Depuis plusieurs décennies déjà, grandit en moi l’impression de vivre dans un pays occupé. Je vis au Canada et exprime donc « une voix venue du fin fond dingo de l’Amérique » (libre adaptation de Robertson Davies). Je suis né dans un pays différent. J’ai consacré toute ma vie à l’observation des changements, des travaux des politiciens, des retombées sociales, sans toujours bien en saisir l’ampleur. Une chose insignifiante survenue au hasard fournit le déclic.
Par exemple, vous êtes à bord d’un trolleybus à Toronto à l’heure de pointe, quand il s’arrête sans prévenir et débarque ses passagers sur le trottoir dans l’attente du prochain trolleybus également surchargé. Une douzaine de passagers ne disposent pas de leur billet de correspondance les autorisant à monter à bord. Refus du conducteur de leur en délivrer un au prétexte qu’ils auraient dû s’en munir préalablement. Il sait que c’est stupide mais personne ne bronche. Chacun reste passivement sur le trottoir, sous une pluie fine et froide, attendant d’un air renfrogné.
Je décidai de prendre fait et cause pour ceux qui se trouvaient ainsi frustrés de leur service de transport et m’adressai au chauffeur qui m’intima l’ordre répété de sortir de son bus. Je notai ostensiblement le numéro de son badge ainsi que le numéro d’immatriculation du bus. Il n’en fut que plus arrogant, sachant pertinemment que toute plainte non soutenue par un battage médiatique serait méprisée par son syndicat. N’ayant abouti à rien, je descendis, pris à partie par les voyageurs agacés de mon intervention. Passe encore d’être trompés et exploités, mais pas de voir leur bus retardé.
Je demandais à ma vieille mère ce qui se serait passé dans la même situation par exemple vers 1960. D’après elle, les voyageurs se seraient ligués contre le conducteur, trouvant inconcevable que l’on puisse laisser passer pareille chose, et il se serait retrouvé licencié dans l’heure qui suivait, avec l’accord du syndicat.
Le communiste tchèque réformateur Alexander Dubcek écarté par les Russes en 1968 s’était rendu célèbre en disant : « Nous ne pouvons pas changer le peuple. Nous changerons donc le parti. »
On peut pourtant changer le peuple : ainsi au Canada, un peuple qui considérait l’avortement comme un meurtre s’est mis presque du jour au lendemain à le reconnaître comme un droit de la femme ; un peuple qui trouvait inconcevable le mariage entre deux personnes de même sexe est devenu un peuple qui le tient pour inévitable ; et ainsi de suite. Les catholiques de ce qu’ils étaient à ce qu’ils sont devenus après Vatican II ; les églises protestantes traditionnelles se sont vidées. Les gens changent.
Ces changements me choquent moins que l’incident du trolleybus, parce qu’ils ont été abondamment médiatisés et donc mis à distance, ils sont devenus abstraits.
Se faire avorter semblait une opération statistique par laquelle deux ne font plus qu’un, me racontait une femme. Elle s’était convaincue que c’était une « procédure nécessaire », on le lui avait confirmé, mais elle n’avait même pas eu besoin d’être rassurée, elle ne se considérait pas comme une « faible » femme, elle avait traversé toute la chose comme dans un sommeil. Ce n’est qu’après qu’elle réalisa soudainement, comme si les portes de l’Enfer s’étaient refermées sur elle, qu’elle venait en fait de tuer son enfant.
Mais combien sont dans son cas ? Nous avons appris à garder les choses à part soi, à s’assimiler à une unité statistique. La survie est à ce prix. La seule idée d’un impératif moral et personnel passe pour surannée et démente.
Sortez la tête et vous aurez ce que vous méritez. Je regarde autour de moi et je vois ces gens qui étaient capables hier de manifester dans la rue, devenus incapables de faire une histoire. Il arrive certes que quelqu’un, au lieu de faire des histoires, devienne soudainement furieux. Mais alors personne ne s’en soucie et chacun de passer son chemin.
Le matin du 7 novembre, combien d’Américains se sont réveillés avec le sentiment qu’il était arrivé quelque chose de terrible ? Plusieurs de mes amis républicains furent dans ce cas. En 2008, ils s’étaient réveillés en pensant qu’ils avaient perdu l’élection. En 2012, ce fut au contraire le sentiment qu’ils étaient entourés de gens qui n’avaient rien compris, qui n’avaient pas réalisés les enjeux et avaient laissé faire. Le peuple avait endossé les projets de réforme fiscale, le système de sécurité sociale, la destruction des institutions catholiques qui s’ensuivrait, etc. Il n’est pas possible de revenir en arrière. Les Etats-Unis étaient bien le dernier pays au monde à se laisser faire, à se laisser changer par la mécanique sociale. Ils en étaient fiers. Ils sont aujourd’hui devenus un pays sous occupation.
Austin Ruse, le 2 novembre, dans ces colonnes, nous rappelait que les Américains avaient rejeté le mariage homosexuel dans trente-deux référendums locaux. Même si des Etats progressistes comme le Maine ou le Maryland votaient en faveur, la majorité serait toujours solidement contre. Je n’étais pas d’accord. Je pense que dès qu’un seul référendum serait allé dans l’autre sens 1, si infime soit la majorité, les jeux seraient faits. L’autre camp aurait gagné. En l’espace d’un instant à l’échelle de l’Histoire, une majorité d’Américains se résignerait au mariage homosexuel comme une chose « inévitable ».
A titre personnel, ils seraient contre, mais ils garderaient leur opinion pour eux. Ceux qui continueraient de résister à l’ « inévitable », ce seraient ceux-là qui désormais irriteraient tout le monde.
La mission de l’Eglise doit se poursuivre sur cet arrière-plan. Le pape Benoît XVI le sait. Je ne suis pas sûr que beaucoup d’évêques l’aient compris : nous sommes devenus de parfaits étrangers dans la culture nord-américaine, comme dans tout l’Occident post-moderne ; nous sommes des Gershom, des étrangers dans un pays étranger ; nous sommes à nouveau des grains de sésame.
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Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2012/strangers-in-a-strange-land.html
Photo, l’État du Maine a approuvé le mariage homosexuel : le premier domino est tombé.