La situation actuelle du monde produit la plus grande perplexité. Les initiatives de Donald Trump dans l’ordre économique amènent à une déstabilisation dont on imagine mal les conséquences. Dans l’ordre politique, le bras de fer engagé pour un règlement, même provisoire, du conflit en Ukraine interroge sur les équilibres mondiaux à venir. Au terme d’une analyse minutieuse de ce qui a amené « la grande rupture » entre l’Occident et la Russie, l’historien Georges-Henri Soutou exclut qu’on n’en revienne jamais « à l’espoir de 1990, celui d’un monde occidental élargi et stabilisé de Vancouver à Vladivostok ».
Compétition impitoyable
Si l’utopie mondialiste d’une unification de la planète grâce aux vertus du droit et du marché s’est éloignée, les problèmes se posent bel et bien à l’échelle mondiale, mais à l’aune d’une compétition impitoyable. La complicité qui est apparue entre Moscou et Pékin se prolongera-t-elle dans la coalition d’un Sud global – ces pays que l’on disait auparavant du Tiers-Monde, même si les systèmes politiques et civilisationnels demeurent très différents ? On comprend que, face à un tel défi, le président américain veuille débloquer une situation désastreuse pour les intérêts de son pays. Ce qui expliquerait la brutalité dont il a fait preuve dans une rencontre avec Volodymyr Zelensky qui est restée dans toutes les mémoires.
Est-ce à dire que Donald Trump aurait choisi un véritable changement d’alliance, sacrifiant la solidarité occidentale à la nécessité d’une conciliation avec Vladimir Poutine ? L’idée circule généralement, sans que l’on soit bien sûr de son bien-fondé. Vouloir interrompre une logique qui associe la Russie à un Sud global indifférent ou hostile aux intérêts américains ne signifie pas nécessairement un lâchage total de l’Ukraine.
Là-dessus, il faut bien reconnaître qu’entre les esprits les plus éclairés les analyses divergent. Ainsi, Georges-Henri Soutou, qui se distingue par une connaissance approfondie des relations internationales, plaide pour une solution diplomatique qui, seule, lui paraît pouvoir nous sortir d’un conflit s’expliquant largement par « une gestion calamiteuse » de l’après-effondrement de l’empire soviétique.
Ce n’est pas du tout l’avis de Pierre Manent, philosophe politique éminent, qui considère, au contraire, qu’il convient d’« infliger un échec majeur à l’agression russe, en permettant à l’Ukraine de maintenir une ligne de front ». Ce serait l’équivalent d’une victoire « puisque, compte tenu des moyens engagés et des pertes subies, son incapacité à avancer signifierait pour la Russie une défaite majeure » (Pierre Manent, « Défendre l’Ukraine, défendre l’Europe », Le Figaro, 4 mars 2025).
Coûteux massacre
On pourrait objecter à Pierre Manent que l’échec de Poutine pour conquérir Kiev aux origines de la guerre constituait une défaite majeure et que cette défaite a conduit à un autre style de combat qui rappelle celui de la Première Guerre mondiale. La prolongation de cet affrontement impitoyable amènerait la poursuite d’un massacre terriblement coûteux d’un côté comme de l’autre.
Pierre Manent estime que l’Europe serait en mesure de se substituer aux États-Unis pour parvenir au blocage de l’offensive russe. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que les nations d’Europe se trouvent défiées par cette nouvelle configuration mondiale, ce qui les oblige à réfléchir à leur véritable identité commune et au rôle qu’elles pourraient jouer dans les années à venir. L’histoire nous impose un sérieux examen de conscience.
La grande rupture. 1989-2024. De la chute du mur à la guerre d’Ukraine, Georges-Henri Soutou, éd. Tallandier, octobre 2024, 368 pages, 22,90 €.