En France, l’État peut-il être neutre par rapport à la question religieuse ?
Abbé Vincent-Marie Deslandes : La question religieuse est commune à tous les hommes : l’homme croit et aspire naturellement à un Être infini. Nombreux sont les philosophes et les théologiens qui ont montré que cette croyance n’est pas absurde, et que ce désir naturel n’est pas vain : cet Être existe. La religion est le moyen de se tourner vers lui. On a ainsi expliqué l’étymologie du mot « religion » par le verbe latin religere, « relier ». La religion permet à l’homme de s’unir à Dieu. Or l’homme n’est pas fait pour vivre seul : la vie sociale lui est innée. La soif de Dieu qu’il porte en lui s’exprime donc naturellement au plan individuel comme au plan communautaire. Or la nation n’est que la communauté la plus étendue. Comment peut-elle donc refuser d’aborder la question religieuse sans s’interdire d’envisager, dans les citoyens, un pan fondamental qui la compose ?
Le relativisme religieux promu par l’état induit-il une fausse perception de la laïcité ?
Le terme « laïcité » désigne traditionnellement une personne ou une chose qui n’est pas consacrée à Dieu : « qui n’est ni ecclésiastique ni religieux », selon la définition de Littré. En France, on entend le mot « laïcité » sous un angle tout différent : il désigne une neutralité à l’égard des personnes et des choses religieuses. Le pouvoir laïque n’est donc pas au même niveau que les communautés religieuses qui composent le pays mais au-dessus d’elles. Il entend dans leur domaine, à savoir les croyances religieuses, se montrer juge à leur sujet. En effet, l’exclusion systématique des considérations religieuses dans le domaine de l’État – législatif, judiciaire, culturel, scolaire, militaire, etc. – revient à prendre parti contre ces dernières et à exercer à leur égard un totalitarisme insidieux ou déclaré. La nature ayant horreur du vide selon l’adage bien connu, ce sont des idoles fabriquées par l’homme qui tiennent la place d’où Dieu a été chassé : « La neutralité idéologique présumée de l’État libéral, qui exclut sélectivement la liberté d’un témoignage transparent de la communauté religieuse dans la sphère publique, ouvre une brèche à la fausse transcendance d’une idéologie occulte du pouvoir », remarquent les membres de la Commission théologique internationale (La Liberté religieuse pour le bien de tous, Cerf, 2019). L’athéisme n’a-t-il pas lui aussi son dogme et ses prêtres ?
Quelles sont les conséquences de ce relativisme ?
Nombre de dirigeants ou d’influenceurs politiques tiennent l’aspiration au « vivre ensemble » pour la norme suprême devant laquelle toute autre considération doit plier.
Or les croyances en lesquelles se reconnaît un fidèle de Mahomet contredisent sur de nombreux points la foi judaïque ou la foi chrétienne. Elles s’opposent aussi à ce que le courant dominant en Occident présente aujourd’hui comme ses propres « valeurs » qui, par la violence avec laquelle des groupes de pression veulent les imposer, présentent un caractère dogmatique – et donc similaire à quelque chose de religieux : primauté de la loi positive humaine sur la loi divine – la loi de la République est supposée supérieure aux Dix Commandements ou à la charia – ; primauté, également, de la loi positive humaine sur la loi naturelle – valeurs LGBTQ+, avortement, euthanasie, etc.
L’adhésion à des vérités intellectuelles ou pratiques est donc au cœur de la croyance religieuse. Or on ne peut affirmer en même temps et sous le même rapport que deux croyances religieuses contradictoires sont vraies. Le désaccord en matière religieuse est donc inhérent à la nature même de la croyance, comme l’a mis en exergue récemment le philosophe Roger Pouivet dans un essai incisif, La Cohabitation des religions. Pourquoi est-elle si difficile ? (PUR, 2024). Tout effort de conciliation entre des croyances contradictoires ne peut en effet se faire que par l’élaboration d’un tronc commun de la foi qui sera nécessairement formé par le plus petit dénominateur commun entre ces dernières. Ce syncrétisme fourre-tout ne peut que mener à l’athéisme ou, par réaction, à la violence. Comment penser sérieusement qu’un croyant authentique se laisserait prendre à un tel succédané et ne défendrait pas sa foi, les armes à la main si nécessaire ? C’est ce que fait l’islam. Cette conception erronée du fait et de la croyance religieux relève donc pour le moins, de la part de ceux qui la véhiculent et de ceux qui y adhèrent, du wishful thinking et du self-deceiving (« prise des désirs pour des réalités » et « duperie de soi ») mis en lumière par le philosophe américain Donald Davidson.
Dans le débat sur la relation entre le christianisme et les autres religions, l’idée avance que toutes les religions se valent. De quand date cette théorie du pluralisme religieux ?
Les théories relativistes qui justifient le pluralisme religieux trouvent leurs fondements philosophiques chez les Lumières et chez Kant. Pour ce dernier, l’esprit humain est incapable de connaître ce qui dépasse l’ordre des phénomènes, c’est-à-dire ce qui apparaît aux sens. Toute pensée religieuse est donc affaire de foi, c’est-à-dire de croyance pure.
Comment définir la Vérité si toutes les religions se targuent de détenir la vérité ?
Le principe de contradiction est sous-jacent à tout raisonnement : je ne peux porter en même temps, et sous le même rapport, tel jugement et son contraire. Soit Jésus-Christ est Dieu, soit il ne l’est pas. Soit il est ressuscité, soit il ne l’est pas. Si l’on soutient que toutes les croyances religieuses sont vraies, bien qu’elles se contredisent souvent en plusieurs points, cela revient à dire qu’aucune d’entre elles n’est vraie. L’égalitarisme de tous les citoyens devant la loi, principe – théorique – des sociétés fondées sur la Déclaration des droits de l’homme, se traduit en matière culturelle, esthétique, éthique et religieuse par une prétendue neutralité qui ruine la notion même de vérité et n’est rien d’autre qu’un scepticisme féroce qui ne dit pas son nom.
Au contraire, l’Église est à même de prouver que ce que Dieu lui a appris de lui-même est authentique, principalement parce que la doctrine qui s’y trouve révélée ne contredit pas les conclusions auxquelles aboutit le raisonnement philosophique droitement mené, avec le seul secours de la raison saine.
D’autre part, la Vérité est Jésus-Christ : il l’a dit lui-même dans l’Évangile. Aussi, quand l’Église enseigne, ce n’est pas sa propre doctrine qu’elle propose mais celle de son Maître, qui ne peut ni se tromper ni tromper les hommes. C’est Dieu lui-même qui se révèle et sa Parole, à laquelle le chrétien donne foi, le met en relation avec lui. Ce rapport intime à la Vérité qui est une Personne et qui justifie l’assentiment que l’on donne à son message, n’existe pas dans les croyances des autres religions.
Dans Dominus Iesus, Joseph Ratzinger explique que la critique du caractère absolu et définitif de la Révélation du Christ s’accompagne « d’une fausse notion de tolérance »… Que veut-il dire ?
La tolérance ne s’exerce qu’à l’égard d’un mal, quand la suppression de ce dernier conduirait à un mal plus grand encore. C’est ainsi que Saint Louis n’a pas voulu fermer les maisons closes parisiennes pour ne pas conduire par cette action à de plus grands désordres. La tolérance relève donc des actes de l’agir moral, et non de ceux de l’intelligence en quête de la vérité.
Depuis le concile Vatican II, l’Église ne rejette rien de ce « qui est bon et vrai dans d’autres religions ». N’est-ce pas une façon d’en relativiser les erreurs ?
Les Pères apologètes ont souligné, dans l’Antiquité chrétienne, ce qui pouvait se trouver de vrai ou de bon dans les religions païennes. Mais c’était pour partir d’un terreau commun à partir duquel il devenait possible, le dialogue entamé, de mettre en lumière les contradictions des doctrines et les inconvenances des cultes païens. Si l’on s’écarte de cette façon de procéder, on risque en effet facilement de verser dans le relativisme. La Révélation apportée par Jésus-Christ n’est pas l’aboutissement ou le perfectionnement des autres religions. Elle représente encore moins une partie seulement de la Révélation divine accordée aux hommes. Elle est au contraire complète en elle-même, tant du point de vue de la vérité de la doctrine qu’elle propose que quant à la plénitude et à l’efficacité des moyens de salut qu’elle offre aux hommes. Ce qu’il y a de vrai ou de bon dans les autres religions est déjà renfermé en elle.
Que penser de la formule « Hors de l’Église, point de salut » ?
On a fait une caricature de cette phrase de saint Cyprien de Carthage (Lettres, 4, 4), en présentant l’Église comme un goulet d’étranglement qui réduirait les chances de salut d’une grande partie de l’humanité. Or c’est le contraire de ce que la citation du grand évêque, passée en adage, signifie. Jésus-Christ a fondé l’Église pour continuer extensivement – pour tous les peuples et à toutes les époques jusqu’à la fin du monde – l’œuvre de salut qu’il avait déjà réalisée intensivement – par sa mort, d’un prix infini. Le Sauveur a donc institué l’Église comme moyen de salut, incarné dans le lieu et le temps, pour tous les hommes. Tous sont appelés à y entrer pour être instruits par elle des perfections et de la bonté de son divin fondateur, sanctifiés par l’action de Jésus-Christ qui est communiquée par son intermédiaire, et pour être tout au long de la vie d’ici-bas conduits par elle vers Lui, jusqu’au jour où elle prépare ses enfants à la grande rencontre avec leur Sauveur. C’est pourquoi l’Église est appelée le corps mystique du Christ : elle est animée par sa vie, pour poursuivre son action salvatrice. Celui qui se reconnaît authentiquement disciple de Jésus-Christ et qui lui est fidèle en ses actions quotidiennes est ipso facto enfant de l’Église. Qu’en est-il de l’homme qui ne connaît pas l’Église ? S’il aspire à connaître le vrai Dieu et vit droitement pour lui faire plaisir, c’est encore par l’Église qu’il est sauvé. Il appartient alors invisiblement et sans le savoir au corps mystique du Sauveur.
Selon Benoît XVI, le relativisme religieux induirait que les dogmes de l’Église et les sacrements n’ont plus de nécessité absolue…
En effet. Si la foi catholique que l’Église a reçue du Christ et qu’elle transmet aux baptisés et à tous les hommes de bonne volonté afin de leur faire connaître Dieu, si les sacrements dont l’Église a hérité du Christ comme d’un trésor de grâce et de sanctification ne sont plus considérés que comme une pensée parmi d’autres sur Dieu ou des moyens parmi d’autres de s’approcher de Dieu, alors cette foi et ces secours perdent leur caractère de nécessité absolue. L’homme se croit libre de les retenir ou d’en choisir d’autres qui, estime-t-il, lui conviennent mieux. Ce n’est plus Dieu qui est le point de référence pour que l’homme s’approche de lui mais l’homme lui-même devient son propre point de mire. N’est-ce pas étrange de soutenir une telle idée ?
Comment « articuler » dialogue religieux, appel à la conversion et activité missionnaire ?
Le dialogue interreligieux entendu correctement a pour but de gommer les obstacles intellectuels ou affectifs qui se dressent sur la route des non-catholiques vers l’Église. L’appel à la conversion et l’idéal missionnaire sont donc les ressorts sous-jacents de la partie catholique qui entreprend le dialogue. Le succès de l’entreprise, c’est-à-dire le retour des non-catholiques à l’Église, réclame cependant de ses apôtres du tact, du désintéressement et une grande charité. C’est à Dieu que l’Église conduit les hommes et non à elle-même.