Lorsque près de 85 tonnes de bombes anti-bunker s’abattent sur la banlieue sud de Beyrouth le 27 septembre, l’aviation israélienne n’a pas seulement tué Hassan Nasrallah, leader du parti chiite pro-iranien Hezbollah. Elle a aussi plongé dans le chaos un pays déjà exsangue.
Embourbé dans une crise économique et financière faite d’inflation et de restrictions bancaires, le Liban n’a de surcroît pas fini de panser les plaies du 4 août 2020. Ce jour-là, la double explosion d’un entrepôt contenant des milliers de tonnes de nitrate d’ammonium faisait 150 morts, ravageant le centre-ville de la capitale et traumatisant les habitants. L’enquête sur les origines du drame, qui permettrait la désignation des responsables, se heurte aux résistances de la classe politique.
Le tout dans un climat de crise institutionnelle durable : depuis 2022, le Liban n’a plus de président, les parlementaires du pays étant incapables de se mettre d’accord sur le nom d’un chrétien maronite, à qui revient le poste selon le système confessionnel en vigueur dans le pays.
Impuissance mondiale
Comment le Liban en est-il arrivé là ? « Tout cela était prévisible, soupire le Père Hani Tawk, prêtre maronite qui tient une cantine solidaire sur le port de Beyrouth. Nous payons le prix de l’impuissance mondiale, des États-Unis, de l’Union européenne et des pays arabes, qui ont laissé pourrir la situation. D’autre part, tout le monde savait que le Hezbollah avait des milliers de missiles et qu’Israël allait naturellement finir par choisir la voie d’une guerre écrasante. Mais chacun travaille pour ses intérêts. »
De fait, une résolution des Nations unies adoptée à l’issue du conflit israélo-libanais de 2006, n’a jamais été appliquée. Pourtant, elle prévoyait entre autres le désarmement de toutes les milices du pays – les chrétiens avaient déjà renoncé à leur arsenal à la suite de « l’accord de Taëf » en 1989. Aussi, depuis près de vingt ans et dans l’impunité générale, le Hezbollah a pu considérablement augmenter son arsenal grâce au soutien de l’Iran, dont les réserves de missiles se sont également développées, comme en témoigne l’attaque de la République islamique sur Israël, le 2 octobre.
Le moins que l’on puisse dire est que le parti chiite reste, parmi les chrétiens, une question sensible. Pour une partie d’entre eux, il est un mouvement auréolé du souvenir du conflit de 2006, qui vit les troupes de l’État hébreu se retirer du Sud-Liban qu’elles avaient envahi et à qui il avait opposé une résistance farouche. Mais pour beaucoup d’autres, il est cet État dans l’État inféodé à l’Iran et soutenu par la Syrie, qui occupa le Liban pendant trente ans. « Pour que le Hezbollah soit un État dans l’État, encore faudrait-il qu’il y ait un État libanais ! s’exclame depuis Beyrouth Fadi Assaf, fondateur de Middle East Strategic Perspectives, un cabinet de conseil. Or le parti chiite a tout fait pour le phagocyter, le digérer et n’en laisser qu’un squelette. »
Tentaculaire grâce à son financement iranien, le Hezbollah a également pu compter sur un poids politique croissant, notamment grâce au soutien du général Michel Aoun : en 2006, le dirigeant chrétien maronite du Courant patriotique libre avait signé, en l’église Saint-Michel de Chiya – banlieue sud de Beyrouth –, une entente avec le Hezbollah.
Depuis, les chrétiens divisés n’ont pu que constater la montée en puissance du parti pro-iranien. « Le Hezbollah impose aux chrétiens libanais, progressivement, un modèle social, politique, culturel et économique issu de la révolution islamique iranienne qui leur est étranger, aux antipodes de leur attachement historique à l’Occident » déplore Fadi Assaf.
Vers une sortie de crise ?
L’électrochoc de l’assassinat d’Hassan Nasrallah pourrait toutefois représenter une occasion pour les chrétiens, et pour les Libanais en général, d’engager une sortie de crise. « Nous lançons un appel aux dirigeants chrétiens : ils doivent s’unir pour trouver un candidat à la présidence, a ainsi déclaré Mgr Pascal Gollnisch, directeur de l’Œuvre d’Orient lors d’une conférence de presse à Paris, le 1er octobre. Il est urgent que le Parlement libanais se réunisse pour choisir un président maronite, même si je crains que beaucoup de ses membres ne s’accommodent de la situation, au détriment de la population… »
Pourtant, l’urgence d’une résolution de la crise politique s’intensifie à mesure que grandit le risque sécuritaire produit par les bombardements israéliens et le million de déplacés qu’ils ont engendrés depuis octobre 2023 – sans compter que le Hezbollah, bousculé dans le Sud-Liban, devra peut-être se retrancher dans le nord, en terre chrétienne –, dans un territoire qui est une mosaïque confessionnelle à l’équilibre précaire, fragilisé de surcroît par le tabou entourant la brûlante question de la démographie. Le dernier recensement, sur lequel repose l’équilibre confessionnel du pays, date de 1932 et indiquait 51 % de chrétiens. Aujourd’hui, la population chrétienne serait bien moindre. « La démographie n’est plus en faveur des chrétiens, qui avaient auparavant des familles nombreuses et unies, relève Fadi Assaf. Le déséquilibre s’est aggravé par l’exode des Palestiniens au Liban, l’arrivée de 2 millions et demi de Syriens sunnites à la suite de leur guerre civile, ainsi que par le dynamisme démographique des chiites. »
La prière des chrétiens
Pour autant, le rôle des chrétiens ne doit pas, selon les principaux concernés, se limiter au politique. « Aujourd’hui, notre devoir est d’aimer notre prochain, c’est-à-dire d’aider les réfugiés qui fuient leurs maisons en leur donnant de la nourriture et en les hébergeant » insiste le Père Hanna Skandar, moine au monastère maronite de Notre-Dame-de-la-Délivrance à Bsarma, dans le nord du pays. Mais la charité ne va pas sans la prière, incarnée par les moines de la Qadisha, la « Vallée sainte », refuge territorial et spirituel pour les chrétiens. « Les premiers monastères datent du IVe siècle : cela fait donc dix-sept siècles que les moines prient continuellement pour cette terre », relève le Père Skandar.
Une prière d’autant plus importante que les plaies à panser seront profondes : « La guerre ne se termine pas à la fin de la guerre, insiste le Père Hani Tawk. Il faut ensuite s’occuper des blessés, des traumatisés, de ceux qui ont perdu un proche… Une guerre marque une génération et entraîne la violence et la vengeance ethnique et confessionnelle. » De fait, depuis le conflit fratricide de 1975, chaque génération de Libanais aura connu la guerre. « Heureusement, il nous reste notre foi, confie le prêtre maronite. Elle nous donne la force de continuer jusqu’à la fin, à l’image de Jésus-Christ, qui est toujours avec nous. »