Le 22 novembre dernier, Jacques Bergier dit à sa secrétaire : « Inutile de venir demain », rentra chez lui, sachant ce qu’il avait à faire, se recueillit et mourut.
La concierge qui s’occupait de son petit ménage le trouva le lendemain matin dans son lit, apaisé et souriant, ses yeux myopes à jamais fermés sur l’indicible qui fut l’unique pensée de son esprit prodigieux.
Que Bergier ait été l’un des génies de ce temps, seuls le savent ses amis, ou du moins ceux qui l’ont bien connu. J’étais l’un de ses trois ou quatre amis. Son départ me bouleverse, mais je n’éprouve pas le chagrin qu’en partant nous laissent ceux que nous aimons et dont, comme tout homme de mon âge, j’ai appris à connaître le goût amer. Non. Aucun chagrin. Je sais que cette âme d’enfant, juif orthodoxe et mécréant, n’a pu que reconnaître ce qu’il avait toujours cherché dans la lumière du suprême instant.
Au camp de la mort de Neve Bremme, déjà, il avait entrevu cette lumière. Pendant trois jours, tout nu dans la glace de l’hiver allemand, ses tortionnaires l’avaient fait tourner dans le camp, chargé d’une espèce de lourde croix. Lui qui riait de tout, je ne l’ai jamais entendu parler de Jésus qu’avec respect. Il avait connu dans son âme et sur ses étroites épaules de Juif de synagogue le poids affreux du supplice et de la haine.
Un jaillissement d’idées neuves
Le soir de sa mort, la radio annonçait la disparition d’un grand de la littérature : n’avait-il pas, avec Pauwels, écrit le seul livre d’idées de l’après-guerre, peut-être le seul livre d’idées depuis le XVIIIe siècle qui ait dépassé le tirage de quatre millions d’exemplaires dans à peu près toutes les langues du monde ?1 Cependant, j’ose le dire, aucun de ses livres ne donne, même de très loin, l’idée de ce qu’il fut. Il était, comme il l’a lui-même écrit, un « aveugle du style », ne voyant « aucune différence entre Paul d’Ivoi ou Jules Verne et Balzac ». Il n’était pas un écrivain. Il était un esprit profond, paradoxal, sarcastique, formidablement érudit, un jaillissement perpétuel d’idées neuves, provocantes, contradictoires, muni d’une foule de dons qui n’appartenaient qu’à lui seul, et qui disparaissent avec lui.
Pauwels a fait de lui un portrait éblouissant dans Blumroch l’admirable (a)2. Le livre n’est rien, du début jusqu’à la fin, que la conversation de l’auteur avec Blumroch-Bergier au cours d’un repas, un seul. Bergier, l’ayant lu, n’était qu’à demi-content, et vraiment le lecteur se demande pourquoi, surtout, compte tenu du sous-titre, qui laisse entendre que Blumroch appartient à un type d’humanité supérieure ! Et cependant Bergier avait sa raison de n’être pas satisfait : car le livre de Pauwels (et comment aurait-il pu en être autrement ?) ne rapporte que les propos d’un repas (reconstruit il est vrai avec le talent qu’on sait). Seulement, tous les repas avec Bergier auraient pu donner la matière d’un tel livre !
Des repas pleins de saveur
Puis-je rapporter quelques souvenirs ? Un jour, je prends avec moi, pour un de ces dîners dans un snack des Champs-Élysées, un ami d’Amérique, mathématicien, spécialiste de l’informatique avancée, qui étudie actuellement la mise en connexion des capacités (programmes et mémoires) d’une centaine de gros ordinateurs des pays scandinaves à la Californie, avec « teleconferencing intemporel » d’autant de spécialistes3. Bergier se fait expliquer l’opération, qu’il comprend en quelques minutes en mangeant des nouilles arrosées de Coca-Cola, il était d’ailleurs déjà au courant. Puis il se met à poser des questions et à proposer des idées. Les idées étaient tellement neuves, simples, paradoxales, que le spécialiste, abasourdi, sort un petit magnétophone de poche et se met à enregistrer. Cela dura jusqu’à minuit. Alors Bergier regarda sa montre et nous dit qu’il avait un rendez-vous (à minuit !). Pouvions-nous le déposer en taxi à tel endroit ?
Un peu plus tard nous le regardions disparaître dans la foule, traînant son énorme porte-documents bourré de revues scientifiques russes, allemandes, tchèques, que sais-je encore ? Il lisait toutes les langues occidentales « sauf le hongrois et le finlandais ».
– Il doit être fatigué ? me demanda mon ami.
– Pensez-vous ! Ce n’est pour lui qu’un repas ordinaire.
Combien de fois ai-je vu avec lui se répéter la même scène ! Et pas seulement à propos de sciences. Un jour, notre hôte fut un cinéaste éminent qui venait de présenter un documentaire sur la Crète. Dès les hors-d’œuvre, lui aussi, qui connaissait la Crète et son histoire comme sa poche, prenait des notes, se reprochant, quand Bergier s’arrêtait un peu, non pour souffler mais pour manger ses nouilles, de ne l’avoir pas rencontré avant.
Depuis l’âge de 4 ou 5 ans, il lisait quatre ou cinq livres par jour, en plusieurs langues. Je l’ai souvent regardé lire : un livre lui prenait environ vingt minutes4. Le plus étonnant est qu’il se rappelait tout : on trouve des erreurs dans ses livres, non des erreurs de mémoire, mais de lecture. Comme il le remarquait d’ailleurs avec humour, son pourcentage d’erreurs était du même ordre que celui des livres scientifiques.
Mais laissons là l’aspect phénoménal de son personnage. Si je parle de lui dans ce journal, ce n’est pas pour cela. D’ici la fin du siècle, l’ordinateur nous dispensera de cette utilisation particulière de l’esprit, que connaissaient déjà certains hommes de la Renaissance et de l’Antiquité.
Une simplicité d’enfant
Ce qui distinguait Bergier entre tous les hommes extraordinaires que j’ai connus, c’était sa simplicité d’enfant, sa pureté, son innocence, son absence de toute méchanceté. C’était surtout, ceci étant sans doute la source de cela, le secret de sa vie spirituelle. Il ne parlait des grands mystères de l’être qu’avec circonspection, et même se taisait, lui, l’intarissable. Il parlait à son vieux père (à qui il n’aura que peu survécu) comme un écolier respectueux. « Allô, papa ? », lui téléphonait-il, et l’on s’étonnait de la déférence et de la tendresse que prenait alors sa voix rocailleuse. C’était la seule occasion où l’on pût deviner un peu de ce que j’appelle le secret de sa vie spirituelle, que lui seul connut.
Car il vivait et pensait seul. Il laissait ses amis dans la foule et rentrait chez lui. Certes il a feint de raconter sa vie, mais en cachant sa vérité derrière d’énormes vantardises qu’il eût souri de nous voir prendre pour argent comptant. Un jour, j’entrai dans son bureau alors qu’il dictait : « Ne nous affolons pas, me dit-il, je suis en train de rédiger ma dix-huitième biographie apocryphe. » J’écoutai. Il expliquait comment il avait dévoilé en Allemagne même la supercherie nazie de l’incendie du Reichstag. Ne nous affolons pas !
Le monde serait différent…
Le vrai Bergier, alors, où était-il, derrière toutes ces biographies apocryphes (b) ?
Lui seul le sait, et Celui qui sait tout. Et en partie aussi, pour le plus superficiel, ceux qui lui décernèrent les décorations dont il était couvert, médaille de Héros de l’Union soviétique, Légion d’Honneur, les plus hautes distinctions militaires américaines et anglaises. Il était l’un des hommes les plus décorés du monde. Les journaux français ont peu parlé de sa mort. Les journaux américains ont consacré des colonnes à ses faits de guerre.
Mais tout cela, c’était encore le Bergier visible, superficiel. Le vrai Bergier, c’était celui du silence, celui qui, rentré seul le soir dans son capharnaüm de livres où il se retirait, cherchait le centième nom du Saint Béni-soit-il, comme il disait parfois, très rarement. Je le répète, ses nombreux livres ne le révèlent pas. Il est mort en emportant son secret, parce que son secret n’appartenait pas aux hommes.
De lui il ne reste que le sillage éblouissant des idées que semait sa conversation incomparable. Ceux-là seuls qui l’ont entendu savent que le monde serait différent s’il n’avait pas vécu : le monde serait plus méchant, plus absurde, plus défiant encore de l’avenir, plus malheureux. Car il était le contraire de tout cela. Il n’a jamais eu peur de la mort qui nous l’enlève. Non parce qu’il était stoïque, quoiqu’il le fût. Mais parce qu’il savait que la mort n’est qu’une péripétie de notre mystérieuse destinée5.
Aimé MICHEL
(a) Albin Michel.
(b) Dont il publia la dernière : Je ne suis pas une légende (Retz, 114, Champs-Élysées, Paris 8e, 1977).
Chronique n° 318 parue dans F.C.-E. – N° 1670 – 15 décembre 1978. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, Aldane, Cointrin, 2008 (www.aldane.com), pp. 729-731.
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Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 24 novembre 2014
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 24 novembre 2014
- Le matin des magicien : introduction au réalisme fantastique, Gallimard, 1958 (Folio n° 129) écrit en cinq ans par Louis Pauwels à l’aide d’une documentation rassemblée et discutée par Jacques Bergier, est un livre difficile à classer, un patchwork qui mêle réalité et fiction, essais et science-fiction, faits avérés et invérifiés, spéculations audacieuses et fragiles, le tout transporté par une sorte d’allégresse communicative, une espérance en des temps nouveaux. Pauwels ne s’avance pas masqué car dès la préface il annonce : « Ce livre n’est pas un roman, quoique l’intention en soit romanesque. Il n’appartient pas à la science-fiction, quoiqu’on y côtoie des mythes qui alimentent ce genre. Il n’est pas une collection de faits bizarres, quoique l’Ange du Bizarre s’y trouve à l’aise. Il n’est pas non plus une contribution scientifique, le véhicule d’un enseignement inconnu, un témoignage, un documentaire, ou une affabulation. Il est le récit, parfois légendé et parfois exact, d’un premier voyage dans des domaines de la connaissance encore à peine explorés. Comme dans les carnets des navigateurs de la Renaissance, la féérie et le vrai, l’extrapolation hasardeuse et la vision exacte s’y mêlent. C’est que nous n’avons eu ni le temps ni les moyens de pousser à fond l’exploration. » On ne saurait mieux prévenir le lecteur ! Dès sa parution le livre rencontre un vif succès et fait « se pâmer toutes les femmes du monde et tout ce que les salons de Paris et de province comptent de Trissotins ». Inévitablement les critiques pleuvent de tous bords. Du côté des rationalistes, dans Le crépuscule des magiciens – Le réalisme fantastique contre la culture (éditions rationalistes, Paris, 1965, auquel j’emprunte la citation sur les Trissotins), les plus indulgents concèdent que le livre « renferme des vues généreuses et des idées pertinentes, éparpillées tout au long des cinq cents pages, et qui n’en constitue pas moins, dans sa matière essentielle (…), une œuvre néfaste susceptible d’égarer la pensée hors des voies rationnelles de la réflexion. » (R. Imbert-Nergal). Mais pour les plus sévères comme l’astrophysicien Evry Schatzman, « ce livre est le livre de la raison abolie, du monde à l’envers ; il est l’apologie de l’irrationnel. ». Du côté des amateurs de science-fiction, on se déchire entre partisans et adversaires du Matin des magiciens et de son rejeton, la revue Planète. Gérard Klein, fondateur de la collection Ailleurs et Demain et auteur de SF lui-même va même jusqu’à parler d’une « immense duperie ». Aujourd’hui les passions sont retombées. Le Matin et Planète sont devenus des sujets de thèse. Qu’en reste-t-il ? Peut-être l’expression d’une intuition plus durable que les exemples souvent maladroits qui tentaient de l’illustrer : « On définit généralement le fantastique comme une violation des lois naturelles, comme l’apparition de l’impossible. Pour nous, ce n’est pas cela du tout. Le fantastique est une manifestation des lois naturelles, un effet du contact avec la réalité quand celle-ci est perçue directement et non pas filtrée par le voile du sommeil intellectuel, par les habitudes, les préjugés, les conformismes. » (Préface, p. 22).
- L. Pauwels : Blumroch l’admirable ou Le déjeuner du surhomme, Folio n° 1062, Gallimard, 1976. En voici un bref extrait où Pauwels entame le dialogue et Blumroch-Bergier lui répond : « – Le sentiment général est apocalyptique. – Ce n’est pas parce qu’un sentiment devient général qu’il devient vérité. – L’humanité a connu de grandes catastrophes et plusieurs fins du monde. – Les pessimistes oublient une chose. Nous avons été sélectionnés pour la réussite. – Comment cela ? – Nous sommes les descendants des survivants. – Nous ne finirons donc pas ? – Je vais vous faire une prophétie. Nous ne finirons ni en explosant ni en pleurnichant. Nous ne finirons pas. C’est tout. » (p. 86).
- Il s’agit de Jacques Vallée. Dans son livre Science interdite. Vol. 2 : Journal 1970-1979. California Hermetica (trad. G. Béduneau et F. Turcat, Aldane, Cointrin, 2013), où il est souvent question de Bergier, Vallée raconte sa première rencontre avec Bergier, en compagnie d’Aimé Michel. Elle a eu lieu le 4 décembre 1973 et pourrait correspondre en partie au dîner évoqué dans cette chronique : « Il neigeait quand nous avons quitté l’appartement d’Abellio. En allant voir Louis Pauwels sur les Champs-Elysées, nous avons trouvé Jacques Bergier dans l’ascenseur. Pauwels, dans sa persona littéraire, est un homme intelligent et fin, un optimiste qui croit à un bonheur des masses basé sur les loisirs rendus possibles par le système capitaliste. Depuis le bureau de Pauwels, nous avons suivi le couloir pour aller voir Bergier. Le contraste était frappant. Manuscrits, livres, tirés à part et journaux dans toutes les langues s‘entassaient sur son bureau, une pile si haute qu’on pouvait à peine voir sa tête chauve derrière le papier : – Alors, comment allez-vous ? lui a demandé Aimé avec sollicitude. On a récemment diagnostiqué un cancer chez Bergier. – Très mal, je vais de pire en pire, a répondu la tête chauve derrière la muraille de livres. Sa voix était inhabituellement plaintive et faible. Comme nous cherchions quelque chose à dire pour le réconforter, il nous devança : – Voyez-vous, je m’enfonce de plus en plus profond dans la paranoïa. Nous avons éclaté de rire avec soulagement quand il a ajouté : – Ce qui rend mon cas spécialement grave, c’est que je suis un paranoïaque à l’envers : je crois qu’il existe une conspiration pour m’aider ! Nous sommes sortis pour prendre le café. Il était tellement satisfait de notre conversation qu’il nous a emmenés au Beluga, son restaurant russe favori. J’ai dévié la discussion vers les Ovnis. Ce n’est pas tous les jours qu’on dîne avec Jacques Bergier. (…) Après le dîner, nous avons ramené Bergier à son appartement qu’il appelle les Folies Bergère. Dans le taxi, il a trouvé le temps de réciter plusieurs théorèmes qu’il prétend avoir découverts, notamment la première loi de Khéops : “Les ouvriers ont tendance à travailler de moins en moins.”
- Tous les portraits de Bergier décrivent sa boulimie de lecture. Voici ce qu’en dit Louis Pauwels : « À peine débarqué de l’avion qui le ramenait de Mauthausen, vêtu de son pyjama rayé, oubliant de rentrer chez ses parents, Bergier s’était assis sur un banc des Tuileries, les genoux chargés de revues techniques et scientifiques. Il n’avait rien de plus urgent à faire que savoir dans quel monde il revenait. C’était le monde du triomphe faustien à courte échéance. Sur son banc, les yeux dévoreurs, pareil à une marionnette funèbre, il entrait avec délectation dans un univers de technique pure illuminé par la lueur froide, l’intelligence objective du Grand Ordinateur. Une civilisation avait été sauvée, mais elle avait changé de visage. La révolution du savoir et du savoir-faire déferlait. On allait sortir de l’histoire humaine-trop-humaine. On allait passer à l’exploitation rationnelle de l’usine Terre, tirer le meilleur parti de l’énergie cérébrale. Le pain était sur la planche pour les ingénieurs aux mains propres. » (Louis Pauwels, La philosophie de Planète 4, Planète n° 28, mai-juin 1966, p. 8) Aimé Michel raconte : « Je me rappelle ma naïve déception un jour que je lui en dédicaçai un, œuvre d’années de travail et de six mois de rédaction. Il le feuilleta en ne cessant de bavarder d’autres choses et de s’empiffrer de gâteaux, puis le referma. – J’espère qu’il vous intéressera, avançai-je. – Mais ça y est, je l’ai lu de A à Z et nous allons en parler. Et, en effet, après un quart d’heure de lecture apparemment distraite, il connaissait le livre presque aussi bien que moi-même. Cela se passait en 1958. Le printemps dernier, il me reparlait de ce livre sans en avoir rien oublié. » (Question de, n° 28, janvier-février 1979, Le Figaro Magazine, 2 décembre 1978). Le livre en question est Mystérieux Objets Célestes, Arthaud, 1958.
- De tous les textes que j’ai lus consacrés à Bergier, cette chronique est la plus émouvante. J’ai aussi entendu il y a quelques années, lors d’une réunion organisée par les Amis de Jacques Bergier, une conférence faite par sa secrétaire, la poétesse Janine Modlinger, qui m’a touché et qui rejoint le propos d’Aimé Michel : ce qui rend Bergier attachant ce ne sont pas ses écrits, souvent si décevants (bien qu’il y ait des exceptions, voir la note 3 de la chronique n° 24, La quarantaine des dieux, 03. 05.2010), mais sa conversation, l’homme en un mot.