Pourquoi les papes Pie XI et Pie XII affirment-ils que la dévotion du Sacré-Cœur de Jésus est le « résumé » « de toute la religion » et du « mystère de notre rédemption » ?
Abbé Martin Pradère : Ces deux papes du XXe siècle ont abordé ce sujet dans des encycliques : Pie XI, dans Miserentissimus Redemptor (1928) – sur la réparation –, et Pie XII dans Haurietis aquas (1956) – sur le culte rendu au Sacré-Cœur. Pour eux, cette dévotion contient en quelque sorte « la règle de la perfection, celle qui conduit le plus facilement les esprits à la connaissance approfondie du Christ Seigneur et incline le plus passionnément les cœurs à son amour et le plus efficacement à son imitation ». Il s’agit donc d’une dévotion centrale pour l’Église.
En quoi est-elle centrale ?
Il faut revenir à l’Évangile de saint Jean, qui, du point de vue biblique, est comme le fondement de cette dévotion, notamment à travers ce passage fondamental du transpercement du côté de Jésus par le soldat (Jn 19, 34). On peut y voir le sommet de cet Évangile. Il symbolise l’achèvement de la Révélation. Dans la version latine, la traduction dit que le soldat a « ouvert » le côté du Christ : comme s’il avait ouvert – révélé – d’une certaine façon le trésor des Écritures, le mystère de l’amour, symbolisé par le Cœur du Verbe. Le coup de lance donne en effet accès à ce que saint Bernard appelait « le secret du cœur », les « entrailles de bonté de notre Dieu ». C’est un commencement absolu : dans le sang et l’eau qui jaillissent, les Pères ont contemplé la naissance de l’Église, à travers le don de l’Esprit Saint dans les sacrements du baptême et de l’Eucharistie. Ceux-ci nous communiquent la vie divine, nous lavent de nos péchés et nous ouvrent ainsi la vie éternelle. Voilà pourquoi saint Augustin dit que, « lorsque le côté du Christ fut ouvert, ce sont les portes du Ciel qui nous ont été ouvertes » !
À travers le transpercement, Jésus réalise sa promesse : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive, celui qui croit en moi ! Comme dit l’Écriture : De son cœur couleront des fleuves d’eau vive » (Jn 7, 38). Cette « eau vive » va donner naissance à une humanité nouvelle, l’Église – son Corps mystique, représenté par Jean et Marie au pied de la Croix – enfin capable de rendre à Dieu « amour pour amour ». C’est un paradoxe que le geste de la plus grande ingratitude que les hommes aient pu faire – transpercer le Cœur de Dieu – soit devenu le lieu de la plus grande miséricorde.
Quel est le lien entre l’Eucharistie et le Cœur de Jésus ?
À Paray, toutes les apparitions du Sacré-Cœur à Marguerite-Marie ont eu lieu en présence du Saint-Sacrement. Le Cœur de Jésus est rempli d’un amour fou qui l’a poussé à se donner lui-même, sous les humbles apparences du pain et du vin, dans l’acte du plus grand amour, celui de la Croix. C’est cet amour de son Cœur qui nous est rendu présent dans l’Eucharistie. Mère Teresa disait : « Quand tu le regardes sur la Croix, tu vois comment il t’a aimé il y a 2000 ans ; quand tu le regardes dans l’Eucharistie, tu vois comment il t’aime aujourd’hui. » Puisque c’est dans l’Eucharistie que Dieu nous aime le plus, en nous donnant son Cœur, c’est là aussi qu’il attend le plus notre amour en retour… Il est toujours assoiffé de notre amour, comme sur la Croix. Jésus se plaint d’ailleurs à Marguerite-Marie des froideurs, irrévérences et sacrilèges commis contre lui dans l’Eucharistie précisément. Ce lien mystérieux entre le Cœur de Jésus et l’Eucharistie se manifeste notamment dans les miracles eucharistiques, dont de nombreuses études scientifiques ont montré que l’hostie était devenue la chair d’un cœur.
Outre dans l’Évangile de saint Jean, cette dévotion est-elle ancrée dans les Écritures ?
Le Catéchisme dit que « le Cœur de Jésus désigne les Écritures, qui désignent le Cœur du Christ », en ce qu’elles le font connaître. En effet, cette dévotion est déjà préfigurée dans l’Ancien Testament, avec le mystère de la révélation de l’amour de Dieu et l’évocation de la plainte de Dieu – notamment chez les prophètes – qui ne reçoit pas de son peuple l’amour qu’il attend. Le Nouveau Testament évoque également le Cœur du Christ lorsque Jésus révèle qu’il est « doux et humble » de cœur et que ce cœur est le lieu de notre repos. Enfin, avec saint Thomas qui désire mettre son doigt dans la plaie du côté du Christ, pour croire à sa résurrection. Le Cœur transpercé est donc la clé d’interprétation de toute la Révélation et de toutes les Écritures.
Que dit la Tradition de l’Église ?
Cette dévotion s’est développée progressivement chez les Pères de l’Église, puis les moines du Moyen Âge, tout en restant réservée à une sorte d’élite spirituelle. Avec la demande de la fête au XVIIe siècle, à Paray, et son institution, au XIXe siècle, pour l’Église universelle en 1856, elle va devenir la dévotion centrale de l’Église. Elle est mise à la portée de tout le peuple chrétien, à travers des pratiques assez simples.
Pourquoi ce culte privé est-il devenu public, avec la fête liturgique du Sacré-Cœur ?
Déjà au XIIIe siècle, au cours d’une apparition à sainte Gertrude de Helfta, saint Jean lui avait révélé que « la douce éloquence de ces pulsations [du Cœur de Jésus] a été gardée en réserve pour les temps actuels, afin que leur écho réchauffe l’amour engourdi que porte à Dieu le monde vieillissant ». Cela rejoint les apparitions de Paray, au cours desquelles Jésus se plaint des froideurs de l’amour des hommes, en particulier des consacrés. Par ailleurs, n’oublions pas que Jésus apparaît à Marguerite-Marie alors que la France est en pleine crise janséniste, qui produit le délaissement de Jésus dans l’Eucharistie, en raison de la trop grande indignité des hommes. En effet, à cette période, on se fait de Dieu une image terrible, loin du Dieu d’amour. Sans oublier l’intellectualisme et le philosophisme des élites françaises, qui se développe dès le XVIIe siècle et plus encore au XVIIIe siècle – avec les philosophes des Lumières – et va conduire à une conception abstraite de Dieu, par une hypertrophie de la raison. La demande de Jésus de rendre un culte à son Cœur est donc liée à toutes ces défections qui augmenteront dans les siècles suivants : elle est prophétique.
Qu’est-ce que la demande de « réparation » évoquée par Jésus à Marguerite-Marie ?
Dans la fête demandée par Jésus lors des apparitions de Paray-le-Monial, la tonalité est éminemment réparatrice : c’est une fête pour consoler son Cœur de l’ingratitude des siens et lui rendre son amour, individuellement et au nom de l’Église tout entière. Voilà pourquoi il y a un aspect privé et public du culte. En effet, si la miséricorde est la capacité qu’a Dieu de dépasser sa justice, par un amour surabondant, elle demande aussi la justice car une offense demande une réparation. Il y a donc une dimension pénitentielle, qui passe par nos sacrifices, consentements… Cependant, il ne faut pas oublier aussi la dimension compassionnelle que Jésus désire : en lui manifestant notre amour et notre compassion pour le mal que nous lui avons fait, nous répondons également à sa soif d’amour. En remplacement du vinaigre de nos ingratitudes, manques d’amour, sacrilèges… nous lui offrons le bon vin de l’Esprit répandu en nos cœurs, qui nous permet de l’aimer. « Dieu a soif que nous ayons soif de lui » (CEC 2560). La réparation implique donc, en premier lieu, de recevoir l’amour de Jésus, d’y croire, de l’accueillir – dans l’Eucharistie, la Parole de Dieu, nos frères, la vénération des images… –, de se laisser aimer par Jésus, qui souffre de ne pouvoir déverser ses flots d’amour sur nous, qui n’en voulons pas… Avant de pouvoir lui rendre son amour et consoler son Cœur, par la gratitude et la réciprocité.
En quoi ce culte est-il actuel ?
D’une part, plus que jamais, Jésus est délaissé dans le Saint-Sacrement… y compris par les catholiques. D’autre part, le mal est toujours à l’œuvre dans notre monde. Or tous nos manques d’amour envers Dieu dans l’Eucharistie et aussi dans nos péchés commis contre les hommes – qui sont également une offense grave faite à Dieu – demandent une réparation. Cependant, avant de pouvoir lui demander de réparer les offenses faites au Cœur de Dieu, l’homme d’aujourd’hui a besoin, dans un premier temps, de faire l’expérience de son amour et de sa miséricorde, avant de pouvoir l’aimer en retour. Le message de Paray est adressé à une humanité qui s’est détournée du Dieu d’amour, pour la conduire à revenir vers lui par la douceur, la tendresse et l’humilité de son Cœur. La dévotion au Sacré-Cœur n’a donc rien de doloriste ou passéiste : elle est pour aujourd’hui !