
Le postulat de base de votre livre réside dans la rupture entre les ordres naturels et surnaturels… Comment en sommes-nous arrivés là ?
Rod Dreher : C’est une longue histoire, principalement due à la victoire de la pensée nominaliste. Née à la fin du Moyen-Âge, au XIIIe siècle, elle stipule que la matière n’a de sens que parce que Dieu lui en donne un. Pour le dire autrement, si le monde a une signification, ce n’est pas parce que Dieu, transcendant, lui est mêlé, mais parce que Dieu y exercer sa volonté souveraine. Cette pensée, révolutionnaire, a séparé métaphysiquement Dieu de sa Création et de son dessin. Cela ne signifie pas que tout le monde soit soudainement devenu athée. Mais lentement, nous avons chassé Dieu du monde afin d’exalter l’humanité et le pouvoir de l’homme de maîtriser le monde. L’essor du capitalisme, la révolution industrielle y sont pour quelque chose car, malheureusement, Marx avait raison : sous le capitalisme, tout ce qui est sacré se dissout. C’est pourquoi je pense que seul le « réenchantement », le rétablissement de l’ancienne vision chrétienne – qui n’a jamais été perdue dans l’orthodoxie et jamais vraiment dans l’Église catholique – est vital pour le rétablissement du christianisme.
De quoi s’agit-il exactement ?
Pour le comprendre, il faut d’abord saisir ce qu’est le désenchantement : l’état qui fait que soit nous ne croyons pas en Dieu soit, si nous y croyons, nous le pensons très loin de nous. Une personne « enchantée », en revanche, croit que Dieu est réel, que le monde est plein de force spirituelle et que tout ce que nous faisons n’a un sens que grâce à Dieu. Le désenchantement touche même de nombreuses Églises chrétiennes en Occident.
Vous désignez clairement la technologie comme un obstacle…
Il faut faire la distinction entre l’homme maîtrisant la technologie et la technologie maîtrisant l’homme, ce qui est le cas aujourd’hui. Le penseur français protestant Jacques Ellul disait, dès le XXe siècle, que nous allions de plus en plus vers une fusion de l’homme et de la machine. La technologie numérique – Internet, les médias sociaux, etc. – est particulièrement dangereuse en raison de la façon dont ils formatent notre relation au monde : la vie numérique vous désincarne, puisque vous vous mettez à vous dire que votre esprit est un concept totalement abstrait et que toute la réalité peut être manipulée. Mais c’est un mensonge. Ce n’est pas un hasard si l’idéologie transgenre est devenue un phénomène de masse dans la première génération qui a été élevée avec Internet ! Et je pense que le transgenrisme n’est que la dernière étape avant le transhumanisme total. On le voit avec Elon Musk qui, bien que détestant le transgenrisme, reste très transhumaniste et est une figure très attirante à bien des égards aux États-Unis. Pour moi, c’est un motif d’inquiétude.
Vous relevez un paradoxe : il y a un monde sans Dieu, mais pas sans l’attraction du surnaturel. Notamment dans la sphère progressiste, très attirée par le paganisme…
Le progressisme embrasse toutes les religions dès lors qu’il ne s’agit pas du christianisme. C’est ainsi que l’on obtient des choses insensées comme « Queers for Palestine », c’est-à-dire des activistes gays qui soutiennent le Hamas ! La raison pour laquelle le paganisme et l’occultisme sont si attirants pour les jeunes post-chrétiens est qu’ils leur offrent un sens du mystère et de la magie sans exiger de leur part un esprit de sacrifice. Ils peuvent aussi garder leur volonté souveraine – qui porte généralement sur le sexe. Il est intéressant de noter que cela concerne également les drogues psychédéliques, qui sont aujourd’hui très populaires auprès de la jeune génération, parce qu’elles permettent de vivre une expérience pseudo-mystique sans avoir à se sacrifier pour Dieu. C’est pour cette raison que les chrétiens ne peuvent pas accepter le progressisme, qui ne veut voir d’autre autorité que le moi souverain.
Votre livre accorde une grande place à l’occulte…
Certains de mes lecteurs américains n’aiment pas que j’en parle. Ils croient que les démons sont réels, mais ils ne veulent pas en parler parce que cela leur fait peur. Mais je pense qu’il peut être sain d’être effrayé ! Parce que, si d’un côté, Satan est réel et qu’il veut nous détruire, nous pouvons, en tant que chrétiens, nous protéger de ses attaques. Mais si nous choisissons de nier son existence parce qu’il est trop effrayant, alors nous vivons dans le mensonge.
D’où l’importance du combat spirituel.
Dites-vous bien qu’aux États-Unis, l’Église catholique ne peut pas former des exorcistes assez rapidement pour répondre à la demande ! Un exorciste orthodoxe formé à Rome par le prêtre catholique Gabriele Amorth [célèbre exorciste du diocèse de Rome mort en 2016, N.D.L.R.] m’a dit qu’hier encore, il avait eu une séance d’exorcisme dans laquelle le démon parlait de façon horrible de la Sainte Vierge, affirmant qu’il voulait « la détruire ». Ce genre de choses, les exorcistes y sont confrontés tous les jours. Mais beaucoup d’entre nous veulent le nier, je pense, par peur.
Un exorciste de Rome m’a un jour dit qu’il n’y avait pas, dans les sociétés, de « vide spirituel » ou de « terrain neutre ». Soit le Christ avance, soit l’Église recule. Dès lors, nous assistons de plus en plus en Occident à un combat spirituel, parce que nous avons tourné le dos aux siècles de christianisation, permettant au Diable de s’installer là où les chrétiens ont abandonné. Nous devons inverser la tendance, car nous sommes en guerre, que nous le voulions ou non !
Pensez-vous que la piété populaire, remise en lumière par le pape François en Corse, puisse jouer un rôle dans le réenchantement de nos sociétés ?
Il a raison ! Car la piété populaire incarne la foi dans la vie de tous les jours. Nous courons un risque réel en rendant la foi trop abstraite. Cela me fait penser à Benoît XVI, qui avait un jour dit que la meilleure façon pour l’Église d’atteindre les gens n’était pas par la raison seule, mais par la vie des saints et par les arts, c’est-à-dire la beauté.
Vous parlez de la beauté de Chartres comme d’une évidence et pourtant, la beauté est peut-être l’un des sujets les plus touchés par le relativisme…
On croit généralement aujourd’hui que la beauté est entièrement subjective, mais ce n’est pas vrai. Un architecte, Christopher Alexander – qui n’était pas chrétien à l’origine –, a découvert, au cours de ses recherches, que certains motifs géométriques se répétaient dans la nature et dans tous les bâtiments que les gens trouvaient beaux, l’amenant à démontrer qu’il y a des éléments fondamentalement objectifs dans la beauté. L’enjeu est de taille, car la beauté nous attire vers Dieu en étant, en quelque sorte, une manifestation divine. Au quotidien, nous devons faire le choix – humblement, car il ne s’agit pas d’acheter des tableaux coûteux ! – de vivre dans la beauté. Il s’agit aussi de refuser la laideur. Quand on voit la laideur de certaines églises modernes, on se demande où est passé le sens du beau… L’Église catholique, comme le reste du monde moderne, semble l’avoir perdu.
La question est de savoir si elle l’a perdu, ou si elle choisit de ne plus le suivre.
Un peu des deux, à mon avis. Je constate que parmi les intellectuels, il est très difficile d’être critique envers l’art et l’architecture contemporains, car on vous traite automatiquement de « réactionnaire » puisque, selon les néomarxistes, la beauté n’est rien de plus qu’une stratégie de la classe dominante pour dominer. C’est un mensonge ! Autrefois, la beauté était un cadeau pour les pauvres. Lorsque la cathédrale de Chartres a été construite, quel plus grand cadeau pour eux qui ont pu vivre à ses côtés ? Dieu venait à eux de cette manière. Ainsi, je pense que le refus de la beauté est souvent l’œuvre d’intellectuels progressistes imposant leur propre manque de foi et de normes à tout le monde, mais en camouflant cela derrière la lutte des classes. Nous, qui croyons en des normes traditionnelles de beauté, devons perdre notre peur d’être perçus comme démodés – ou « de droite » – et affirmer nos convictions.
Cela étant, il faut aussi se rappeler que certaines personnes n’ont tout simplement jamais été éduquées à la beauté. D’ailleurs, je pense que lorsque les Français ont vu Notre-Dame de Paris brûler, ils ont dû ressentir cela comme un moment apocalyptique. Eux qui avaient peut-être passé toute leur vie à regarder la cathédrale sans jamais vraiment la voir ont soudainement réalisé tout ce qu’ils avaient négligé. Je crois vraiment – sans pouvoir le prouver – que les échos que nous avons de la fréquentation inédite des églises pour le mercredi des Cendres indiquent que les Français se repentent de leur indifférence, profondément bouleversés par la quasi-destruction, ainsi que par la résurrection, de la cathédrale parisienne.
Il n’y a pas de beauté sans artistes et justement, vous évoquez le film Andreï Roublev (1969) du soviétique Andreï Tarkovski, à qui vous dédiez d’ailleurs votre ouvrage. En quoi Roublev est-il un modèle pour tout artiste chrétien ?
Absolument. Andreï Roublev, moine de son état, était le plus grand iconographe de Russie et a vécu aux XIVe-XVe siècles. Une scène en particulier est saisissante : on le voit agenouillé dans les ruines d’une cathédrale, qui vient d’être saccagée et mise à sac par les Tatars et certains de leurs alliés russes. Roublev est à ce point désespéré par l’omniprésence du mal qu’il décide de ne plus créer d’œuvre d’art. Il reçoit alors la visite du fantôme de son vieux maître qui lui explique que s’il y aura toujours du mal dans le monde, créer de la beauté sacrée revient à défier ce mal. Car la beauté rappelle aux pauvres qui souffrent que Dieu est avec eux et qu’un monde meilleur est possible.
Si le christianisme est à ce point notre héritage commun, comment expliquer un tel rejet ?
En tant qu’Américain amoureux de l’Europe, il m’est impossible de comprendre pourquoi il y règne une telle haine de soi civilisationnelle. Cela existe certes en Amérique, mais pas autant qu’en Europe, où les Occidentaux, qu’ils soient religieux ou non, ne défendent pas leur propre civilisation. En particulier face à l’immigration de masse. On a l’impression que les Européens auront beau constater autour d’eux tout ce qui se passe, leur peur d’affirmer la bonté et la justesse de leur propre civilisation est telle qu’ils préfèrent la laisser se faire conquérir de l’intérieur. Si les pays européens – cela vaut aussi pour les États-Unis – ne rejettent pas le poison que distille la gauche, à savoir que l’histoire de l’Occident n’est rien d’autre que racisme et colonialisme, si nous ne défendons pas notre civilisation, alors nous allons tout perdre.
Le post-libéralisme, qui accorde la priorité au bien commun plutôt qu’aux droits individuels, est-il le seul moyen politique permettant d’instaurer l’enchantement à grande échelle ?
Excellente question. Nous devons comprendre que le libéralisme, tel qu’il est pratiqué en Occident aujourd’hui, est une condamnation à mort pour la tradition et pour l’Église. Un bon modèle serait, je pense, la Hongrie [Rod Dreher s’y est installé en 2022, N.D.L.R.] dont la Constitution de 2011 affirme explicitement que le pays appartient à « l’Europe chrétienne ». Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de tolérance là-bas, ou même que tous les Hongrois sont chrétiens. Simplement, cela signifie que tout ce qui se passe dans ce pays se fait dans le cadre du christianisme. Le Premier ministre Viktor Orbán a dit quelque chose de profond : en tant que politicien, il n’est pas là pour donner du sens. Certes, il accorde des subventions pour les écoles chrétiennes, adopte des lois pour privilégier l’Église ou garantir la liberté religieuse… Mais il explique que si les institutions qui donnent un sens à la vie, en particulier l’Église, ne s’impliquent pas et n’effectuent pas le travail qui leur incombe, alors tout ce que la politique accomplit échouera. Vous ne pouvez pas avoir une civilisation chrétienne sans chrétiens. La politique est nécessaire, mais pas suffisante. Si vous avez des victoires politiques sans une véritable conversion de l’âme, alors la politique finira par s’estomper.
Vous avez, au cours de cet entretien, évoqué à plusieurs reprises la notion d’« Occident »… Qu’englobe-t-il selon vous ?
Je pense vraiment à la chrétienté… même si nous ne pouvons plus vraiment en parler en raison des ruptures provoquées par la modernité. Soit. Pour autant, l’Occident reste cette sphère qui regroupe les parties du christianisme ayant émergé de l’Église de Rome. À ce titre, l’animosité entre les terres de la chrétienté orientale – principalement la Russie – et l’Occident est une véritable tragédie, car nous devrions être, autant que possible, des alliés pour défendre notre civilisation chrétienne commune. Bien qu’orthodoxe, je suis un homme de l’Occident et, en tant que chrétien, je veux le voir prospérer. Il faut également rappeler que l’Occident est une civilisation commune, non pas un jeu d’alliances politiques. Ainsi, je pense que la rupture importante que nous observons entre les États-Unis et l’Europe peut être bénéfique pour cette dernière si elle trouve la force d’assumer plus de responsabilités vis-à-vis de son propre destin et à ne pas simplement dépendre autant des États-Unis pour sa défense.
Plus profondément, les États-Unis ont besoin d’une Europe sûre de son identité, car l’Amérique ne peut vraiment être l’Amérique que si l’Europe est vraiment l’Europe. Car l’Europe est la source de la civilisation américaine et doit toujours l’être ! Aussi, j’assiste avec angoisse à l’éloignement qu’opère l’Europe vis-à-vis du christianisme, car je crains que l’Amérique ne suive. Or, si nous perdons le christianisme, alors nous perdons tout ce qui fait de l’Occident une civilisation qui vaut la peine d’être sauvée et défendue. Jusqu’aux dernières décennies, il n’avait jamais vraiment été possible d’évoquer la disparition de la civilisation occidentale. Pour en revenir à Notre-Dame de Paris, il me semble qu’une raison pour laquelle l’incendie fut si important d’un point de vue symbolique est parce qu’il a représenté ce que les Européens permettent qu’il leur arrive.
Ce processus est-il inéluctable ?
L’avenir n’est pas tout tracé. Les Européens et les chrétiens européens ont le pouvoir d’inverser la tendance. Mais cela nécessitera la pénitence, un retour à la foi de leur baptême, sortir dans l’espace public et prendre des risques pour défendre ce qu’il reste de la civilisation chrétienne.
Comment retrouver le goût de Dieu dans un monde qui l’a chassé, Rod Dreher, éd. Artège, mars 2025, 260 pages, 19,90 €.
Bio express de Rod Dreher
Né en 1967 en Louisiane États-Unis dans une famille protestante méthodiste, est l’auteur en 2017 d’un essai remarqué, Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus (éd. Artège). Dans ce livre, plus connu sous son sous-titre Le pari bénédictin, Dreher prône un repli stratégique et communautaire des chrétiens afin d’assurer leur formation et de leur permettre de réévangéliser la société. En 2021, il dénonce dans Résister au mensonge (éd. Artège) le « totalitarisme soft » promu aussi bien par le capitalisme que par le progressisme et propose des portraits de chrétiens ayant résisté au totalitarisme soviétique, afin de s’en inspirer. Avec Comment retrouver le goût de Dieu (éd. Artège), ce converti à la foi catholique – en 1993 – devenu orthodoxe – en 2006 –, soucieux de « dresser des ponts entre catholiques et orthodoxes » développe la nécessité de l’Occident à retrouver le sens du divin.