Que savons-nous de fiable sur Ponce Pilate ?
Anne Bernet : Tout le monde connaît Pilate car il est nommé dans le Credo de Nicée. Pourtant, au XIXe siècle, certains mettaient en doute son existence, en prétextant le manque de sources.
Le fait est que l’essentiel de ce que nous savons vient des Évangiles : ils relatent bien sûr son dialogue avec le Christ mais évoquent aussi un épisode politique de sa procurature, la répression d’une émeute provoquée par des pèlerins galiléens lors de la Pâque de 29 – si l’on s’en tient à la date du 7 avril 30 pour la Passion, qui permet de faire coïncider les différents événements.
Mais nous possédons d’autres sources scripturaires : une citation laconique dans les Annales de Tacite confirmant qu’il fut préfet de Judée sous Tibère. Pilate est également présent dans les écrits de Flavius Josèphe qui évoquent les méthodes des différents administrateurs romains en Judée, et livrent de précieux détails sur sa procurature : affaire des aigles profanant le Temple, construction de l’aqueduc de Jérusalem, écrasement du soulèvement samaritain en 36 ap. J.-C. Enfin, l’archéologie a prouvé une fois pour toutes l’existence de Pilate en ramenant au jour des inscriptions portant son nom et des deniers frappés par ses soins.
Vous insistez sur le contexte historique et politique pour expliquer la lâcheté de Pilate lors de la Passion du Christ…
Dans l’imaginaire collectif, Pilate est le lâche qui se lave les mains du sang du Juste et refuse d’assumer ses responsabilités. Cette interprétation n’est pas fausse mais ce jugement doit être nuancé. En effet, bien qu’il incarne la puissance romaine, Pilate n’est pas libre de ses actes. Il demeure sous la surveillance du gouverneur de Syrie qui peut casser ses décisions, et sous celle de Rome qui peut le destituer. Or, sa procurature, entre 26 et 36, correspond à la tentative de prise du pouvoir par Séjan, favori de l’empereur Tibère, retiré à Capri et qui ne règne plus. Séjan liquide ceux qu’il soupçonne de pouvoir empêcher son usurpation, à commencer par les membres de la famille impériale, même éloignée. Or, il est possible que l’épouse de Pilate, Claudia Procula, soit une cousine de l’empereur. Dans ces conditions, Pilate risque bien plus que son poste ou la disgrâce : un faux pas, et il peut être exécuté sans jugement. Sa femme et ses enfants aussi. On voit bien, dans les Évangiles, que Pilate essaie de sauver Jésus, et qu’il use de tous les moyens juridiques à sa disposition. Il n’abandonne qu’après le cri du pharisien anonyme : « Si tu le relâches, tu n’es pas l’ami de César. » Il a saisi la grave menace sous-entendue. Dans ces conditions, sauver Jésus réclamerait un héroïsme dont des chrétiens ne seraient pas toujours capables, bien qu’en possession de la grâce baptismale…
Sa rencontre avec le Christ le change à tout jamais ?
Est-il possible qu’au cours de son dialogue avec Jésus, l’un des plus longs des Évangiles, Pilate ait pu ne pas être intimement remué ? Certes, Anatole France a imaginé dans une nouvelle que Pilate, devenu vieux, ne se souvenait pas de cet événement, minime à ses yeux. Mais cette lecture positiviste est contredite par les évangélistes. À la place de Pilate, la plupart des magistrats romains auraient signé sans états d’âme l’ordre d’exécution. Or Pilate – et c’est son drame – va s’impliquer dans cette affaire et tenter, s’improvisant avocat de la défense, de trouver un moyen de libérer l’innocent. À ses risques et périls, et luttant aussi longtemps qu’il le peut. De même, il accepte de restituer le corps du Christ à ses proches, ce qui est contraire aux usages. Refuser une sépulture à un supplicié est en effet une aggravation de peine classique. Là encore, il agit sous le coup d’une émotion dont je veux croire qu’elle ne l’a plus lâché.
Sa femme, Procula, a joué un grand rôle dans l’attention qu’il porte au Christ. De quelle façon et que savons-nous d’elle ?
Dans le drame du Vendredi saint, Pilate n’est pas seul puisqu’il a près de lui son épouse, que l’Évangile ne nomme pas mais que la Tradition appelle Claudia Procula ou Procula. Elle apparaît dans l’histoire pour un motif très biblique : comme tant d’autres personnages des Écritures, elle fait des rêves et, ce qui est plus rare pour une Occidentale, elle leur accorde de l’importance, au point de demander à son mari de « ne pas se mêler de l’affaire de ce juste car elle a été à cause de lui bien tourmentée en songe » (Mt 27, 19). La présence de Claudia Procula à ses côtés, sa tentative pour s’immiscer dans les décisions de son mari, en disent long sur elle et les liens qui les unissent. Qu’elle ait connu Jésus par les femmes de l’entourage d’Hérode, telle Suzanne ou Jeanne, expliquerait l’intérêt qu’elle lui porte. Sa conversion est très probable et certaines Églises orthodoxes, ainsi que les Coptes éthiopiens, l’ont portée sur les autels.
Pour vous, Ponce Pilate est le héros involontaire d’un drame sur lequel il n’a pas de prise ?
Pilate se retrouve acteur d’un drame divin dont il ignore le scénario, et dans l’incapacité de le modifier. Il voudrait sauver Jésus et ne le peut – pas seulement par lâcheté mais parce qu’il en est empêché : le Christ ne doit pas être sauvé. Le silence de Jésus, son refus de coopérer aux tentatives du préfet pour le tirer d’affaire sont délibérés. Le Christ, qui n’a pas appelé les légions angéliques à son aide, ne veut pas davantage du pauvre concours humain de ce païen honnête obligé d’aller au bout de son rôle. Mais, sans ce remords, cette honte, la grâce pourrait-elle faire son chemin dans son âme et l’amener à croire ?
Selon la tradition copte, Pilate aurait été martyrisé à Rome car il se serait converti secrètement au christianisme à la fin de sa vie. Votre roman souligne aussi sa conversion. Pourquoi cette hypothèse est-elle la plus plausible ?
Nous n’avons pas la liste des martyrs de Néron, en 64, mais la Tradition romaine, quoique discrètement, pense que Pilate en fit partie. Les Coptes d’Éthiopie vont plus loin : ils l’ont mis sur les autels. Qu’il existe une profonde angoisse métaphysique chez cet homme ne fait guère de doute. Son « qu’est-ce que la Vérité ? » traduit peut-être bien plus qu’un questionnement philosophique. Pour ma part, j’ai une autre raison de croire à sa conversion plutôt qu’à son prétendu suicide à Vienne lors du séjour lyonnais de Caligula en 38. Rien, sinon une compassion agissante, ne l’obligeait à restituer le corps du Crucifié à ses proches. Ce faisant, il apportait à Marie l’unique consolation humaine possible. Comment supposer qu’elle ne lui ait pas, en remerciement, obtenu les grâces de conversion nécessaires à son salut ?
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Mémoires de Ponce Pilate, Anne Bernet, éd. Ephata, janvier 2024, 448 pages, 8,50 €.