J’ai noté voilà peu, dans la presse, une annonce publicitaire pour une « Ligue athée » présentée par M. Francis Perrin, de l’Académie des Sciences. M. Francis Perrin est encore plus savant que je ne croyais : il sait que Dieu n’existe pas. Comment le sait-il ? Peut-être a-t-il cherché Dieu dans sa science et ne l’a-t-il pas trouvé, comme cet astronaute russe qui n’avait rien remarqué de surnaturel à 140 kilomètres d’altitude ? Il faut reconnaître que si tout ce que M. Francis Perrin n’a pas trouvé disparaissait de l’horizon, celui-ci serait très dégagé. a)
Je viens de penser avec sympathie à M. Francis Perrin et à sa Ligue en lisant d’un trait (parce qu’il est passionnant) le livre classique qu’Alexandre Koyré consacra naguère aux rapports historiques de Dieu et de l’Univers, vus par les philosophes et les savants (1). Sur le Maître de la nature, que n’ont pas dit ces grands hommes ! Comme ils ont toujours parlé avec assurance du Créateur de leur esprit, comme s’il les avait consultés avant de se mettre à l’ouvrage !
– Dieu (dit Palingenius, autrement dit Pier Angelo Manzoli, humaniste du XVIe siècle, dans son Zodiacus Vitae) pouvant être grand, a dû se vouloir tel, donc il n’a pas pu réserver ses forces, donc l’ouvrage du Tout-Puissant est infini. Sans quoi (c’est Pier Angelo qui le dit !) sa puissance et sa science seraient vaines.
Donc… Donc… Donc…
Le Zodiacus Vitae, publié en 1534 à Venise, était aux yeux du temps un livre scientifique destiné, entre autres choses, à établir si oui ou non l’univers est infini. On aura compris qu’à partir de son image de Dieu, Palingenius affirme l’infinité de l’univers.
Pas un instant l’idée ne lui vient que, peut-être, Dieu est un peu trop grand pour être ainsi manipulé : « Dieu a dû » dit-il, « donc Dieu n’a pas pu, donc… ».
Le plus étonnant n’est pourtant pas qu’un homme parle ainsi, mais que parmi ceux qui le lisent, aucun ne s’écrie « Holà ! » Non. Palingenius va être réfuté, certes, on lui montrera qu’il se trompe, mais non pas que sa démarche est ridiculement présomptueuse.
– Je suis sûr, dira de même un peu plus tard Giordano Bruno, qu’il ne sera jamais possible de trouver une raison même à moitié probable pour laquelle il dût y avoir une limite à cet univers matériel, et par conséquent une raison pourquoi les astres qui sont contenus dans son espace dussent ne pas être en nombre infini.
Bruno estime donc, lui aussi, que l’univers est infini, et ce, « parce qu’il ne sera jamais possible de trouver une raison pour laquelle… ». Et parce qu’il « en est sûr », on ne saurait douter de ce qu’il avance. Lui en tout cas ne doute pas que sa raison ait le droit d’ainsi se mettre à la place du Créateur. Cela coule de source que la pensée de Dieu puisse lui être inconcevable ne lui vient pas à l’esprit. Alexandre Koyré résume lumineusement le raisonnement de Bruno en ces termes
– S’il est possible pour Dieu de créer un monde dans notre espace, il est et il fut tout aussi possible pour lui de le créer ailleurs. Mais l’uniformité de l’espace, pur réceptacle de l’être, prive Dieu de toute raison de le créer là et non ailleurs (c’est moi qui souligne). De ce fait, toute limitation de l’action créative de Dieu est impensable… Le monde infini peut exister ; donc il doit exister ; donc il existe.
Eh, pauvre homme (ne peut-on s’empêcher de penser en lisant de telles énormités), sans même parler de Dieu, que sais-tu de l’« uniformité de l’espace » ? D’où tiens-tu qu’une chose « impensable », impensable à Giordano Bruno est par là même exclue ? Qui t’a dit ce qu’est un monde infini, et s’il peut ou non exister ? Tout de même, la science, en avançant, nous a appris à être plus modestes ! Tout de même, oui, vive la science ! b)
Mais peut-être le lecteur objectera-t-il qu’après tout Palingenius et Giordano Bruno (et Henry More, et d’autres que j’aurais bien envie de citer) ne furent pas de vrais savants, que les vrais esprits scientifiques montrèrent plus de circonspection. Et il est vrai que Koyré cite d’admirables passages de Képler ou de Galilée montrant combien l’affrontement au réel observable et expérimental peut rabattre l’orgueil le plus impérieux (je pense à Galilée).
– Je sens, écrit par exemple ce dernier (à propos de la question de savoir si l’univers est infini) que mon incapacité de comprendre pourrait plus proprement pencher vers l’incompréhensible infinité… Mais c’est là un de ces problèmes, heureusement inexplicables à la raison humaine (c’est moi qui souligne) et peut-être semblables à ceux de la prédestination, du libre arbitre et de tels autres où seules l’Écriture sainte et la révélation divine peuvent donner une réponse à nos questions…
Mais Galilée se complaisait quelque peu, pour embêter ses adversaires, à souligner la sottise des ratiocinations non appuyées sur l’expérience : il se rappelait toujours leur refus obstiné de jeter ne fût-ce qu’un coup d’œil dans sa lunette pour y voir les lunes de Jupiter, qui détruisaient leur système (c). Quand d’aussi bonnes raisons d’être modeste étaient absentes, quel retour en force de la présomption ratiocinante, y compris chez les plus grands ! Les textes de Descartes, de Newton, de Leibnitz cités par Koyré sont aussi stupéfiants que ceux de Palingenius et de Henry More (qui démontrait en un tournemain que Dieu, c’est l’espace). Descartes (je m’abstiens de le citer sur Dieu, c’est à la longue insupportable) :
– De cela seul qu’un corps est étendu en longueur, largeur et profondeur, nous avons raison de conclure que… ( ).
Passons la belle conclusion par profits et pertes, attendu qu’on ne sait pas si les corps sont « étendus en longueur, largeur et profondeur », et qu’on a toutes les raisons de croire, après trois siècles et demi de réflexion supplémentaire, que la réalité est infiniment plus obscure et compliquée (où sont les trois dimensions dans une transition quantique ?… ).
Ce Dieu-là n’existe pas
Newton et Leibnitz (résumé de leur polémique par Leibnitz lui-même)
– M. Newton dit que l’espace est l’organe dont Dieu se sert pour sentir les choses… Selon mon sentiment, la même force et vigueur subsiste toujours (dans la matière) et passe seulement de matière en matière suivant les lois de la nature et le bel ordre préétabli (2).
Que pouvaient savoir ces profonds génies, de pareilles questions ? Rien (encore que Leibnitz, descendant des hauteurs fumeuses où l’attaque Newton et où se situe aussi son « ordre préétabli », formule ici prophétiquement le principe de Lavoisier). Ils n’en pouvaient rien savoir, parce qu’en science, ce que l’expérience ne permet pas de vérifier, on n’en peut rien savoir, on l’ignore.
Seulement, il fut toujours plus facile de ratiociner dans l’invérifiable que de trouver l’expérience concrète permettant à la nature de répondre à nos questions par oui ou non. Et c’est le Dieu de Palingenius, de More, de Bruno, de Descartes, de Leibnitz et de Newton que M. Francis Perrin n’a pas trouvé, eh bien, cela ne nous étonne pas : nous non plus ! Ce Dieu-là, occasionnellement requis à jouer les commodités argumenteuses, n’existe pas, Dieu merci !
Remarquons que ce n’était pas celui de Pascal, ni de Pasteur, ni de tant d’autres savants qui surent quand même assez bien user de leur raison et reconnaître le mystère là où il est. Ce qu’aucune science n’apprend, mais où toutes elles nous poussent.
Aimé MICHEL
(1) Alexandre Koyré : Du monde clos à l’univers infini. Ce livre, constitué d’une série de leçons professées à Princeton, vient d’être édité dans la précieuse collection de poche Idées, chez Gallimard. C’est un chef-d’œuvre de l’histoire des sciences, et surtout de la philosophie des sciences.
(2) Lettre écrite en novembre 1715 par Leibnitz à la princesse de Galles (cette lettre est écrite en français, cf. Koyré, p. 284).
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Notes de Jean-Pierre Rospars
* Chronique n° 180 parue dans France Catholique-Ecclesia – N° 1425 – 5 avril 1974.
a) Aimé Michel, en critique du matérialisme, se plaît à relever les croyances de ceux qui croient ne pas en avoir. Cependant certains matérialistes se montrent plus prudents, tel le philosophe Yvon Quiniou qui, parce qu’il refuse toute métaphysique, s’interdit toute affirmation excédant les limites de ce qui est démontrable scientifiquement (« Darwin, l’église, le matérialisme et la morale » in Patrick Tort, dir. : Pour Darwin, PUF, 1997).
b) Voir la chronique L’univers est-il infini ? publiée ici le 4 mai 2009, en particulier la note (d).
c) Voilà l’une des idées à la fois les plus simples et les moins reconnues : l’esprit scientifique ne se confond pas avec l’esprit rationnel ! La Raison, belle déesse aux yeux verts, nous séduit et nous égare plus souvent que de raison. Dans le discours préliminaire de son célèbre Traité élémentaire de chimie (1789), le grand Lavoisier, invitait à « supprimer ou au moins simplifier autant que possible le raisonnement, qui est de nous, et qui seul peut nous égarer ; à le mettre continuellement à l’épreuve de l’expérience ; à ne conserver que les faits, qui sont des données de la nature et qui ne peuvent nous tromper ; à ne chercher la vérité que dans l’enchaînement naturel des expériences et des observations… ». Cette recommandation ne vaut pas uniquement pour le scientifique dans son laboratoire, elle vaut pour tout homme, même si son application pratique dans l’action ou la réflexion au jour le jour est encore plus difficile qu’au laboratoire…
C’est ce que, plus près de nous, n’a eu de cesse de répéter l’économiste, sociologue et philosophe Jean Fourastié, en particulier dans ce qui est encore aujourd’hui l’un des meilleurs livres que l’on puisse lire sur ce sujet Les conditions de l’esprit scientifique (collection Idées, Gallimard, 1966). La longue histoire des hommes, de leurs succès et de leurs égarements, montre à quel point « le raisonnement rationnel est à la fois une arme indispensable et un piège insidieux ». « La pensée rationnelle, résume-t-il, nous aide à ordonner notre pensée et nous permet d’exprimer et de communiquer notre connaissance ; elle peut aussi nous suggérer des hypothèses, c’est-à-dire la possibilité d’existence de certains faits ; mais elle ne peut ni suffire à prouver cette existence, ni nous permettre de découvrir des réalités absolument nouvelles, c’est-à-dire indépendantes de notre savoir antérieur. » Salutaire réflexion qui permet de se prémunir contre tous ces « Il n’y a qu’à » et « Il suffit de » qu’on nous sert dans l’ordre politique, et, dans un autre ordre, contre tous « les beaux systèmes qui, en trois coups de cuillère à pot, vous expliquent l’Homme, l’Histoire, la Pensée, la Conscience, l’Inconscient, et tous les mystères où nous nous débattons » (voir la chronique Doutes et balivernes, publiée ici le 20 avril 2009). Ce « sain esprit de doute » à l’égard de l’esprit rationnel ne permet peut-être pas de découvrir la vérité dont parle Lavoisier, du moins permet-il d’éviter les plus funestes erreurs.
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Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
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