sensibilité et d’expression ; jeune, trente-cinq ans au plus.

– Ma spécialité ? Vous voulez dire mon curriculum ?

Le curriculum, il y a seulement dix ans, cela signifiait seulement en Amérique le « programme d’études », la série des études académiques accomplies dans le cadre universitaire. En France, être, par exemple, un « ancien élève de 1’Ecole polytechnique », c’est décliner son curriculum. Mais un X peut devenir n’importe quoi, un mathématicien professionnel, un PDG, un ministre des Finances comme M. Gisçard d’Estaing.

– Eh ! bien, dit-il enfin, voyons un peu cela. J’ai d’abord fait des études de psychologie, voyez-vous. Mais ce qui m’intéressait dans la psychologie, c’était son fondement physiologique. J’ai donc travaillé à des recherches de neurophysiologie, avec Kleitman, ici, à l’Université de Chicago4. Ces recherches ayant comme instrument l’électrophysiologie, j’ai glissé de l’étude du cerveau à celle de l’électricité, puis de l’électronique, puis à l’optique électronique, et de là à…

N’ayant pas noté sur-le-champ, j’ai oublié le reste, mais déjà, j’avais compris : mon Fred (car en Amérique, dès que la sympathie s’installe, on s’appelle par son prénom) était – un de plus – l’un de ces multiversitaires qui forment l’aile marchante de la science nouvelle, et dont, quelques jours plus tôt, j’avais rencontré à l’autre bout de l’Amérique, à Stanford, en Californie, quelques éblouissants exemples dont quelques-uns, comme Jacques Vallée, sont des Français ayant trouvé là-bas, non sans mélancolie, une libération intellectuelle vainement cherchée en France5. Ayant fait des études de psychologie, Beckman travaille maintenant sur le microscope électronique. Imagine-t-on cela chez nous ?

Un savant… versatile

A l’extrême rigueur, on pourrait concevoir ici un savant changeant de spécialité. Cela se voit quelquefois : si je ne me trompe, Monod fut d’abord géologue. Même cet exemple est significatif : avant son prix Nobel, Monod était très mal vu des biologistes français (il l’est du reste encore !), et ce qu’il a fait, il n’aurait jamais pu le faire ailleurs qu’à l’Institut Pasteur, qui est un institut privé, et sous crédits américains. Mais Beckman n’est pas un savant qui a changé de spécialité : il est un savant dont la spécialité est de passer d’une spécialité à l’autre à mesure que des idées nouvelles viennent stimuler son esprit de recherche6.

On désigne là-bas ce type d’esprit le plus recherché, le plus prisé, d’un mot dont les respectives connotations française et américaine expriment l’abîme qui sépare notre vieille Europe de l’Amérique nouvelle : on dit qu’ils sont versatiles. La versatilité, c’est-à-dire la polyvalence virtuelle, l’universalité, voilà ce que la nouvelle science américaine met au plus haut parmi les qualités du chercheur.

Qu’est-ce à dire, sinon que l’Amérique est en train de créer son type d’honnête homme au sens où l’entendait notre siècle classique. J’affirme, en pesant mes mots, que les craquements de l’Amérique sont ceux que fait entendre un grand arbre qui pousse, et que son désordre prélude à un nouveau classicisme. Vienne enfin la paix, et la République fondée par Washington donnera au monde son siècle de Périclès.

Aimé MICHEL

Chronique n° 96 parue dans F.C. – N° 1331 – 16 juin 1972. Les deux premiers paragraphes reproduits dans La clarté au cœur du labyrinthe, Aldane, Cointrin, 2008 (www.aldane.com), p. 408.


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 29 septembre 2014

  1. Voir la chronique n° 2, L’eugénisme ou l’Apocalypse molle (27.07.2009).
  2. Aimé Michel consacrera une série de quatre chroniques à ce voyage en Amérique de mai 1972 dont la présente fut la première publiée. Les trois autres sont les n° 97, Quand la machine nous apprend à penser – La naissance du traitement de texte, d’Internet et des moteurs de recherche (06.02.2012) ; n° 104, Software et politique, 01.06.2010 ; et n° 105, Comment la planification tue la recherche – L’exemple du Plan Calcul (20.02.2012). Dans cette dernière il brosse une vue d’ensemble de son voyage et insiste à nouveau sur la « très grande mobilité » des chercheurs qu’il a rencontré dans les cinq universités qu’il a visitées. Il reviendra sur ce sujet dans la chronique n° 208, La bousculade américaine – La source révolutionnaire de ce temps, c’est l’Amérique (05.12.2011).
  3. Telles étaient les conversations avec Aimé Michel et la versatilité de Beckman fut à n’en pas douter magnifiée par celle de son interlocuteur ! On peut d’ailleurs se faire une idée plus précise de ce que put être cet après-midi au 28e étage d’un gratte-ciel de Chicago en lisant quelques-unes des chroniques où les thèmes cités sont évoqués, par exemple :

    – la méthode scientifique : n° 78, L’ascèse du laboratoire (02.05.2011)

    – la musique : n° 384, Ce que l’oiseau siffle, l’homme est capable de le dire (La clarté, op. cit., pp. 160-163) ;

    – l’inconscient : n° 23 : La psychanalyse : connaissance ou chimère ? (07.12.2009)

    – l’histoire : n° 332, La providence et les microscopes… – Certaines ignorances sont providentielles (07.04.2014) ;

    – la religion : n° 240, La religion et le savoir – Un diagramme paléontologique qui réveille les grandes questions religieuses (15.07.2013)

    – la séparation du cerveau droit d’avec le cerveau gauche : n° 25, Le cerveau et l’énigme du « je », (29.06.2009) ;

    – la vie extra-terrestre : n° 103, Avant l’homme et au-delà – Un univers infiniment peuplé de créatures intelligentes (13.02.2012) ;

    – la crise de la jeunesse : n° 9, L’hormone de la contestation (28.08.2009)

    – les théories de Kammerer sur la coïncidence : n° 77, La science sauvage – Koestler, Kammerer, la loi des séries et l’hérédité des caractères acquis (16.05.2011).

    Et tant pis pour la cuisine française dont je ne me souviens pas qu’elle ait fait l’objet d’une chronique dans F.C. (mais dans d’autres journaux ou revues je n’en serais guère surpris !)

  4. Sur Nathaniel Kleitman, pionnier de l’étude physiologique des rêves, voir la chronique n° 71, La science des rêves (28.03.2011).
  5. L’informaticien Jacques Vallée est un ami proche d’Aimé Michel, voir la chronique n° 181, Des machines intelligentes – Ordinateurs intelligents de Turing et machines autoreproductrices de von Neumann (mise en ligne le 19.08.2013).
  6. Dans le cas de Fred Beckman et d’autres semblables le mot de « savant » devient encore plus suranné et celui de « scientifique » nettement plus approprié. On s’est habitué aujourd’hui à tous ces changements de vocabulaire venus d’Amérique.