De 1970 à l’an 2000, si l’on met à part les communautés traditionalistes, plus personne – ou presque – ne mettait le genou à terre en entrant dans une église. Plus personne, non plus, ne s’agenouillait pendant la consécration. Et puis c’est revenu. Petit à petit. Essentiellement par la jeunesse, qu’elle soit laïque ou ordonnée. Cet usage demeure certes minoritaire, puisque la majorité des clercs et des paroissiens sont encore des enfants du baby-boom. Néanmoins, au rythme où vont les choses, d’ici une quinzaine d’années, l’ancienne pratique pourrait redevenir l’usage commun.
Mais que faut-il en penser ? Qui a raison ? Les anti-génuflecteurs ou les génuflecteurs ?
Des « singeries », disait Diderot
Du côté des premiers, il faut se remettre dans l’ambiance des seventies pour se faire une idée de leurs arguments. Sans aller jusqu’à parler, comme Diderot, « des génuflexions, encensements et autres singeries », les fidèles de ce temps-là ne voyaient plus d’un très bon œil les manifestations traditionnelles de la piété. Certains percevaient dans l’expression corporelle de la foi une pratique superficielle, une bigoterie ostentatoire à la Tartuffe, condamnée par le Christ dans le Sermon sur la montagne : « Lorsque vous priez, ne ressemblez pas aux hypocrites […] qui veulent être vus des hommes » (Mt 6, 5) ; ils insistaient sur l’intériorité, la conscience, la conviction, martelant que le christianisme est d’abord une foi qui vient du cœur.
D’autres, qui n’avaient pas ces préventions contre les manifestations corporelles, voulaient plutôt en changer la teneur et le sens : les gestes traditionnels leur paraissaient signifier surtout l’humilité, pour ne pas dire l’humiliation, la culpabilité, la tristesse, alors qu’il faudrait plutôt exprimer la joie, l’exultation – sentiments dont on témoigne mieux en se tenant debout, en levant les bras au ciel ou en se donnant la main. On retrouve là, sur le plan de l’esthétique, les deux inspirations dominantes du catholicisme des années 1970 : une sobriété néo-calviniste un peu sèche et abstraite d’un côté, et une exaltation charismatique, de l’autre.
Sans vouloir nier ce qu’il pouvait y avoir de vrai, ou de bien intentionné, dans ces deux tendances, il faut reconnaître que la première semble avoir négligé l’incarnation de la foi, tandis que la seconde aurait perdu le sens de la majesté divine. C’est du moins ce que ressentent les nouvelles générations de chrétiens, qui renouent avec tout ou partie des pratiques traditionnelles.
Les plus jeunes retrouvent spontanément la justification de la gestuelle catholique, tirée de l’unité profonde de l’âme et du corps : ils font ainsi la vive expérience de ce que l’âme se dispose d’autant mieux à l’adoration que le corps l’y invite ; car les hommes, à la différence des anges, ont un corps : notre âme, du fait de son incarnation, et de sa faiblesse, a besoin d’être incitée, inclinée par des gestes, des postures, des images – tout comme l’amour humain a besoin de preuves.
« Ceux qui condamnent les hommages corporels à Dieu, écrit saint Thomas, ne se souviennent pas de leur condition d’homme, puisqu’ils ne jugent pas ces manifestations sensibles nécessaires à la connaissance intérieure. L’expérience prouve pourtant que les activités corporelles stimulent l’âme dans la connaissance et l’amour » (Contre les gentils III, §117). Ce que Pascal devait redire, avec son goût de la provocation, quand il donnait cette recommandation aux jeunes convertis : « Faites dire des messes, récitez des chapelets,
prenez de l’eau bénite, cela vous abêtira » – c’est-à-dire : cela inclinera votre âme rétive.
Ensuite, s’il est vrai que le christianisme appelle la joie, cette joie passe par la reconnaissance de notre insuffisance, et même de notre désarroi ; toutes choses qui s’expriment mieux par l’agenouillement devant le Très-Haut que par toute autre attitude. En outre, comme chrétiens, il nous est impossible d’adorer Dieu sans penser à la Passion du Fils, qui appelle une certaine gravité. N’oublions pas cette évidence : l’adoration du Saint-Sacrement, c’est l’adoration du corps sacrifié pour le Salut du monde – adoration qui s’accommode mal d’une attitude d’exaltation débridée. Non plus que de l’indifférence polie d’un planton. Il semble plus idoine d’adopter la même attitude que le Christ lui-même au jardin de Gethsémani : « S’étant mis à genoux, il pria » (Lc 22, 41).
L’expression de notre humilité
Et puis remarquons ceci, qui confirme Pascal : on s’agenouille parce que l’on croit à la Présence réelle, c’est vrai ; mais l’on se rappelle aussi la Présence réelle parce qu’on s’agenouille. Le corps tire l’âme de sa distraction. Qu’il s’agisse donc d’exprimer la révérence face à l’immensité de Dieu ou la gratitude pour sa Miséricorde infinie, l’attitude spontanée, le mouvement qui vient du cœur, c’est l’expression spirituelle et corporelle de notre humilité désirante, une humilité d’homme libre, qui répond librement à son Seigneur et pour cela se tient droit, tête haute, mais à genoux, comme le disait fort bien Péguy : « Tous les prosternements du monde ne valent pas le bel agenouillement droit d’un homme libre. Toutes les soumissions, tous les accablements du monde ne valent pas une belle prière, bien droite agenouillée, de ces hommes libres-là » (Le Mystère des Saints Innocents).
Recommandé par l’Église
Qu’en dit l’Église ? C’est finalement assez simple : pour la consécration, elle recommande clairement l’agenouillement, comme en témoigne l’introduction générale au Missel romain (2 000) : « Les fidèles s’agenouilleront pour la consécration, à moins que leur état de santé, l’exiguïté des lieux ou le grand nombre des assistants s’y opposent » (§43). Quant à l’attitude à adopter au moment de recevoir la communion, l’Église laisse aux conférences épiscopales le soin de déterminer les gestes de révérence qui conviennent aux mœurs du temps (§160).
J’en conclus que si la plupart des conférences épiscopales n’ont pas craint, dans les années 1970, de normaliser la communion debout et dans la main, alors que Paul VI continuait de préconiser le maintien des formes anciennes (Memoriale Domini, 1969), rien n’empêche qu’elles préconisent d’ici peu la communion à genoux et dans la bouche. Autres temps, autres mœurs !