Quel est le plan de Dieu pour l’amour humain ?
Mgr Livio Melina : Dieu a un projet de bonheur pour le couple, qui est de refléter la bonté originelle du Créateur. Créés à l’image du Dieu Amour, l’homme et la femme sont appelés à se donner l’un à l’autre, pour pouvoir ensuite se donner au-delà d’eux-mêmes, en premier aux enfants. Leur bonheur n’est donc pas seulement pour eux mais, à l’image de l’amour trinitaire, il a vocation à se diffuser. Pour cela, les époux sont appelés à bâtir une alliance, une communion des personnes, à partir de leur différence homme femme, sans fusion.
Quelle est la place du corps dans cette alliance ?
Le corps est fait pour le don de soi à l’autre et pour l’accueil du don que l’autre est dans son corps. Voilà pourquoi l’unité des époux se fait par le don des corps : l’union sexuelle est donc le signe visible de ce don mutuel. Le mariage, c’est un seul esprit dans une seule chair. La différence sexuelle est essentielle car elle offre l’altérité nécessaire au don qui ouvre à la fécondité : différence, communion et fécondité vont toujours ensemble. La vocation à la sainteté passe donc par le corps. Malheureusement, depuis le péché originel, on cherche plutôt à s’approprier l’autre ou à profiter de lui dans un utilitarisme ou un hédonisme.
Qu’a apporté la rédemption aux couples ?
Elle leur donne la possibilité de retrouver la capacité du don, dans leurs cœurs et dans leurs corps, il s’agit d’un don encore plus profond qu’avant le péché. Depuis la rédemption, le sacrement de mariage manifeste, de manière visible, l’amour rédempteur du Christ pour l’humanité. Dans le signe de l’amour humain, l’homme et la femme participent vraiment à la charité qui unit le Christ Époux à l’Église Épouse. Ainsi, comme Jésus a donné son Corps, pour son Église, l’alliance conjugale manifeste la possibilité d’un don total de soi, qui passe par le corps, et reflète l’alliance eucharistique salvatrice du Christ et de l’humanité.
Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour les couples ?
Dans le sacrement de mariage, les époux reçoivent le don de s’aimer, non seulement de leur amour humain, mais de l’amour divin lui-même ! Ce que saint Jean-Paul II exprime ainsi : « Les époux sont appelés par le sacrement du mariage à échanger entre eux la charité conjugale » (Familiaris consortio 13). C’est le don propre des époux. La charité conjugale passe par l’échange des corps, ouvrant à la transmission de la vie. La chair devient ainsi le lieu de leur sanctification. À travers le corps, le sacrement de mariage élève les époux au niveau de la vie de l’Esprit.
N’y a-t-il pas cependant une tendance dans l’Église à surévaluer la signification de l’union charnelle, au nom d’une « théologie du corps » mal comprise ?
Oui, il y a une théologie du corps mal comprise qui n’a pas valorisé la signification procréative du mariage, fin première du mariage. En réaction à un prétendu puritanisme, cette vision conduit à un sensualisme mystique, comme si le corps était en soi sauveur. Il ne faut pas idéaliser le corps : il est marqué par le péché, les épreuves, la maladie… L’idéalisation du corps et de la sexualité n’est pas chrétienne. Jean-Paul II parle clairement de la nécessité de se purifier de la concupiscence du cœur, des yeux, de la nécessité de la vertu de chasteté. Pour avoir une juste considération du corps, il faut intégrer la sexualité à l’accueil de la vie dans l’amour donc dans la vérité complète de la théologie du corps, sans quoi on ment aux couples. C’est leur grand défi. C’est très exigeant mais c’est un chemin de liberté et de sainteté, pas un chemin de facilité. Il faut dépasser les obstacles du péché, des fragilités, de l’ambiance sociale, etc.
Pourquoi l’encyclique Humanæ vitæ est-elle encore si peu encouragée par les pasteurs et si peu suivie par les couples catholiques ?
On pense souvent que les commandements de l’Église sont des contraintes imposées de l’extérieur, comme un poids lourd. Il ne faut pas nier, bien entendu, les difficultés à vivre selon le dessein de Dieu… Mais il faut avant tout penser que Dieu est pour nous un Père, bon et miséricordieux, qui nous indique, à travers ses commandements, les vérités sur le bien que nous sommes appelés à suivre pour être authentiquement heureux. Il faut les transmettre par une pédagogie de conversion, de libération et de croissance.
Quelles sont ces « vérités » ?
L’amour conjugal, pour être vrai, doit être don total de soi, ouvert à la vie. Il y a une connexion intrinsèque entre la vérité du don sexuel et cette ouverture. Fermer intentionnellement un acte sexuel à l’accueil de la vie [par la contraception, NDLR] n’est pas la même chose que de suivre les rythmes de la fécondité féminine par le recours aux méthodes naturelles de régulation de la fécondité. Celles-ci donnent la possibilité de profiter de la situation mais pas de la manipuler, et permettent donc un respect biologique et un respect total de l’autre, de sa vie… Elles permettent l’expression de l’amour, en même temps qu’une régulation naturelle de la procréation.
C’est très exigeant et parfois même douloureux pour les couples…
C’est pourquoi il faut avant tout annoncer la beauté de la vie conjugale chrétienne : la vocation à l’amour, au don de soi, à avoir une générosité dans la procréation. La vocation des époux est magnifique, ils sont appelés au bonheur vrai, car celui qui transmet la vie est réellement heureux. Mais cela implique des sacrifices importants. Il faut donc également réhabiliter la notion de sacrifice, dont ne peut faire l’économie une vie chrétienne authentique… Cela passe par l’exercice des vertus, qui ne sont pas innées (cf. FC n° 3848). La vertu de chasteté est essentielle au mariage : elle n’est pas la répression de la sexualité mais la voie pour vivre l’amour conjugal sexuel. Elle apprend une maîtrise de soi qui permet de se donner et de recevoir l’autre, de manière authentique. Elle apprend l’acquisition d’une nouvelle spontanéité, conforme à la vérité du don, qui permet, de mieux voir et de comprendre ce qui convient à l’amour. Car rien ne peut justifier, au nom d’un bien apparent, de faire ce qui est contraire à la logique de l’amour.
Les sacrifices ne sont-ils pas irréalistes pour des époux ?
Chaque vocation chrétienne a quelque chose de sacrificiel : sans sacrifice on ne peut pas se réaliser et accomplir sa vocation en vue de l’éternité. La voie pour arriver à la vraie joie dans le mariage n’est pas la plus facile : il faut une certaine discipline intérieure du don. C’est un chemin, qui dépasse la vie conjugale et engage toute la vie chrétienne. Nos capacités humaines naturelles ne suffisent pas à vivre cette exigence : c’est Dieu qui nous donne la possibilité de la vivre par sa grâce, reçue dans les sacrements. C’est donc un véritable chemin de conversion, qui nous invite à grandir dans la charité, qui se fait, selon saint Thomas, en deux étapes. La première consiste à suivre les commandements « négatifs », c’est-à-dire à éviter le mal. La deuxième à croître dans le bien, graduellement, pour arriver au sommet de la charité conjugale. Mais cette « loi de la gradualité » exige au préalable d’éviter d’une façon claire tout ce qui est mal. Pour avancer sur ce chemin du bien, il faut toujours avoir devant soi l’objectif final de notre vocation, difficile mais magnifique et élevée ! À cause de notre péché et de notre faiblesse, le christianisme n’est pas un bonheur à bon marché, immédiat et sans sacrifice.
N’y a-t-il pas une tendance, au sein de l’Église, à vouloir abaisser les exigences du mariage chrétien ?
Certains moralistes, sans changer la doctrine, veulent en effet adapter l’application de la morale conjugale aux circonstances concrètes de la vie. Ils introduisent pour cela un nouveau langage dans l’éthique, dans lequel le terme traditionnel de « péché » devient « imperfection » ou « fragilité » ; la norme morale n’étant plus alors qu’un idéal vers lequel il faut tendre, et les circonstances atténuantes de la responsabilité étant comprises comme un critère justifiant des exceptions, transformant progressivement la doctrine… Et on adapte finalement les commandements au calcul de ses propres forces, sans plus compter sur la grâce divine… Pourtant, dans l’encyclique Veritatis splendor (102), saint Jean-Paul II, reprenant saint Augustin, a rappelé que « “Dieu ne commande pas de choses impossibles, mais en commandant il t’invite à faire ce que tu peux et à demander ce que tu ne peux pas’’, et il t’aide à pouvoir ».
Quels moyens les époux doivent-ils donc prendre pour avancer sur ce chemin du vrai bonheur ?
Pour croître dans l’amour conjugal et le réaliser, il faut une régénération du chrétien par la grâce – à travers la prière et les sacrements – qui guérit et élève ses capacités à travers les vertus morales. Et un refus clair des actions intrinsèquement mauvaises, qui sont contraires à la logique du don. La famille chrétienne a également besoin de communauté : elle ne doit jamais vivre isolée mais se relier, que ce soit à une paroisse, un mouvement chrétien, des amis partageant le même idéal… Cela manque à de nombreuses familles aujourd’hui. Par ailleurs, il faut aussi avoir devant soi les exemples de sainteté conjugale que l’Église nous donne, pour vivre avec ces saints époux dans la communion des saints. Tout cela implique d’accepter d’avoir une vie à contre-courant de la mentalité dominante. C’est difficile mais libérant et passionnant. L’Église a confiance dans les couples et sait qu’elle peut exiger d’eux des choses très difficiles pour leur plus grand bonheur.
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À lire de Mgr Livio Melina : Trouver la joie dans le mariage, Salvator, 2024 ; Le discernement dans la vie conjugale, Téqui, 2024.