Le jeudi 18 février 1858, alors qu’elle se trouve dans la grotte de Massabielle pour la troisième apparition de la Vierge Marie, Bernadette vient d’entendre, pour la première fois, la voix de la belle jeune fille qui lui apparaît : « Voulez-vous me faire la grâce de venir ici pendant quinze jours ? » À la suite de la réponse de Bernadette, la dame va plus loin en lui confiant : « Je ne vous promets pas le bonheur de ce monde mais de l’autre. » Ce dialogue initial révèle à la voyante combien la dimension extraordinaire de la rencontre n’édulcorera pas les souffrances qu’elle aura à porter dans sa vie. Dès la première apparition, le 11 février, lorsque Bernadette voit dans une lumière « une silhouette merveilleuse », les obstacles sont là : les interdictions de sa propre famille de retourner à la grotte, puis celles des autorités. Viendra ensuite le temps conflictuel du témoignage, l’indigence des admirateurs qui vont jusqu’à découper le bas de sa robe pour en faire des reliques, enfin la vie cachée au couvent Saint-Gildard de Nevers où l’offrande continue de la maladie révèlera la sainteté de Bernadette.
Violence des attaques
Comment une petite bergère pauvre et illettrée, âgée de 14 ans, a-t-elle pu supporter la violence des nombreuses attaques dès le surlendemain de la première apparition ? Elle se précipite chez son confesseur, l’abbé Pomian, qui est troublé mais certainement pas convaincu par le fait d’entendre : « Je vois quelque chose de blanc qui a la forme d’une dame. » Allons donc ! Il connaît Bernadette et sait, dira-t-il, « qu’elle ignore tout jusqu’au mystère de la Trinité ». Puis le 21 février, la jeune fille est saisie par le capuchon à la sortie des vêpres pour être emmenée au commissariat de police. Elle ne pèse pas lourd face au commissaire Jacomet, intelligent et redouté, qui tente de lui faire dire qu’elle a vu la Sainte Vierge. Bernadette ne se démonte pas, déjoue les pièges et répond en patois : « Aquero – “ce quelque chose” – a la forme d’une petite demoiselle. » Après plus d’une heure d’interrogatoire et la rédaction de faux aveux pour troubler la voyante, le commissaire est déstabilisé par l’étrange paix qui se dégage de l’adolescente. Pour couronner le tout, elle arrive à rire de cet épisode en confiant à sa mère : « Il tremblait. Il avait à sa calotte un gland qui faisait tin-tin », – le pompon du calot que Jacomet avait coiffé pour l’intimider. Bernadette, cependant, n’imagine pas que les persécutions puissent monter d’un cran, et pourtant ! Le 25 février, le procureur impérial Dutour la convoque avec sa mère. Les deux femmes restent debout durant deux heures jusqu’à ce que Louise Soubirous manque de s’évanouir. Le procureur, qui n’a que mépris pour les miséreux, leur propose des chaises. « Non, on les salirait » répond Bernadette qui s’assoit fièrement par terre. Dès lors, le procureur perd sa contenance. Le 18 mars, il reverra la voyante en compagnie du maire et du commissaire et restera interloqué par sa solide transparence. Lorsqu’un interlocuteur veut l’emmener sur le terrain de la polémique, Bernadette répond, toujours brièvement, avec pertinence, cette phrase restée célèbre : « Je suis chargée de vous le dire, je ne suis pas chargée de vous le faire croire. »
« Il ne veut pas croire, retirons-nous »
Le clergé n’est pas en reste pour déstabiliser la jeune fille. Des prêtres tentent de lui extorquer les secrets reçus de la Vierge Marie en échange d’une bonne confession, puis un théologien jésuite, le Père Nègre, essaie de lui prouver, durant l’été 1858, qu’elle a vu le diable. Bernadette juge vite l’homme : « Il ne veut pas croire, retirons-nous », confie-t-elle à son accompagnatrice Antoinette Tardhivail. Le curé lui-même, Dominique Peyramale, la rabroue vertement le 2 mars 1858 quand elle vient le voir pour lui porter le message fondateur de Lourdes : « La dame demande qu’on vienne à la grotte en procession et qu’on lui construise une chapelle. » Plus intimidant encore, deux ans après les apparitions, le 7 décembre 1860, Bernadette est convoquée pour un solennel et dernier entretien devant Mgr Laurence, l’évêque de Tarbes qui est entouré de douze membres d’une commission ecclésiastique. « Cela ne me paraît pas une idée digne de la Sainte Vierge de t’avoir fait manger de l’herbe » déclare l’un des commissaires. « Nous mangeons bien de la salade » rétorque Bernadette. L’évêque lui demande alors de préciser de quelle façon la Vierge s’est présentée le 25 mars 1858 en disant : « Je suis l’Immaculée Conception » en patois. Bernadette lève les bras, joint les mains et lève les yeux au Ciel, bouleversant le prélat dont on voit deux larmes couler sur les joues. Treize mois plus tard, il promulguera son jugement : l’Immaculée Mère de Dieu est réellement apparue à Bernadette. Mgr Laurence appuiera son jugement sur les fruits spirituels du pèlerinage, les guérisons, mais aussi sur Bernadette elle-même, sa vie et son témoignage respirant une authenticité sans fioriture.
De la peur au ravissement
Sans doute la voyante tenait-elle sa profonde humilité qui fit sa force, y compris dans les grandes épreuves de sa vie, de ses tête-à-tête avec la belle dame. Lorsqu’elle la voit la première fois, le 11 février 1858, après deux coups de vent soudains qui l’attirent vers l’anfractuosité du rocher, elle est saisie de peur, mais très vite le ravissement s’empare d’elle. Dans une lumière douce comme un rayon de soleil, apparaissent un sourire, puis un geste d’accueil. La vision fait le signe de croix et, à genoux, Bernadette récite son chapelet. La vision égrène le sien mais ne remue pas les lèvres. Puis, elle lui fait signe d’approcher mais la voyante n’ose pas et Aquero disparaît. La deuxième apparition n’est pas dénuée d’une pointe d’humour. La voyante, venue avec quelques curieuses camarades dont sa sœur Toinette et son amie Jeanne, se risque à asperger d’eau bénite Aquero pour savoir si elle vient de la part de Dieu. « Plus je l’arrosais, plus elle souriait, je le fis jusqu’à ce que la bouteille fût vide », expliquera plus tard Bernadette. Par la suite, lors de la quinzaine des apparitions, la voyante se livre à des exercices étranges, notamment le 25 février. Les 500 personnes présentes, pour certaines depuis deux heures du matin, la voient baiser la terre, creuser et trouver de l’eau boueuse au fond de la grotte qu’elle porte à sa bouche. Plus déconcertant encore, Bernadette mâche de l’herbe et on l’entend répéter : « Pénitence, pénitence pour les pécheurs. »
« Que soy era Immaculada Counceptiou »
Le 25 mars, jour de l’Annonciation, la voyante se réveille en pleine nuit, pressée par un ardent désir de se rendre à la grotte. Par trois fois, elle demande à la Vierge son nom pour satisfaire les exigences du Père Peyramale. L’apparition ne fait que sourire, mais à la quatrième demande, enfin, elle entend en patois « Que soy era Immaculada Counceptiou ». Bernadette ne comprend pas ces mots et les répète, pour ne pas les oublier, tout au long du chemin qui la mène au presbytère. Toute fière, l’enfant ignorante qu’elle est décline l’identité de la belle dame au curé de Lourdes qui vacille sous le poids de la révélation. Quatre ans plus tôt, le bienheureux pape Pie IX a proclamé le dogme de l’Immaculée Conception qui énonce que Marie a été conçue sans péché. Désormais, la joie de Bernadette est indicible. Celle qui lui fait l’honneur de la visiter est la mère de Dieu ! Elle n’aura plus que deux apparitions, mais l’extase est encore plus intense. Le 7 avril, le mardi de Pâques, à genoux, les yeux rivés sur la Vierge Marie, elle tient par le haut un gros cierge dont tous les témoins constatent, y compris un médecin, que la flamme lèche mais ne lui brûle pas les doigts de ses mains jointes. Le 16 juillet, jour de la fête de Notre-Dame du Mont-Carmel, c’est l’adieu après le coucher du soleil. La grotte est inaccessible, entourée de palissades, surveillée par le garde champêtre. Bernadette s’approche à distance en restant dans la prairie, de l’autre côté du Gave. « Il me semblait que j’étais à la grotte, sans plus de distance que les autres fois. Je ne voyais que la Sainte Vierge. »
De Lourdes à Nevers
Comment vivre désormais sans la beauté de Marie, dont Bernadette disait qu’elle « la regardait comme une personne » ? Le quotidien de la voyante se fait harassant, entre la curiosité malsaine des visiteurs, les disputes des photographes pour avoir son portrait, les interrogations sur sa vocation et les crises d’asthme récurrentes. Le 4 juillet 1866, alors âgée de 22 ans, elle quitte Lourdes pour toujours afin de gagner le couvent des Sœurs de la Charité de Nevers où elle vivra non pas derrière une clôture, mais, selon son souhait, cachée des regards, durant treize ans. À une sœur qui s’étonne du peu d’effet qu’elle lui procure en s’exclamant « C’est ça Bernadette ? », cette dernière répond : « Eh oui, ce n’est que ça ! » Pourtant, elle n’a rien perdu de la force intérieure qui la menait à la grotte de Massabielle et qui dorénavant la pousse à vivre son état continuel de malade dans la souffrance acceptée et offerte. Progressivement, aux crises d’asthme qui laissent sa poitrine épuisée en feu s’ajoutent les douleurs d’une tuberculose osseuse qui lui mange un genou. Bernadette est contrainte de délaisser l’infirmerie où elle aime s’occuper des malades pour rester alitée.
Le Semaine sainte de Bernadette
Quelques jours avant sa mort, elle demande qu’on enlève toutes les photos suspendues sur la tenture de son lit. Elle ne veut garder qu’un crucifix. En ce mois d’avril 1879, la Semaine sainte commence. Elle qui espérait rendre grâce jusqu’au bout est torturée de corps et d’esprit. « Je suis moulue comme un grain de blé » dira-t-elle en se souvenant du moulin de sa naissance. Elle connaît une nuit des sens où elle doute de la véracité des apparitions mariales qu’elle a vécues, comme si cela était arrivé à une autre. Elle traverse aussi une nuit de l’esprit qui plonge sa foi dans les ténèbres. Avant l’aube du mardi de Pâques, elle combat le « démon qui cherche à l’effrayer ». « J’ai invoqué le Saint Nom de Jésus et tout a disparu. » À trois heures de l’après-midi, heure où mourut le Christ, elle pousse un grand cri : « Mon Dieu ! » Les religieuses qui l’entourent commencent le chapelet. Elle a la force de prononcer ses dernières paroles : « Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour moi, pauvre pécheresse, pauvre pécheresse ! » Depuis onze heures le matin, les Sœurs l’ont installée dans un fauteuil rouge pour soulager son dos couvert d’escarres devant l’immense cheminée de l’infirmerie. « J’ai soif ! » dit-elle sans penser qu’elle fait écho à Jésus sur sa Croix. Elle avale quelques gouttes d’eau et incline la tête. Tout est consommé ce mercredi 16 avril 1879 dans l’octave de Pâques. Après avoir été attachée à la Croix de son Maître, elle a, à 35 ans, rejoint la Vierge Marie qui l’attendait.