Quand, le 8 décembre 1854, Pie IX, au milieu du « plus grand concours de mitres réunies depuis le concile de Trente », proclame par la bulle Ineffabilis Deus que le premier privilège de Notre-Dame est d’avoir été conçue sans le péché originel, en prévision des mérites à venir de son Fils, il tranche une question soulevée dès saint Irénée au IIe siècle. Mais il exauce surtout un vœu unanime de la catholicité. Cet acte est, certes, la mise en œuvre d’un programme élaboré durant son exil à Gaète lorsque, en 1848, chassé de Rome par la révolution, il a vu dans le recours à l’Immaculée Conception le remède à opposer à l’homme des Lumières prétendument libéré du péché originel. Mais tout cela n’eût été que construction intellectuelle si clergé et fidèles n’avaient précédé l’initiative.
« Puissante comme une armée »
Sous les coups du protestantisme, du jansénisme, des philosophes, l’Église a eu tendance à abandonner la dévotion mariale, au point que saint Louis-Marie Grignion renonça à publier son Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge en raison des attaques et incompréhensions – recul providentiel puisque sa parution, en 1842, viendra à point nommé. Dans l’intervalle, la Révolution aura saccagé la France et manqué y détruire le catholicisme. Mais l’Église, surgie des décombres de la Terreur et régénérée par le sang des martyrs, voit en Marie celle qui, « puissante comme une armée rangée en bataille », a triomphé des persécuteurs. Ainsi s’explique le courant de piété mariale des débuts du XIXe siècle ouvertement contre-révolutionnaire. Ses premiers propagateurs sont ceux qui ont résisté, au risque de leur vie, à l’entreprise de déchristianisation, tel le Père Coudrin, fondateur de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et Marie, le bienheureux Guillaume-Joseph Chaminade qui, en 1801, publie un Manuel du Serviteur de Marie, et leurs héritiers, comme la bienheureuse Pauline Jaricot, fille de milieux lyonnais ultras qui voit le rosaire vivant comme une arme entre les mains des chrétiens pour contrer l’Ennemi.
C’est en 1830, avec les apparitions de Notre-Dame à Catherine Labouré, rue du Bac à Paris et la révélation de la Médaille miraculeuse, que le mouvement prend toute son ampleur. L’inscription sur la médaille, « Ô Marie, conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous », sert en partie de déclencheur au mouvement en faveur du dogme. L’archevêque de Paris, Mgr de Quélen, est partisan de sa définition, lui qui a obtenu de Rome la permission de célébrer à perpétuité dans l’archidiocèse la fête de l’Immaculée Conception, et réclamé l’ajout aux litanies de Lorette de l’invocation : « Reine conçue sans le péché originel, priez pour nous. »
Une attente du peuple chrétien
Ces demandes sont relayées à l’étranger, les pétitions s’accumulant à la Congrégation des Rites pour que soit ajoutée à la préface de la messe de la Conception de Notre-Dame une allusion à son Immaculée Conception. En 1834, plus de 211 pétitions, de France, Espagne, Sardaigne, Deux-Siciles, Amérique du Sud, États-Unis – où l’archevêque de Baltimore proclame en 1846 Marie conçue sans péché patronne de la nation –, expriment haut une attente du peuple chrétien entier. Le ralliement des dominicains, historiquement opposés à l’Immaculée Conception, débloque nombre de difficultés, sans donner à Grégoire XVI l’audace de trancher, craignant en France une réaction des derniers milieux jansénistes et gallicans, libéraux et la colère des nations protestantes, hostiles à tout culte marial.
Sa mort en 1846, l’élection de Pie IX puis la révolution de 1848 seront les déclencheurs d’un mouvement déjà largement amorcé. En 1847, le nouveau pape demande un mémoire sur la question au Père Perrone, l’un de ses meilleurs spécialistes, avant de former une commission internationale de vingt théologiens pour étudier l’opportunité d’aller plus loin. À la lecture de ses conclusions positives, le pape procède à la consultation écrite de l’épiscopat catholique, demandant à 603 prélats leur opinion sur la question et la place de la dévotion mariale dans leurs diocèses. Cinquante-sept, pour l’essentiel issus de pays protestants, exprimeront des réticences, plus diplomatiques que doctrinales. L’archevêque de Paris, Mgr Sibour, acquis aux idées libérales, fait cavalier seul par son opposition doctrinale argumentée, qu’il ne rend pas publique. Sa discrétion lui coûtera la vie : il est assassiné le 3 janvier 1855 au parvis de Saint-Étienne-du-Mont par un prêtre défroqué hostile à cette « divinisation hystérique de la femme », selon la formule des frères Goncourt, qui poignarde le seul prélat partageant son avis au cri de « à bas la déesse ! »…
Ce crime n’occulte pas l’immense liesse fervente de la France catholique exprimée par les restaurations de sanctuaires et pèlerinages mariaux, la construction de la statue géante de Notre-Dame de France au Puy, la commande des statues monumentales de la Garde à Marseille et Fourvière à Lyon, qui entraînent la construction d’immenses basiliques. L’arrivée de la statue de Fourvière, prévue le 8 septembre 1852, fête de la Nativité de Notre-Dame, est repoussée au 8 décembre en raison d’une crue du Rhône. Puis les festivités sont annulées ce soir-là à cause d’un orage si violent que certains y virent la griffe du démon. Pour se consoler, les Lyonnais eurent l’idée d’illuminer leurs fenêtres en l’honneur de la Vierge, coutume à l’origine de l’actuelle fête des lumières, devenue très laïque…
Une décision ratifiée par le Ciel
Pie IX avait donc la certitude d’aller dans le sens du peuple de Dieu quand il monta en chaire à Saint-Pierre, le 8 décembre 1854, proclamer urbi et orbi que Marie avait été dès le sein de sa mère préservée du péché originel. À cet instant, un rayon de soleil l’éclaira, que le ciel bouché de ce matin d’hiver rendait d’autant plus improbable qu’en cette saison, l’astre ne pouvait atteindre cette partie de la basilique, devant des dizaines de milliers de témoins médusés. Le Ciel avait ratifié la décision du pape. Les apparitions de Lourdes, en 1858, la manière dont la Vierge déclinerait son identité : « Que soy era Immaculada Counceptiou », « Je suis l’Immaculée Conception », formule qui laisserait pantois les théologiens, n’en sera que la plus fameuse confirmation.