Lourdes, ou l’anti-XIXe siècle - France Catholique
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Sainte Bernadette, sa vie cachée
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Lourdes, ou l’anti-XIXe siècle

Si les paroles de la Vierge Marie à Bernadette ne comportent pas de message politique, difficile de ne pas voir dans les apparitions une mise en garde contre la modernité.
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Bernadette interrogée par le commissaire de police Dominique Jacomet et Jean-Baptiste Estrade, notable de Lourdes.

Il est loisible de lire le cycle des apparitions mariales en France au XIXe siècle comme un long avertissement contre les dérives sociétales post-révolutionnaires. La rue du Bac, en 1830, met en garde contre les périls provoqués par la chute de la monarchie et la déchristianisation car, en chassant Dieu, l’on aboutira à un monde inhumain ; La Salette en 1846 souligne les conséquences de ces changements : abandon de la pratique religieuse et des interdits alimentaires du Carême, travail du dimanche, dépravation d’une partie du clergé, fautes qui provoquent la colère divine et méritent un châtiment. Étonnamment, depuis 1858, l’on pense, et Bernadette elle-même l’a dit, que Lourdes ne comporte ni dimension politique, ni condamnation de la modernité. Et pourtant…

Pas d’annonces catastrophistes

Lorsque Bernadette, à Nevers, affirme que le message de la Vierge n’est pas politique, elle dit vrai, selon ses critères et les attentes des personnes qui l’interrogent, en cela qu’en effet, jamais il n’y est question de ces annonces catastrophistes dont nous sommes si friands : pas de sang qui coule, de villes pécheresses anéanties, juste une dénonciation sous-jacente des erreurs de l’époque, et des suivantes, dénonciation muette que Bernadette illustre sans le savoir, incarnation de la victime innocente d’une société où les siens et elle n’ont plus leur place.

Les Soubirous ont l’air de sortir d’un roman de Hugo ou Zola, la bonne société lourdaise et les autorités de s’être échappées de Balzac ou Flaubert. D’un côté, l’Ordre, la bienséance, les bonnes mœurs, du moins en apparence ; de l’autre, une famille d’artisans ruinés, non par le malheur mais, prétendra-t-on avec toute la charité requise, par la fainéantise du père et la prodigalité de la mère. Encore un peu, quand le couple se sera enfoncé dans la misère, sans que nul lui tende la main, que François Soubirous sera emprisonné pour avoir récupéré un morceau de bois abandonné sur la voie publique, que Louise, sans pain pour ses enfants, se contentera, en guise de repas, d’un verre de mauvais vin, les bons chrétiens décriront Bernadette comme « la fille d’un voleur et d’une ivrognesse ». Ces gens, pauvres d’une pauvreté dont nous n’avons plus idée, ne possèdent rien, ayant perdu le moulin familial, sinon le produit d’un travail qu’on leur refuse puisque l’un vole et que l’autre boit ; rejetés dans le lumpenprolétariat, ils sont ces « classes laborieuses et dangereuses » dont possédants, patrons, policiers, magistrats se méfient comme de possibles périls. « C’est l’étendue de sa misère qui m’incite à le soupçonner », dit le boulanger de Lourdes quand il accuse à tort M. Soubirous du vol de trois pains, sans s’émouvoir de ses enfants affamés.

Jésus et Marie lisent dans les cœurs

C’est à l’aînée de ces gens-là, gamine malade et rachitique, analphabète, ne parlant que le Bigourdan, que Notre-Dame s’avise pourtant d’apparaître dix-huit fois … Pis encore, pour ce faire, elle choisit la grotte au bord du Gave où les porchers mènent paître leurs bêtes et où les prostituées racolent. Peut-elle dire plus nettement que son Fils et elle n’ont rien à faire des préjugés ? Eux lisent dans les cœurs et ceux des pauvres valent mieux parfois que ceux des riches. « Petite merdeuse! » dit l’épouse du pharmacien, « la plus belle femme de Lourdes », selon le commissaire, qui s’y connaît, en giflant Bernadette accusée de mentir. Mais, quand Notre-Dame s’adresse à la même enfant, Elle lui dit, la vouvoyant, politesse que personne n’a jamais eue pour la petite : « Me ferez-vous la grâce de venir ici chaque jour ? » La courtoisie du Ciel a une autre allure que les bonnes manières d’une bourgeoisie où une politesse tatillonne tente de compenser l’absence de noblesse véritable, qui n’a rien à voir avec la naissance et le nom. Au demeurant, est-il innocent que la Reine des Cieux choisisse pour confidente la fille Soubirous, ce qui signifie Souverain, parce qu’il est bon de rappeler que le pauvre père de Bernadette est un roi déchu par la méchanceté des autres, comme le sera par la maladie Louis Martin, le père de Thérèse ? Décidément, tout est message dans ce roman réaliste où le Ciel vient perturber le scénario.

« Ne vous enrichissez pas ! »

Parce que l’on prête aux autres les fautes dont on est capable, les autorités soupçonneront les Soubirous d’avoir monté une escroquerie pour se procurer de l’argent ; ces Messieurs n’ont rien compris, eux qui ont pour devise le mot célèbre du ministre Guizot, vrai slogan de l’époque : « Enrichissez-vous ! » Toute sa vie, Bernadette répète aux siens : « Ne vous enrichissez pas ! Surtout, ne vous enrichissez pas ! » et, quand elle surprend son petit frère à accepter l’argent d’une visiteuse, elle expédie une paire de claques au cadet en lui intimant de rendre cette aumône qui l’humilie. À l’évêque de Montpellier, Mgr Thibault, qui veut lui donner un chapelet précieux, aumône détournée, là encore, Bernadette réplique, à la grande confusion du prélat et des prêtres l’entourant : « Monseigneur, la Sainte Vierge n’aime pas les vanités. » L’évêque demande : « Cette enfant est pauvre ? » « Oui, très pauvre », répond le curé. Les larmes aux yeux, Mgr Thibault s’écrie, écho au Magnificat : « Non, Bernadette, tu n’es pas pauvre ; tu es heureuse. »

« Il a déposé les puissants de leur trône et les riches, Il les renvoie les mains vides.»

Le bienheureux Pie IX ne se trompe point quand il regarde les faits de Lourdes comme l’approbation céleste de la définition du dogme de l’Immaculée Conception, qui vise à soustraire le monde au modèle néfaste né des Lumières. Et les bons bourgeois philosophes ont raison de se méfier du message de Lourdes : il est bel et bien révolutionnaire, à la façon de l’Évangile.