La laïcité, c’est un peu comme le temps qu’il fait : tout le monde se plaint, mais personne n’y fait jamais rien. Alors même que celle-ci nous accompagne comme jamais dans l’histoire des hommes.
Pourtant, la réalité est plus compliquée qu’on ne le croirait en regardant autour de soi. Dans les sociétés développées, il y a de plus en plus de « sans » – des gens qui sont sans affiliation religieuse. Ce qui n’est pas du tout la même chose que d’être dépourvu de sens religieux (ou « spirituel »). Les media les entassent dans un bloc antireligieux, en espérant que, de concert avec le gouvernement et les tribunaux, ils pourraient s’entraider à évacuer la foi de la vie publique.
Cependant, au même moment, une « dé laïcisation » mondiale est en cours, car, tout au long de l’histoire, les masses ont montré qu’elles n’aimaient pas vivre dans une incroyance rigide. La dé- laïcisation comprend les pratiques New Age, « le fondamentalisme », (dans toutes les grandes religions du monde) et tout ce qui est entre les deux.
Le christianisme demeure la foi la plus répandue et celle qui croit le plus sur terre, et pourtant on ne s’en douterait pas si on s’en tenait aux informations des principaux media. (La croissance se fait principalement en dehors du monde développé.) Tout de même, la « laïcité » demeure essentiellement parmi nous et nous devons comprendre quelle est sa nature précise.
Le philosophe catholique canadien Charles Taylor a publié en 2007 « Un âge séculier » qui demeure l’étude la plus approfondie. Avec ses 874 pages, ce « butoir de porte » était difficile à attraper – et difficile à recommander à quiconque. Mais James K.A. Smith vient de sortir un résumé à usage beaucoup plus convivial : « Comment (ne pas) être laïc » et cela vaut la peine de s’y attarder un peu avant de passer pour de bon à Taylor.
L’ambiguïté de ce titre – être ou ne pas être laïc – reflète un des aspects de Taylor : il apprécie et critique à la fois l’ordre séculier moderne. J’ai assisté à Paris à une conférence de Taylor sur « Un âge séculier » peu après sa parution. J’ai été impressionné par le fait qu’il approuvait nombre de choses dans notre situation actuelle.
Une distinction clé est celle entre le moi poreux et le moi tampon. Plus tôt, Taylor avait écrit un autre gros volume : « Les sources du moi » un grand tour de philosophie à partir des grecs, mais de façon plus créative, décrivant ce que les philosophies successives ont fait de l’idée du « moi », elle-même construction moderne.
Le moi poreux est le moi de l’homme dans la plupart des époques et des lieux. Ce moi est ouvert à la nature et à l’esprit jusqu’à son cœur même. Il reconnaît qu’il peut être touché à tout moment – et même submergé – par des réalités plus grandes que lui, et qui donnent du sens à la vie.
Par contraste, (et de manière quelque peu simpliste) le moi tampon est une combinaison moderne, la personne est isolée aussi bien de Dieu que de la nature, et ainsi, obligée de créer son propre sens via la science, la technologie, et les projets humanistes. Même ceux d’entre nous qui rejettent cette vision des choses comme une grave erreur, en sont maintenant influencés inévitablement.
Mais ces distinctions ne sont pas aussi nettes, ni aussi établies qu’elles pourraient le paraître, argumente Taylor. Le moi tampon éprouve des pressions contraires en provenance de visions plus anciennes. C’est donc conflictuel, et sa laïcité est différente elle aussi, de ce qu’on a pu supposer.
Dans ce que dit Taylor, il y a trois manières d’être laïcs : Une laïcité classique, laïcité 1, qui existait à une époque comme le moyen âge, et équivalait, grossièrement, au « temporel » (et ainsi, pas nécessairement opposée à la religion).
La laïcité 2 – qui est le sens que nous lui donnons habituellement – est née de la philosophie des lumières et était consciemment en rivalité avec la religion.
Mais, affirme Taylor, les choses ne s’en sont pas tenues là. Il pose en principe une Laïcité 3, plus précisément là où nous en sommes aujourd’hui. Le moi tampon existe dans un univers qui se définit principalement dans la laïcité 2, mais il éprouve aussi un tiraillement, et peut-être la présence de la mère nature, hantée par l’esprit, signifiante et offrante – et la présence de Dieu
Taylor passe un long moment à déterminer comment il est devenu possible de croire à la laïcité 2 et à la laïcité 3. Nombreux sont ceux qui aujourd’hui pensent que l’image mécaniste de l’univers est la seule rationnelle – du simple bon sens. Bien sûr, ce n’est pas le cas. Il montre comment cette « emprise » sur les choses a, en fait, dû être construite de telle manière qu’elle a pu devenir un arrière-plan programmé, quelque chose de beaucoup plus difficile à défier que les arguments plutôt faibles des rationalistes contre l’existence de Dieu.
Nous avons une manière inexacte de raconter l’histoire, « des histoires de soustraction », qui proclament que notre vision du monde émerge quand on laisse tomber les superstitions et les absurdités. Historiquement, ce n’est pas ainsi que cela s’est passé. Le monde moderne a été construit et c’est pourquoi une partie du but de Taylor est de raconter une histoire très différente, qui est la seule manière de contrer l’histoire fausse.
Un problème pour le laïcisme, de nos jours est qi’il/elle sait que l’incrédulité n’est qu’un choix possible parmi beaucoup d’autres. Ce n’est pas seulement la confiance des croyants traditionnels qui a été « fragilisée » par le pluralisme. Le véritable fond du problème, ici – et c’est la plus grande contribution faite par Taylor – c’est de voir que la laïcité 3 est en fait une hypothèse, et pas un projet délibéré comme la laïcité 2.
Il est difficile de convertir les gens par des arguments, quand ils n’ont pas argumenté leur propre position. Et qu’à la place, ils ont supposé beaucoup de choses dont ils ne réalisent pas qu’il s’agit d’hypothèses. Ils supposent que leur vision des choses est libératrice, humanisante, alors qu’en fait c’est une image matérialiste brutale et même plus : une «structure d’un univers clos ».
De toute évidence, la vision inévitablement pluraliste de la laïcité 3 a été évaluée à note époque comme un athéisme pratique. Mais Taylor n’est pas convaincu que cela va continuer comme cela. Il a l’air de croire que les pressions continuelles que reçoit le moi tampon de part et d’autre, tendra à le pousser vers des directions non matérialistes et pas seulement vers une quelconque ancienne spiritualité, mais vers quelque chose de beaucoup plus robuste comme le catholicisme.
On peut émerger de cette profonde analyse en ayant l’impression d’entendre une conférence sur les causes de la délinquance juvénile, pendant que notre famille est en train de subir une invasion de sa propre maison. Mais même si Taylor ne répand pas un sentiment de grande alarme, ou même d’urgence devant notre situation – après tout, il est canadien – le sérieux de ce projet présente un espoir à long terme alors que nos options politiques à court terme ont l’air sans espoir.
Et il décrit l’émotion que certains convertis récents ont éprouvée : « on a l’impression de s’évader d’une structure plus étroite, pour entrer dans un champ plus large ce qui donne au monde un autre sens et correspond à la réalité.
Traduction de « How (not) to be secular »
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