Comment expliquer le statut si particulier que Notre-Dame de Chartres semble tenir parmi toutes les cathédrales ?
Stéphane Brosseau : D’abord, Notre-Dame de Chartres est exceptionnelle du point de vue de la foi. Outre les centaines de reliques qu’elle contient, il en est une majeure : le Voile de la Vierge !
Ensuite, Notre-Dame de Chartres est, objectivement, la cathédrale de tous les superlatifs, à commencer par ses 2 600 m2 de verrières comportant 176 vitraux, dont 94 du XIIIe siècle : c’est unique au monde ! Sa rosace, large de 13,36 mètres, est d’ailleurs plus grande que celle de Paris et ses 13,10 mètres… Son chœur a une surface de 650 m2 et son transept est d’une longueur inédite : 63,40 mètres. Citons également le nombre de statues présentes : 3 500, pour un total de 9 000 personnages dès lors que l’on inclut les vitraux ! Enfin, cette cathédrale est exceptionnellement conservée : le gros œuvre à hauteur de 90 %, 80 % des sculptures et 60 % des vitraux. Tout cela est exceptionnel compte tenu des guerres de Religion, des guerres intestines, de la Révolution et des guerres mondiales…
Elle n’est pas passée loin d’être détruite à la Révolution…
À l’instar du sort réservé à de nombreuses abbayes, beaucoup de révolutionnaires voulurent faire de Notre-Dame de Chartres une carrière de pierres. Mais un conventionnel chartrain, Sergent-Marceau, a réussi à la préserver. Elle sera tout de même transformée en temple de la Raison en 1793 : certains éléments, comme une peinture portant l’inscription « République » sur un pilier de la nef, ont été remis à jour lors de la restauration. Cela a participé à la préservation de la cathédrale, à l’instar de Strasbourg, dont la flèche, la plus haute de la chrétienté, avait été coiffée d’un bonnet phrygien.
À quand remonte la présence chrétienne à Chartres ?
Selon la tradition, l’histoire remonte aux premiers siècles ! On trouve, dans la crypte, le « puits des Saints-Forts », du nom de ces martyrs des Ier et IIe siècles qui auraient été précipités dans cette cavité de 30 mètres de profondeur. Lorsque l’évêque Fulbert construisit sa crypte au XIe siècle, il y intégra ce puits, réputé pour contenir une eau miraculeuse. Fulbert lui-même disait avoir été guéri du « mal des ardents » grâce à elle ! Pour ce qui est de l’église, un premier édifice, nommé « cathédrale d’Aventin », aurait été construit au IVe ou au Ve siècle, avant d’être incendié par les Wisigoths en 743. La seconde cathédrale sera à son tour détruite, cette fois-ci par les Vikings, le 12 juin 858. Une troisième cathédrale est reconstruite peu avant le don, par Charles le Chauve en 878, d’une « Sainte Chemise » qui sera identifiée par la suite comme le « Voile de la Vierge ». L’édifice ne survivra pas, le 5 août 962, à la guerre contre le duc de Normandie. Une quatrième cathédrale sera foudroyée les 7 et 8 septembre 1020. C’est à ce moment-là que Fulbert décide de construire une nouvelle cathédrale, dont nous fêtons le jubilé du millénaire de la crypte, achevée en 1024.
Comment s’est déroulée la construction ?
Les péripéties n’ont pas cessé : après l’incendie de la ville de Chartres en 1134, on a profité des destructions du quartier pour construire la façade ouest actuelle, alors même que la cathédrale avait été peu touchée par les flammes… Le reste de l’édifice a été bâti à la suite d’un autre incendie, cette fois-ci de la cathédrale, en 1194. La construction s’est déroulée en un temps record : 28 ans ! Tout cela grâce à une conjonction de moyens financiers importants pour faire une église gothique : Chartres put compter à la fois sur un afflux d’argent consécutif à la volonté du roi de France de voir un tel projet aboutir, un afflux des techniques de l’époque avec la mise en place d’engins de levage, l’utilisation des arcs-boutants, des clés de voûte… Mais également un afflux d’intelligence humaine : les compagnons qui se retrouvaient là pour construire la cathédrale travaillaient en même temps sur les chantiers de Notre-Dame de Paris ou encore de la basilique de Saint-Denis.
La cathédrale porte la trace du passage du roman au gothique…
Pour comprendre, il faut rappeler que le gothique est né progressivement à partir du roman. D’abord en 1088, lorsque l’abbaye de Cluny a consacré la forme ogivale, alors que le roman utilisait l’arc en plein cintre. Quelques années plus tard, en 1115, l’abbaye Saint-Étienne de Caen a donné, par sa façade, la « forme harmonique » que l’on connaît désormais très bien : une façade encadrée par deux tours. Si Cluny et Caen comportaient chacun des éléments gothiques, le premier ensemble cohérent reste Saint-Denis, entre 1135 et 1144. Dans ce contexte, on se rend compte que la cathédrale que Fulbert a fait construire, entre 1024 et 1037 – et dont il ne reste aujourd’hui que la crypte – ne pouvait être que romane ! Il n’en sera pas de même avec les chantiers suivants : entre 1194 et 1226, nous sommes en plein bouleversement. Pour donner un ordre d’idées, rappelons que Notre-Dame de Paris a débuté sa construction en 1163… On retrouve cette période charnière dans les deux tours de la cathédrale, qui lui donnent cet aspect si unique : une tour sud, dont la sobriété témoigne du début de l’art gothique, dans la seconde moitié du XIIe siècle ; et une tour nord, construite au XVIe siècle, dans un gothique flamboyant.
Quel rapport entretient-elle avec l’histoire de France ?
Le plus grand événement est le sacre d’Henri IV, le 27 février 1594, Henri IV ne pouvant entrer ni dans Reims, ni à Paris, tous deux étant occupés par la Ligue catholique. Le pèlerin qui se rend à Chartres peut en voir des traces : le sacre ayant eu lieu pendant la construction du tour de chœur, certaines destructions de statues sont à attribuer à l’assemblée, qui l’escaladait pour essayer d’apercevoir Henri IV, en chemise blanche par signe d’humilité, se faire sacrer ! Car à cette époque, le jubé séparait la nef du chœur et on ne pouvait pas voir. D’ailleurs, une fois sacré, Henri IV est monté sur le jubé afin que l’assemblée puisse le voir.
À quel point est-ce une cathédrale mariale ?
On raconte que dès le Ier siècle avant Jésus-Christ, le site aurait abrité une grotte druidique avec une statue d’une Virgo paritura, c’est-à-dire d’une « Vierge devant enfanter ». Au XIIe siècle, on a utilisé cette hypothétique origine païenne en la christianisant : ainsi est née Notre-Dame-de-Sous-Terre, la Vierge ayant enfanté, tenant le Christ dans ses bras. Outre la relique du Voile, la Vierge apparaît 181 fois dans les représentations de la cathédrale.
Quel avenir pour la cathédrale ?
Étant inscrite au patrimoine de l’Unesco et bénéficiant de nombreux fonds pour sa restauration et sa conservation, Notre-Dame de Chartres peut l’aborder sereinement. Pour ce qui est de la foi, il suffit de voir les nombreux pèlerinages qui s’y rendent, pour constater que la cathédrale est encore bien vivante.