Le 12 mars 1906, dans le petit village lorrain d’Haussonville, on assiste à un spectacle étonnant. Un détachement de cavalerie d’une quarantaine d’hommes se déploie en bataille devant le porche de l’église paroissiale. Le lieutenant Charles de Rose, chef du peloton, est à cheval devant ses hommes. La foule des villageois est assemblée à proximité immédiate, silencieuse malgré les mouvements d’hostilité qui la traversent. Le curé, l’air grave, se tient devant la porte de son église. Le silence est pesant, l’heure est lourde. Pourquoi un tel état de tension dans cette petite bourgade française ?
La « querelle des Inventaires », comme on l’appelle aujourd’hui, n’est que le dernier point d’orgue d’une série de mesures anticléricales qui s’intensifient à partir de 1902 : laïcisation progressive des écoles, expulsion hors de France des congrégations religieuses ; rupture des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège.
Cette politique anticléricale aboutit à la loi de séparation des Églises et de l’État votée le 5 décembre 1905. Cette loi exacerbe les antagonismes et achève de dresser les Français les uns contre les autres. Elle connaît un douloureux appendice : l’inventaire des objets contenus dans les lieux de culte. L’État devenant désormais propriétaire de tous les biens immobiliers et mobiliers de l’Église, il souhaite en dresser la liste. Le 2 janvier 1906, une circulaire ministérielle informe les fonctionnaires en charge de cet inventaire qu’ils doivent demander l’ouverture des tabernacles afin de répertorier les vases sacrés. Cette décision choque profondément les catholiques qui considèrent que cette exigence est sacrilège et qui craignent des profanations.
Soutenus par le pape Pie X, plusieurs évêques entrent en résistance. Ils demandent à leurs curés de ne pas ouvrir les portes des sacristies, ni a fortiori celles des tabernacles. Par ailleurs, ces inventaires donnent lieu à des manifestations d’hostilité de la part de la population. La plupart du temps calmes et silencieuses, ces manifestations se transforment parfois en violentes échauffourées. Le gouvernement décide alors de faire appel à l’armée pour assurer la protection des fonctionnaires, surveiller l’inventaire, mais aussi, le cas échéant, forcer les portes de la sacristie. Pour les officiers catholiques commence alors une douloureuse épreuve. Ils sont écartelés entre leur foi et leur devoir de soldat, tout en craignant pour leur carrière, un refus d’obéissance ayant de très lourdes conséquences dans l’armée.
« Forcez les portes »
C’est dans ce contexte tendu que le lieutenant Charles de Rose apprend qu’il est désigné pour veiller au bon déroulement de l’inventaire de l’église d’Haussonville (Meurthe-et-Moselle). L’ordre est formel : « En cas de refus du desservant, forcer les portes, coffres-forts et placards. » Cette mission le bouleverse. S’il ne souhaite en aucune façon donner cet ordre à ses soldats, il n’a pas envie de poser un acte de désobéissance publique qui risquerait de briser sa carrière. Pendant les heures qui suivent et jusqu’au dernier instant, Charles de Rose met tout en œuvre pour essayer de contourner le dilemme. Il écrit tout d’abord au curé d’Haussonville pour lui faire part de ses scrupules, et il lui demande de considérer la présence de la force armée comme une raison suffisante pour céder. Devant le refus de l’ecclésiastique, qui ne veut pas désobéir à son évêque, de Rose écrit à son supérieur pour lui expliquer la situation, espérant sans doute être relevé de cette mission.
Cependant, c’est bien lui qui se retrouve à Haussonville le matin du 12 mars. La porte de l’église est ouverte, mais pas celle de la sacristie. Le lieutenant fait observer au commissaire de la République qu’il suffit d’aller quérir un serrurier pour ouvrir la porte. Cependant, les deux ouvriers pressentis refusent, n’osant pas prendre part à cette effraction. Arrive alors le moment tant redouté où Charles de Rose est censé donner l’ordre à ses soldats d’enfoncer la porte. Mais l’officier s’y refuse et déclare : « Je suis ici pour maintenir l’ordre, non pas pour forcer la porte de la maison de Dieu. » Pour lui, le service de Dieu passe avant tout et il ne peut faire taire sa conscience.
Ce refus d’obéissance est considéré comme une faute grave contre la discipline militaire mais aussi comme une prise de position politique sans équivoque. De retour au régiment, le lieutenant de Rose se met à la disposition de son colonel. Il est emprisonné et passe en conseil de guerre. Acquitté de justesse, il est cependant mis en non-activité, c’est-à-dire qu’il doit quitter l’armée pour une durée indéterminée. Il réintégrera la cavalerie quand sa punition sera jugée suffisante.
Objection de conscience
L’acte de liberté posé par Charles de Rose met en évidence sa force de caractère, sa droiture, mais aussi l’intensité de sa foi. Il préfère prendre le risque de briser sa carrière militaire plutôt que de transiger avec son idéal de chrétien. Toujours loyal envers ses supérieurs, il n’a pas agi par bravade inconsciente. Au contraire, son objection de conscience a été mûrement réfléchie et elle est parfaitement assumée devant le conseil de guerre.
Ce refus d’obéissance et la sanction qui en découle auraient dû normalement pénaliser toute la carrière du jeune officier. Il n’en est cependant rien. Pourrait-on dire que sa fidélité au Christ lui permet de s’ouvrir à de nouvelles opportunités ? Pendant sa période de non-activité, de Rose travaille comme ingénieur et se passionne pour l’aviation naissante. Réintégré dans l’armée en 1909, il devient le premier officier aviateur de l’armée française, puis le fondateur de l’aviation de chasse pendant la Première Guerre mondiale. Il acquiert ainsi une double renommée : héros de Dieu et héros de l’aviation.
Charles de Rose, le pionnier de l’aviation de chasse, Jean-Noël Grandhomme, Thérèse Krempp, éd. La Nuée bleue, 2003, 320 pages, d’occasion.