Celui que les rubriques littéraires appellent « un critique » fut beaucoup plus que cela. Au fil des causeries qu’il donnait tous les lundis dans un grand journal, Le Constitutionnel ou Le Correspondant, et qui ont été réunies dans treize volumes intitulés Lundis et Nouveaux lundis, Sainte-Beuve aborde les œuvres mais aussi les époques qu’elles font revivre, surtout quand ces œuvres sont des livres d’histoire ou des biographies. Et par là, avec une sûreté de jugement exceptionnelle, il complète l’histoire de France en nous découvrant des aspects que nous ne connaissions pas.
Sainte-Beuve est un grand connaisseur de l’âme française. Il l’a prouvé avec son Port-Royal. Il est aussi, par l’étude des grands poètes et des grands écrivains, un parfait analyste de ce qu’on pourrait appeler le sentiment français. Si son analyse est toujours très raisonnée, elle n’est pas dépourvue d’enthousiasme.
En raison de son amitié avec Victor Hugo et de l’époque à laquelle il a vécu, il est souvent classé parmi les romantiques. Or, si le romantisme se caractérise par la domination des sentiments et des sensations sur la raison, Sainte-Beuve n’est pas un romantique. Il connaît trop les classiques pour ne pas être rangé parmi eux et, lorsqu’il aborde certains de ces auteurs, il ne manque pas de flamme. Son célèbre texte sur Molière, dans Les Nouveaux lundis, est comme une sorte d’hymne à Molière.
De Molière…
Cela commence ainsi, en forme de compliment pour un éditeur qui remet Molière à l’honneur : « C’est, à mon sens, comme un bienfait public que de faire aimer Molière à plus de gens » (lire ci-dessous). Sainte-Beuve s’interroge ensuite pour savoir s’il ne faut pas lui préférer Corneille ou Racine, mais Corneille n’est pas à l’abri de l’enflure et de l’emphase, d’« un air d’héroïsme à tout propos ». Sur Racine, il a ce mot : « Tant aimer Racine, c’est risquer d’avoir trop de ce qu’on appelle en France le goût et qui rend si dégoûté. » « Aimer Boileau ? Mais non, on n’aime pas Boileau, on l’estime, on le respecte, on admire sa probité, sa verve… »
… à La Fontaine
Et pour terminer : « Aimer La Fontaine, c’est presque la même chose qu’aimer Molière ; c’est aimer la nature, toute la nature, la peinture naïve de l’humanité, c’est une représentation de la grande comédie aux “cent actes divers”, se déroulant, se découpant à nos yeux en mille petites scènes avec des grâces et des nonchalances qui vont si bien au bonhomme, avec des faiblesses et des laisser-aller qui ne se rencontrent jamais dans le simple et mâle génie, le maître des maîtres. Mais pourquoi irais-je les diviser ? La Fontaine et Molière, on ne les sépare pas, on les aime ensemble. »
Dans d’autres articles, Sainte-Beuve nous ouvre des horizons sur la politique extérieure de Louis XIV et de Louvois. Notamment sur la façon dont ils ont, par négociations mêlées de menaces de guerre, réussi à faire que Strasbourg se rende sans la moindre intervention militaire, ce qui stupéfia l’Europe. Ce chef-d’œuvre – qui fit que l’Alsace se donna spontanément au royaume de France et que Louis XIV, la découvrant du haut des montagnes des Vosges, s’écria : « Quel beau jardin pour mon royaume ! » – était dû à une diplomatie habile et confiante qui gagna le cœur des magistrats de la ville. Louis XIV et Louvois n’eurent pas le même succès avec leur tentative sur le Piémont car ils avaient fait l’erreur d’humilier le prince Victor-Amédée de Savoie qui le leur fit payer.
Sainte-Beuve compare la politique étrangère de Louis XIV et de Louvois à celle du Sénat romain qui n’avait de cesse d’étendre sa domination sur toutes les terres habitées, étant fidèle à la devise que Virgile a inscrite dans l’Énéide, « Memento Roma » : « Souviens-toi, Rome, que tu as été faite pour gouverner l’univers ». On comprend mieux que Louis XIV, malgré la modestie qui était de tradition chez les Capétiens, se soit fait représenter à cheval en empereur romain, à l’image d’Auguste pour lequel Virgile avait écrit ses vers.
Ainsi, au fil de ses causeries, Sainte-Beuve nous emmène en Grèce, à Rome, au cœur de la Bible et des conflits ecclésiastiques du XVIIIe siècle, sans être jamais pédant mais toujours clair et simple. C’est un très bon petit guide pour la visite des classiques. Il mérite qu’on retourne à lui. On ne sort jamais ennuyé ou mécontent de sa lecture.