À cette question lancinante, on commence généralement par répondre qu’une grande partie des souffrances humaines est causée par les mauvaises actions des hommes ; on considère dès lors que Dieu ayant créé des hommes libres – ce qui est un grand bien – il ne pouvait pas éviter qu’il en résulte aussi, à titre d’effet collatéral, un certain nombre de maux physiques, conséquences du mal moral.
Un prix à payer
On le sait : depuis l’origine, depuis Caïn et Abel, la fraternité humaine, c’est d’abord la possibilité du meurtre ! Cette souffrance, Dieu ne la veut pas, mais il la permet. C’est en quelque sorte le prix à payer pour vivre dans un monde d’hommes libres et non de marionnettes. Ces maux-là, qui sont le résultat du péché, crient vers le Ciel et demandent justice. Ils nous invitent à nous rappeler que nous devons être les gardiens de nos frères (Gn 4, 9).
Fort bien. Mais il reste le point le plus difficile : les souffrances qui ne sont pas imputables à la liberté des hommes : les maladies, les accidents, les cataclysmes. Ces maux-là apparaissent comme des conséquences de la constitution même du monde. Pourquoi avoir créé un univers où des enfants meurent de leucémie ? Où des mères de famille sont massacrées par le cancer ? Où des écoliers brûlent dans l’incendie d’une colonie de vacances ? Où des milliers de personnes sont englouties par un raz-de-marée ? Ici, on ne peut plus pointer du doigt la responsabilité de telle ou telle mauvaise volonté humaine… Alors que dire ? On se trouve réduit au cri désespéré de Job, grattant ses plaies sur son tas de fumier : « Périsse le jour où je suis né ! Pourquoi ne suis-je pas mort dès les entrailles de ma mère ? » (Jb 3, 11).
Il y a une mauvaise réponse. C’est celle des « amis de Job », qui tentent de lui prouver que ses malheurs physiques doivent, d’une manière ou d’une autre, être une punition d’un quelconque méfait. Comme ce serait simple ! Comme ce serait rassurant ! Mais c’est faux. L’évidence est trop claire : les malheurs terrestres endurés par les hommes ne sont pas des châtiments pour leurs méfaits personnels. Les immeubles s’écroulent au hasard. C’est ce que Jésus expliquait à ses disciples : « Ces dix-huit personnes sur qui est tombée la tour de Siloé et qu’elle a tuées, croyez-vous qu’elles fussent plus coupables que tous les autres habitants de Jérusalem ? Non, je vous le dis. » « L’adversité temporelle, concluait saint Thomas, n’est pas à proprement parler la punition des péchés » (IIe conférence sur Job).
Les contraintes de Dieu
Quant aux bonnes réponses, j’en vois plusieurs, qui ne s’excluent pas forcément. La première, celle du philosophe – par exemple le Père Malebranche (1638-1715) – est qu’il se pourrait tout simplement que créer un monde physique doté de lois générales, où vivent des êtres sensibles capables de plaisir et de peine, suppose quelques contraintes – qui s’imposent à Dieu lui-même. La loi de la gravitation, par exemple, constitue un grand bien et une condition de notre existence. Mais si vous vous jetez par la fenêtre vous allez mourir. C’est ainsi. Certes, Dieu aurait pu ne pas créer du tout, pour éviter ces problèmes ; mais il a pensé meilleur qu’il y ait un monde et des hommes, même à ce prix.
Ici, le théologien interviendra sans doute pour dire que le caractère « pénible » du monde, où le malheur physique et la bonté morale ne sont pas harmonisés, n’est peut-être qu’une conséquence du péché originel, qui a tout détraqué dans la nature. Cette réponse n’est pas forcément facile à comprendre, mais elle est envisageable. On pourrait dire alors que la souffrance n’est pas la punition de tel ou tel péché en particulier, mais une conséquence éloignée du péché originel, qui a mis le cosmos en désordre.
Bonheur terrestre ou céleste ?
Ces raisons toutefois n’ont pas le pouvoir d’apaiser la souffrance des malheureux. Il s’agit d’explications, non de consolations. Pour entrer dans une compréhension plus profonde, il faut apporter deux éléments complémentaires.
Le premier, c’est que le but de la création tout entière n’est pas le bonheur terrestre, mais, comme dit saint Pierre, la participation de l’homme à la nature divine, sa vision face à face. Autrement dit, ce monde n’est qu’un passage, une préparation, et pour certains, une véritable épreuve. Il faudrait aller jusqu’à dire, même si c’est difficile, que les douleurs de ce monde paraîtront comme rien à ceux qui connaîtront le bonheur céleste. C’est ainsi que saint Paul se donnait du courage dans ses tribulations : « J’estime que les souffrances du temps présent ne sauraient être comparées à la gloire à venir qui sera révélée pour nous » (Rm 8, 18). Aussi ne perdons pas cœur : « Nos afflictions du moment présent produisent pour nous, au-delà de toute mesure, un poids éternel de gloire » (2 Co 4, 16).
Le second élément, c’est qu’il nous faut nous souvenir toujours que Dieu lui-même a voulu connaître, expérimenter, souffrir la dure condition des hommes. La Passion de Jésus ne saurait certes nous rendre absolument transparents les desseins de Dieu – « ses voies ne sont pas nos voies » – mais elle peut nous aider à rompre ce qu’il y a de si difficile dans la douleur, qui est la solitude, l’enfermement total, l’écrasement de soi sur soi. Nous ne sommes pas seuls. Il est possible d’unir nos souffrances à celles du Christ, pour les faire servir, par-là, au salut du monde. Quant à ceux qui n’ont pas connaissance de Jésus, parce qu’ils sont trop jeunes, ou trop vieux, ou trop fatigués, ou trop loin du christianisme, il faut les porter dans nos prières par-dessus tout, en pensant à eux comme Pascal pensait au Christ : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. »