Philippe de Champaigne, peintre pour Dieu et pour le roi - France Catholique
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Philippe de Champaigne : au service de Dieu et de la France
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Philippe de Champaigne, peintre pour Dieu et pour le roi

© Julian Kumar / Godong

Image :
La Cène, musée du Louvre. Champaigne peignit quatre Cènes, pour les monastères de Port-Royal des Champs et de Paris.
© Julian Kumar / Godong

Philippe de Champaigne, peintre pour Dieu et pour le roi

Parfois réduit au rang de « peintre janséniste », Philippe de Champaigne fut surtout l’un des plus grands artistes du XVIIe siècle. La France commémore cette année le 350e anniversaire de sa mort. L’occasion de redécouvrir un peintre trop méconnu, homme de foi, qui servit son roi en servant l’Église.
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«Ce même jour [12 août] 1674, mourut à Paris Philippe de Champaigne, natif de Bruxelles-en-Flandres, peintre très habile en son art, mais que sa piété rendait encore plus recommandable. Il a toujours été fort affectionné à cette maison, dont il a soutenu les intérêts en toutes rencontres, même devant les grands du monde. Il nous a laissé quantité de marques de son affection, ayant donné à ce monastère plusieurs tableaux et nous a légué six mille livres. »

Ces quelques lignes, d’une pudeur en accord avec le caractère du défunt, sont tirées du Nécrologe de l’abbaye de Notre-Dame de Port-Royal des Champs. Ainsi l’épitaphe de Philippe de Champaigne, soulignant sa foi plus encore que son génie, laissait-elle deviner un homme humble, moins préoccupé par sa gloire que par son Salut, bien qu’il ait été distingué par les plus grands. « C’était un homme d’un naturel doux, d’un maintien sérieux et grave et d’une conscience droite », résume son contemporain, André Félibien, dans ses Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes (1725).

Le Nécrologe de Port-Royal souligne aussi les liens de Champaigne avec cette abbaye acquise au « jansénisme » – une théorie sur la grâce et le salut qui surgit vers 1640 et fut condamnée par Rome pour son intransigeance. Ces liens sont si étroits qu’on l’a souvent présenté comme « un peintre janséniste », par sa foi et par son art, dépouillé parfois jusqu’à l’austérité. « Il était par excellence le peintre de Port-Royal », écrit Augustin Gazier. Théophile Gautier en fait même « un Poussin janséniste » ! Résumé bien trop rapide et un brin paresseux de la carrière d’un homme dont l’art a éclos avant que n’éclate la querelle janséniste, et qui fréquenta la cour et ses fastes autant que les rigueurs de Port-Royal.

Le goût flamand de la précision

Félibien nous apprend que Philippe de Champaigne est né le 26 mai 1602 « de parents d’une fortune médiocre mais gens de bien ». Ses dispositions pour la peinture incitent son père à le confier à Jacques Fouquières, « l’un des plus habiles paysagistes de ce temps-là ». Il gardera de ces années de formation le goût flamand de la précision et du réalisme, et une aversion pour la flatterie dont témoignent ses portraits.

À 19 ans, en 1621, la curiosité le pousse à faire le voyage à Rome, mais il ne s’y rendra jamais : sur le chemin de l’Italie, il s’arrête à Paris et décide de s’y installer. Il y fait la connaissance de Nicolas Poussin, et travaille avec lui à la décoration du Palais du Luxembourg pour le compte de Marie de Médicis, dont il se fait remarquer. Fort de cette protection, il deviendra le peintre le plus en vue de sa génération. La disgrâce de la reine-mère, dont l’ambition trouble les débuts du règne de Louis XIII, n’entamera pas sa position. Le roi et Richelieu l’apprécient tant qu’ils vont littéralement le confisquer.

Champaigne ne peindra pas moins de onze portraits de Richelieu. Celui-ci n’y est pas représenté assis, comme le voulait la tradition pour les ecclésiastiques, mais le plus souvent en pied, comme un homme d’État. Sous son pinceau, le cardinal incarne ce « mélange inextricable et fécond de potestas et d’auctoritas » qui constitue le vrai pouvoir, analyse finement l’historien Jean Hubac. Champaigne met en scène le programme du « ministre principal d’État », qui associe la politique à la religion, la gloire de la France à l’unité de la foi. Pour lui, il n’y a pas d’ordre temporel sans assise spirituelle. À l’État de garantir cet équilibre sans faillir : « Les chrétiens doivent perdre la mémoire des offenses qu’ils reçoivent en leur particulier, mais les magistrats sont obligés de n’oublier pas celles qui intéressent le public », dira-t-il dans son Testament politique (1688).

« Nous lui consacrons notre royaume »

Soumission à Dieu, allégeance au roi. C’est cette vision politique du bien commun, confondu avec l’intérêt du pays, que Champaigne s’attelle à mettre en scène. Rien ne la rend mieux que Le Vœu de Louis XIII, commandé par le roi, à la fin de 1637, pour orner le futur maître-autel de Notre-Dame de Paris.

On connaît le texte de ce vœu : « Prenant la très sainte et très glorieuse Vierge pour protectrice spéciale de notre royaume, nous lui consacrons particulièrement notre personne, notre État, notre couronne et nos sujets, la suppliant de nous vouloir inspirer une sainte conduite, et défendre avec tant de soin ce royaume [qu’]il ne sorte point des voies de la grâce qui conduisent à celles de la gloire. » Pour cette œuvre, Champaigne va strictement respecter le programme iconographique défini par le roi lui-même dans son vœu : « Une image de la Vierge, qui tienne entre ses bras celle de son précieux Fils descendu de la Croix ; nous serons représenté aux pieds, et du Fils et de la Mère, comme leur offrant notre couronne et notre sceptre. »

Le peintre servira le ministre et le roi jusqu’à leur mort – décembre 1642 et mai 1643 – sans en tirer orgueil, ni céder à la flatterie. À Richelieu qui lui demandait ce qu’il pouvait faire pour « l’avancement de sa fortune et des siens », il répondit un jour que « si M. le Cardinal pouvait le rendre plus habile peintre qu’il n’était, ce serait la seule chose qu’il aurait à demander à Son Éminence, mais comme cela n’était pas possible, il ne désirait de lui que l’honneur de ses bonnes grâces » (Félibien).

Il travaille pour la Cour et la Ville

Devenue régente du royaume à la mort de Louis XIII, la reine Anne d’Autriche continue de lui passer commande pour ses appartements au Val-de-Grâce, abbaye qu’elle a fondée selon les principes de la Réforme catholique. Portraitiste renommé, Champaigne travaille pour les princes et pour l’Église, pour les grands commis – dont Colbert – et pour les parlementaires. La Cour et la Ville posent devant lui et lui font peindre « des figures où, refusant d’exprimer des expressions passagères, il veut saisir l’être profond de ses modèles », substituant « un portrait d’essence » au « portrait d’existence » cher à l’art baroque, résume Bertrand Dorival. « Il excelle dans le portrait d’honneur », confirme l’historienne de l’art Marie-Gabrielle Leblanc.

La faveur dont il jouit ne se dément pas, il fait partie des fondateurs de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Mais deux drames personnels l’ont profondément affecté : la mort de sa femme, en 1638, puis celle de son fils. En 1648, il se décide à confier l’éducation de ses deux filles, Françoise et Catherine, aux religieuses de Port-Royal qui ont fondé un monastère dans le faubourg Saint-Jacques, à Paris. La Mère Angélique Arnauld est la sœur du théologien Antoine Arnauld, l’un des chefs de file du jansénisme. Champaigne en tirera le portrait et peindra plusieurs toiles pour Port-Royal, dont l’impressionnante Cène, aujourd’hui au musée du Louvre (lire FC n° 3702). Ses relations vont le faire passer « du monde de la Cour à l’univers plus intime du monastère, de l’intériorité, de la présence cachée », écrit Jean Lesaulnier (Philippe de Champaigne et Port-Royal, Classiques Garnier).

Un événement va resserrer ses liens avec l’abbaye : la guérison inespérée de sa fille aînée, devenue religieuse sous le nom de Catherine de Sainte-Suzanne. Paralysée des jambes depuis quatorze mois, Sœur Catherine est subitement guérie le 7 janvier 1662, au terme d’une ultime neuvaine, alors que les médecins, impuissants, avaient depuis longtemps renoncé à la soigner. Philippe de Champaigne y voit un miracle, qui inspire son célèbre Ex-voto, tableau d’action de grâce et chef-d’œuvre de subtilité dont il fait don au monastère.

Le peintre fut donc très attaché à Port-Royal, dont il goûtait le recueillement. Sans doute appréciait-il aussi le commerce intellectuel des jansénistes – dont Pascal défendit les thèses avec un indéniable génie, d’abord dans Les Provinciales (1657). Sa foi le conduisait naturellement à s’intéresser aux controverses qui agitaient alors l’Église. Faut-il en conclure qu’il a fait sienne leur doctrine « mécanique » de la grâce ? Qu’il est tout acquis au jansénisme ? Certains de ses tableaux peuvent le laisser penser. Il faut pourtant rester prudent : aucune proclamation de Champaigne ne permet de le confirmer, et nul signe de rébellion contre la hiérarchie de l’Église ne vient l’attester.

Avant de trancher, il faut rappeler que Champaigne a travaillé pour bien d’autres monastères que celui de Port-Royal. Il œuvra notamment pour le carmel de la rue Saint-Jacques dans les années 1630. Surtout, il ne réserva jamais son art à la communauté janséniste, continuant, après l’avoir approchée, d’honorer les commandes des chartreux à Paris, Villeneuve-lès-Avignon, Bordeaux, réalisant aussi pour la Grande Chartreuse, près de Grenoble, un Christ mort sur la Croix d’un dépouillement saisissant (1655).

L’art doit servir la religion

Réduire le peintre et son art au jansénisme, c’est oublier aussi que les jansénistes n’ont jamais formalisé de doctrine en la matière. C’est dans leur correspondance qu’il faut puiser quelques réflexions sur l’art. On y lit une méfiance à l’égard de la peinture comme de la musique, au motif que la piété « n’a pas besoin de choses qui attachent trop les sens pour transporter son cœur dans les plaies de Jésus-Christ ». Danger pour l’esprit qu’il détourne de l’essentiel, occasion de vanité et de divertissement : voilà ce qu’est l’art pour les jansénistes. Et lorsqu’il s’exprime, il doit servir la religion en restant au plus proche des textes sacrés car « c’est une sorte d’impertinence de vouloir faire mieux que ce qui a été inspiré par Dieu ». Mais n’est-ce pas ce que recommande l’Église depuis le Moyen Âge, a fortiori depuis le concile de Trente ?

Et s’il atteint au sublime par la sobriété méditative de son art, qu’on a dite janséniste bien qu’elle imprégnât tous les arts sous Louis XIII, Champaigne ne sacrifie jamais la matière à l’idée, comme les disciples de Jansénius seront tentés de le faire par esprit de système. Parce que le Christ est homme autant que Dieu, parce qu’il a souffert dans sa chair, Champaigne fait une place essentielle à l’humanité dans son œuvre, comme le montrent ses nativités. Son Christ mort (vers 1650), d’une fascinante puissance plastique, est une méditation sur l’Incarnation – sur l’humilité d’un Dieu s’abaissant dans la nature humaine jusqu’à la mort, par amour pour sa créature. Et l’on serait bien tenté d’en déduire que, pour Champaigne, le Christ est bel et bien venu pour tous, malgré les réserves que les jansénistes peuvent faire sur ce point.

En définitive, « plus que de la doctrine janséniste sur la grâce, conclut l’essayiste Laurent Dandrieu, la vision de Champaigne doit sans doute être rapprochée de l’École française de spiritualité qui, autour de Bérulle, de saint François de Sales ou de Bossuet, réagit contre une mystique abstraite qui tend à faire l’économie du Christ pour ne voir que le néant de l’homme et la grandeur de Dieu – ce Christ qui est en revanche omniprésent, et si réaliste, dans l’œuvre du peintre ».