Dans quelle mesure le Québec a-t-il été structuré par l’Église catholique ?
Mathieu Bock-Côté : L’Église a joué un rôle rapidement après l’arrivée de Samuel de Champlain, fondateur de la ville de Québec en 1608. Avec l’arrivée des missionnaires récollets puis jésuites au début du XVIIe siècle, l’Église s’est montrée ambitieuse en voulant convertir les Amérindiens et implanter durablement la foi catholique dans le Nouveau Monde. Dès lors, elle s’est occupée des fonctions dites « sociales » de la société – éducation, soin… Elle devint une institution centrale dans la société qui prenait forme dans la vallée du Saint-Laurent. À partir de la Conquête anglaise de 1760, qui voit le peuple français d’Amérique tomber sous la souveraineté britannique, l’Église est la seule institution qui soit restée en propre aux Canadiens français, devenant centrale dans l’organisation culturelle et politique de leur pays.
Quand vous dites que l’Église était la seule institution, cela signifie-t-il qu’il s’agissait d’une théocratie ?
Il faut plutôt voir cela comme l’équivalent du modèle irlandais ou polonais. Même sans État, une nation cherche toujours à se donner une forme politique : l’Église a ainsi permis une structuration politique, incarnant la continuité nationale. Par la tenue des hôpitaux, des écoles bien sûr, mais pas seulement. Ainsi, Mgr Ignace Bourget, évêque de Montréal de 1840 à 1876, était un véritable homme d’État, parce qu’il établissait des paroisses dont s’occupaient les Canadiens français et non anglais, permettant l’élaboration d’un maillage politico-religieux où la société sans État a pu s’épanouir dans un cadre ecclésial. L’influence de la foi catholique dans l’histoire du Canada français se retrouve jusque dans le nom des villages. Mon père disait qu’on avait dépeuplé le Ciel pour tous les nommer, tant ces villages portent les noms de saints ! La foi populaire était également très vive, jusque dans les années 1960 et la Révolution tranquille.
En quoi cette « Révolution » a-t-elle consisté ?
Ce fut à la fois un moment d’affirmation nationale et de modernisation sociale. Après avoir été dominés pendant deux siècles, forcés de changer de langue selon qu’ils étaient dans leurs foyers ou au travail, les Canadiens français se sont engagés dans un mouvement d’affirmation nationale qui prit la forme d’une modernisation sociale et économique, en transférant les fonctions sociales de l’Église vers l’État. L’État était ainsi appelé à porter une entreprise de redressement national. Cette Révolution tranquille demeure le mythe fondateur du Québec contemporain.
Le transfert des fonctions sociales de l’Église vers l’État – un transfert enthousiaste, car une bonne partie du clergé adhérait globalement à l’idée de l’État-providence ! – est une des raisons de son effondrement au Québec, car la foi des Canadiens français n’était pas que spirituelle mais liée à la structure de la société. Il faut aussi signaler qu’entre 1930 et 1960, l’Église s’était braquée dans un cléricalisme franchement étouffant, qui a nourri une défiance vis-à-vis de l’institution. Cette période est appelée « la Grande Noirceur ». La formule est abusive, car il y a toujours des personnes pour reconnaître que prêtres et religieux ont tenu le Québec sur leurs épaules et que sans les Frères missionnaires et sans les Sœurs enseignantes, les Canadiens français auraient eu une vie collective terriblement diminuée.
Si l’on rajoute enfin à cela la grande vague occidentale de la déchristianisation et de la sécularisation des années 1960, on comprend l’effondrement de l’Église, d’autant que c’est le propre d’un ordre qui existe pendant un certain temps et qui semble résister à l’esprit du temps : lorsqu’il cède, tout cède d’un coup – ce qui risque d’arriver à la Pologne, soit dit en passant…
Que reste-t-il aujourd’hui de l’Église au Québec ?
Aujourd’hui, le catholicisme est résiduel, mais se réactive dans la conscience du choc des civilisations : on se rappelle ce qu’on était dès lors que l’autre est en face de nous et qu’il sait qui il est ! Mais l’Église est globalement dans un très mauvais état au Québec aujourd’hui, avec une pratique religieuse à plat, même s’il reste le souvenir d’une identité, du rôle des religieuses enseignantes, d’une société plus « tricotée serrée » comme on dit au Québec, c’est-à-dire plus solidaire.
Quels sont les personnalités et les lieux liés à l’Église qui vous touchent particulièrement ?
Le propre d’une société où l’Église s’occupe de tout, c’est que ceux qui s’occupent de choses profanes sont aussi des religieux : Marie de l’Incarnation fut une femme exceptionnelle par la portée de son œuvre éducative, l’abbé Lionel Groulx, historien qui a rendu au peuple québécois sa conscience historique à partir des années 1920, Mgr Ignace Bourget, qui a pris à sa charge le destin de son peuple. Pour les lieux, je citerais tout simplement les églises de village : pour un petit peuple qui n’avait pas grand-chose, dominé chez lui par les Anglais, les Canadiens français ont réussi à faire quelque chose de beau !
La loi votée en 2019 stipule que « l’État du Québec est laïque ». Existe-t-il une différence entre la laïcité au Québec et en France ?
Chez nous, la réponse au multiculturalisme passe par la laïcité et par le nationalisme – terme qui ne souffre pas de la connotation négative qu’il revêt chez vous. Cela étant, le catholicisme fait toujours partie d’un fond identitaire que l’on peut mobiliser en certaines circonstances. Dès lors que l’on est dans une dynamique de réaffirmation identitaire, il me semble que la laïcité, pour peu qu’on l’accorde avec le fond identitaire d’un peuple, peut être efficace. C’est ce qu’on pense aussi en France, même si trop souvent, on s’appuie sur une laïcité mal comprise pour relancer la guerre contre le catholicisme. Si la laïcité avait été aussi sévère envers l’islam qu’elle l’a été envers le catholicisme, le monde serait tout autre aujourd’hui !
On peut vous objecter que la laïcité peut certes fonctionner d’un point de vue « mécanique », mais qu’elle ne peut pas combler le vide spirituel…
Je suis de ceux qui pensent que la nation est une transcendance. La foi relève de la conversion personnelle de chacun. Dès lors, que les catholiques effectuent leur travail : s’ils sont capables de convertir suffisamment de gens, on verra l’effet sur la culture. Pour le reste, ce qui forme un peuple, c’est la volonté de « l’immortaliser » à travers le droit à la continuité historique. Cela dit, une culture peut-elle survivre sans son culte et sans être irriguée par une tradition religieuse fondatrice ? Je n’en suis pas certain… Même si je pense que le domaine d’action des hommes publics, c’est la communauté politique. Sur le plan pratique, matériel, ils peuvent accomplir de nombreuses choses qui vont dans ce sens : assurer la survie du patrimoine, le renouveler, assurer un enseignement du fait religieux à l’école qui ne soit pas caricatural… Mais sur le fond des choses, la conversion des consciences n’est pas du ressort de l’État. Pour que le catholicisme survive, il faut quand même qu’il y ait quelques catholiques qui l’incarnent et qui en fassent la promotion !
Quelle est la place de l’identité catholique dans le multiculturalisme promu par le Canada ?
Aujourd’hui, tout héritage européen est traité comme une forme de colonisation toxique dont il faudrait se libérer. Ce qui fait que la spiritualité véritable du pays est finalement celle des peuples autochtones : tout ce qui vient après est présenté comme une couche d’européanité ajoutée. Cela n’empêche pas la sacralisation du voile islamique, qui est perçu comme le symbole de l’ouverture à l’autre. Dans l’entre-deux, les autres religions ne sont légitimes que dans la mesure où elles témoignent de la diversité.
Quel regard le Québécois que vous êtes porte-t-il sur la foi catholique en France ?
Bien que je souffre peut-être d’un effet de milieu, je la trouve beaucoup plus vive qu’on ne le dit. Elle me semble être une foi d’élite davantage que populaire, mais le bon côté est que cette situation produit une philosophie capable de penser notre temps. Il est assez fascinant de voir la vitalité intellectuelle et philosophique du catholicisme français, qui va bien au-delà des questions sociétales dont on parle beaucoup aujourd’hui et qui propose une réflexion sur la nature même du bien humain dans la modernité tardive ! Une bonne partie aujourd’hui de la critique des dérives de la « modernité » en France vient d’intellectuels qui ne cachent pas leur catholicisme, comme Michel De Jaeghere, Pierre Manent, Rémi Brague… Cela ne manque pas d’interpeller ceux pour qui le catholicisme est une belle architecture, une belle philosophie, mais qui ne comprennent pas le secret derrière cette vitalité. C’est là que la question de la foi peut apparaître, à la manière d’un point d’aboutissement.