« Pour un vote responsable encourageant les valeurs chrétiennes et le projet européen. » C’est le titre de la déclaration de la Commission des épiscopats de l’Union européenne, publiée en vue des élections du 9 juin. S’ils égrènent longuement ces valeurs – au rang desquelles figurent « la famille et le caractère sacré de la vie » –, les évêques européens restent très discrets sur la façon de les promouvoir, estimant seulement qu’il faut voter « pour des personnes et des partis qui soutiennent clairement le projet européen », malgré ses imperfections. Déclaration bien plus politique que missionnaire, où jamais le Christ, ni l’Évangile ne sont cités.
Toute référence explicitement chrétienne est depuis longtemps bannie des discours en faveur de l’Union européenne. On se souvient que Jacques Chirac refusa obstinément que les racines chrétiennes de l’Europe soient inscrites dans le traité constitutionnel soumis à référendum en 2005 : au nom de la « laïcité » et de la « sérénité de notre espace culturel », « nous ne voulons pas, par des façons détournées, privilégier une religion par rapport à une autre », avait-il déclaré – ce qui avait consterné son épouse : « Mon mari a peut-être des conseillers très intelligents, mais tous ces braves gens ne comprennent pas grand-chose aux Français. Ils ont juste perdu leur référendum sur la Constitution européenne [en rejetant les] racines chrétiennes », avait-elle alors confié à Laurent Wauquiez, qui l’écrira dans un livre. « Ils n’ont pas voulu les racines chrétiennes, mais Dieu s’est vengé ! » dira plus tard le pape François à des journalistes, avec malice. Comme Jean-Paul II et Benoît XVI, le Saint-Père a rappelé devant le Parlement européen, en 2014, que le christianisme avait « profondément pétri » la conscience de l’Europe.
Parmi tous ceux qui ont contribué à la civilisation des mœurs européennes, saint Benoît de Nursie tient une place éminente. Et c’est bien pour favoriser « l’unité spirituelle » du Vieux Continent que Paul VI le proclama « patron principal de toute l’Europe » le 24 octobre 1964, au Mont-Cassin. « C’est lui principalement et ses fils [les bénédictins, NDLR] qui, avec la Croix, le livre et la charrue, apporteront le progrès chrétien aux populations s’étendant de la Méditerranée à la Scandinavie, de l’Irlande aux plaines de Pologne » (lire encadré page 13).
Une vie d’ascète
La vie de Benoît ne fut pas moins tourmentée que féconde. Né à Nursie (Ombrie, Italie), vers 480, il est envoyé à Rome pour y étudier mais, fuyant l’agitation et les mœurs corrompues de la Ville, il vit en ermite à Subiaco pour se consacrer à la prière. Sa réputation de sainteté conduit les moines de Vicovaro à l’élire abbé mais, comme il veut les sanctifier et les réformer, ils tentent ensuite de l’empoisonner ! Benoît retourne alors à sa vie d’ascète, bientôt rejoint par des disciples mieux disposés à suivre son enseignement. Il les organise en prieuré, mais la jalousie d’un prêtre les oblige à quitter Subiaco : vers 529, ils iront fonder l’abbaye du Mont-Cassin, où saint Benoît meurt en 547. Ses reliques ont été transportées à l’abbaye de Fleury, devenue Saint-Benoît-sur-Loire.
« Chercher Dieu » dans la prière et les Écritures
Ainsi résumée, sa vie ne dit rien de sa grande œuvre : la Règle, qu’il donna à ses frères pour organiser la vie des monastères, pratiquement et spirituellement. De ce petit livre tourné vers « la recherche de Dieu », tout découle logiquement. Dans un monde en crise, fracturé par la dislocation de l’Empire romain, les bénédictins n’ont pas seulement conservé le savoir antique : cherchant Dieu dans la prière et les Écritures, ils ont imaginé de nouvelles méthodes, ils ont développé les arts et les sciences pour le comprendre et le louer. La grammaire est indispensable à l’eschatologie, résume dom Jean Leclercq, d’une formule lumineuse, dans L’amour des lettres et le désir de Dieu (Le Cerf, 1957). De cette « culture monastique de la Parole », sans cesse perfectionnée, a surgi la civilisation européenne, rappelait Benoît XVI, en 2009, dans son discours au Collège des Bernardins.
Pape de 590 à 604, saint Grégoire le Grand s’emploie à diffuser cette règle, contribuant au déploiement des abbayes bénédictines aux VIe et VIIe siècles. Mais l’œuvre de saint Benoît n’aurait pas été aussi féconde si ses disciples n’avaient pas ensuite influencé les souverains carolingiens – que n’aveuglait pas une conception erronée de la laïcité… Louis le Pieux (778-840) décida d’imposer sa Règle à tous les monastères de l’Empire, sur le conseil de saint Benoît d’Aniane qui en avait éprouvé les vertus dans son abbaye. Et son père, Charlemagne, réforma l’enseignement selon les directives d’un autre bénédictin, Alcuin, son « ministre de l’Instruction ». Charlemagne s’irritait de recevoir de certains moines des lettres parsemées de fautes : « Nous avons commencé à craindre que, la science d’écrire étant faible, l’intelligence des Saintes Écritures ne fût moindre qu’elle devait être ; et nous savons tous que, si les erreurs des mots sont dangereuses, les erreurs de sens le sont beaucoup plus. » Aussi ordonna-t-il en 789, par son Admonition générale, « l’établissement d’écoles où les enfants puissent apprendre à lire ; que, dans chaque monastère et chaque évêché, on apprenne les psaumes, les notes [une forme de sténographie], le chant, le comput [le calcul], la grammaire » et qu’on y dispose de livres bien corrigés.
Une Europe couverte de monastères
On mesure le bénéfice des décisions de Louis le Pieux et de Charlemagne sur l’unité spirituelle et politique du continent, sachant que l’Europe entière se couvrait alors de monastères : au plus fort de son développement, vers la fin du XIIe siècle, on estime que l’ordre bénédictin comptait 2 000 abbayes et 20 000 prieurés en France, et plus de 100 000 monastères en Europe ! On y enseignait, sous l’autorité d’un écolâtre, « les arts libéraux » : la dialectique, la rhétorique, la musique, l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie, en plus de la grammaire.
Sylvestre II, un pâtre sur le trône de Pierre
Ces monastères n’étaient pas des citadelles. L’instruction n’était pas réservée aux futurs moines : Charlemagne leur confia la formation des fonctionnaires de l’Empire. Comme au Bec-Hellouin, en Normandie, les monastères bénédictins pouvaient accueillir aussi des enfants de la noblesse, et même de milieu modeste – par exemple, Gerbert d’Aurillac, qui devint pape de 999 à 1003 sous le nom de Sylvestre II : la tradition dit qu’il était pâtre. Formé par l’écolâtre de l’abbaye Saint-Géraud d’Aurillac, il passe pour l’un des hommes les plus intelligents de son temps. Et l’on dit que Grégoire VII, moine bénédictin élu pape à la fin du XIe siècle, était fils de charpentier. Quant à Lanfranc, écolâtre du Bec-Hellouin, il devint archevêque de Cantorbéry en 1070 et réorganisa l’Église en Angleterre.
Les enfants éduqués par les bénédictins n’ont pas tous eu le même destin mais, pour beaucoup, « le monastère apparaît comme un refuge, note l’historien Pierre Riché. Là, ils trouvent de quoi se vêtir, se nourrir et, ce qui est plus important, ils trouvent le moyen de faire leur salut et celui de leur famille. En parlant du monastère de Cluny, le moine Ulrich écrit : “Lorsque je vis avec quel zèle les enfants étaient surveillés jour et nuit, je me disais qu’il eût été bien difficile qu’un fils de roi fût élevé avec plus de soins dans le palais de son père que le dernier des enfants à Cluny” » (Éducation et enseignement monastique dans le Haut Moyen Âge, Médiévales, 1987).
« La foi des moines fut contagieuse »
« Je trouve dans l’histoire de votre saint ordre ce qu’il y a de plus beau dans celle de l’Église », dit un jour Bossuet à Mabillon, un grand bénédictin – « et dans celle de l’Europe », est-on tenté d’ajouter : par l’attention nouvelle qu’ils portèrent à l’éducation des enfants de toutes conditions, par la formation d’une élite qui conseilla les princes et parfois dirigea l’Église, par le rayonnement économique et culturel des monastères qu’ils fondèrent à la suite de saint Benoît, par leur exemple enfin, les bénédictins furent les artisans de l’unification de l’Europe chrétienne. « La foi des moines fut contagieuse ; elle a contribué à éveiller la foi dans les générations d’hommes qui ont vécu au contact des monastères », résume le Frère Guy-Marie Oury.
Qui s’en souvient ? « L’Occident semble se haïr lui-même », écrivait le cardinal Ratzinger au début des années 2000, bien avant que la « culture de l’effacement » ne veuille supprimer de l’espace public les crèches et les statues de saint Michel. « De sa propre histoire, il ne retient plus désormais que ce qui est déplorable et causa des ruines, n’étant plus en mesure de percevoir ce qui est grand et beau. Si elle veut survivre, l’Europe a besoin de s’accepter à nouveau elle-même, non sans humilité. » Et d’assumer ainsi l’héritage de saint Benoît.
Pour aller plus loin :
- Après la visite de Benoît XVI
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- La France et le cœur de Jésus et Marie
- Vladimir Ghika : le contexte politique avant la guerre de 1914-1918
- EXHORTATION APOSTOLIQUE POST-SYNODALE « AFRICAE MUNUS » DU PAPE BENOÎT XVI