En 1924, la République assume un héritage séculaire en scellant une plaque sur le parvis de Notre-Dame pour indiquer le « point zéro » : c’est-à-dire le point à partir duquel sont calculées les distances sur le territoire français depuis Louis XV. Malgré les vicissitudes de l’histoire, ni la Bastille, ni l’Arc de Triomphe, ni la tour Eiffel, n’ont détrôné dans ce rôle la cathédrale consacrée à la Sainte Vierge. Notre-Dame de Paris s’impose comme point central de la France, dans sa géographie, comme dans son histoire : après l’incendie qui l’a ravagée, les mécènes du monde entier qui ont financé sa réfection, n’ont pas seulement agi par attachement à un héritage spirituel, mais parce qu’ils ressentaient profondément que Notre-Dame de Paris est porteuse d’un enjeu civilisationnel. C’est ce qu’écrivait le journaliste Alain Duhamel dans le quotidien Libération en 2019 : « Notre-Dame de Paris appartient, certes, d’abord aux catholiques de notre pays, mais elle est également un morceau du patrimoine national. Un fragment de l’âme française. »
Sur ces pierres…
« Un fragment de l’âme française. » Quelle formule ! L’histoire atteste cette vérité si tangible. C’est bien là en effet que se sont joués tant d’épisodes fondateurs. La cathédrale, jusqu’à son achèvement au XIVe siècle, fut d’abord « la principale église de la plus grande ville d’Europe » comme le rappelle l’un des meilleurs spécialistes de la question, Mathieu Lours, dans son livre Notre-Dame des Siècles (Cerf, 2021). Elle a connu ensuite de grandes heures de gloire et aussi, de vicissitude. Au chapitre des heures glorieuses, retenons déjà la prouesse de sa construction, lancée par Maurice de Sully en 1163 : un défi aux lois de la gravité, une technicité stupéfiante, une finesse artistique inouïe… Bref, un témoignage d’un certain génie français, bien loin des clichés relatifs à un supposé obscurantisme médiéval.
Dieu et le roi
Même si Notre-Dame de Paris n’a pas la dimension politique de la cathédrale de Reims, celle des sacres capétiens, ou de la basilique de Saint-Denis, nécropole royale, elle ne tarde pas à s’imposer comme l’image la plus puissante de la France très-chrétienne, en large partie grâce à Saint Louis qui, vêtu d’une tunique et pieds nus, y vient déposer les reliques de la Passion en 1239, avant qu’elles ne soient abritées dans la Sainte Chapelle, construite spécialement à proximité. « Paroisse de l’État », pour reprendre l’expression de Mathieu Lours, la cathédrale va entretenir un lien tout particulier avec la monarchie, dont l’expression la plus saisissante est le Vœu de Louis XIII, qui consacre en 1638 le royaume et sa propre personne à la Vierge Marie, exigeant qu’y soit dite une messe tous les 15 août, pour en faire mémoire. Exécutant les volontés de son père, Louis XIV fera exécuter par Nicolas Coustou une sublime Pietà, installée en 1723 sur l’autel, en mémoire de cette consécration.
Enjeux de pouvoir
Symbole de la France chrétienne, indéfectiblement liée à la geste des rois, Notre-Dame de Paris ne pouvait que déchaîner la fureur iconoclaste et profanatrice des révolutionnaires. Vandalisée, pillée, temple athée, déiste puis dépôt de vin, il s’en fallut de peu qu’elle ne disparaisse à jamais. Réouverte au culte en 1795, un peu plus d’un an après Thermidor, elle ne commence à retrouver réellement sa splendeur que sous le Consulat. Le 10 avril 1802, un Te Deum y est célébré pour marquer la signature du Concordat.
La cathédrale, pour autant, est si chargée d’histoire et d’héritages, qu’elle ne peut éviter de demeurer au cœur d’enjeux politiques. C’est elle que choisit le très peu dévot Bonaparte pour s’y faire sacrer le 18 mai 1804, humiliant au passage le pape Pie VII, réduit à un rôle figuratif. Sous la Restauration, la monarchie de Juillet ou le Second Empire, elle accueille d’importantes cérémonies visant à conforter l’assise des régimes en place. Et durant la Commune, presque « logiquement », elle devient la cible des insurgés qui tentent d’y mettre le feu, avec moins de succès heureusement qu’aux Tuileries. Le XIXe siècle enfin, est marqué par un événement culturel qui va conférer à la cathédrale une dimension… littéraire : en l’occurrence la publication en 1831 de Notre-Dame de Paris, l’un des chefs-d’œuvre de Victor Hugo.
Attraction universelle
Du XXe siècle, on retiendra surtout le fameux Magnificat chanté à la cathédrale, en présence du général de Gaulle, le 26 août 1944 alors que des coups de feu retentissent encore dans la capitale. Une cérémonie comparable, un Te Deum cette fois-ci, avait été organisée le 17 novembre 1918 par le cardinal Amette, mais son retentissement fut moindre puisque Clemenceau, le « Père la Victoire », logique dans son anticléricalisme, avait décliné l’invitation du prélat. Tous les grands personnages de l’État n’ont pas manifesté la même cohérence que « le Tigre », comme en témoigne un aperçu de la liste de ceux dont les funérailles y ont été célébrées ou qui y ont reçu un hommage national : le difficilement classable Maurice Barrès (1923), le très pieux maréchal Foch (1929), le franc-maçon Paul Doumer (1931) ou plus récemment le catholique Charles de Gaulle (1970), l’énigmatique Georges Pompidou (1974) ou l’indéfinissable François Mitterrand (1996)…
Étonnant florilège qui témoigne du mystérieux pouvoir d’attraction de Notre-Dame de Paris et de sa capacité à unir tous les Français. Un trésor sur lequel il convient de veiller avec un soin jaloux à l’heure d’un morcellement social et culturel plus criant que jamais.