Avez-vous remarqué comme, de nos jours, les gens aiment à se dire « fiers » ? On ne compte plus les publications sur les réseaux sociaux qui commencent par ce mot : « Fier des résultats annuels », « Fier de mes perfs au running »… Quand il leur arrive une bonne chose, les gens se disent de moins en moins souvent « heureux », « comblés », ni encore moins « reconnaissants ». Le réflexe, c’est plutôt de proclamer sa « pride ». Si la Vierge Marie avait eu un compte X, – ex-Twitter –, on aurait sûrement attendu qu’elle publie, juste après l’Annonciation, un billet du genre : « Fière d’avoir été choisie ! »
Prière d’action de grâce
Elle fit tout le contraire. Au lieu de revendiquer sa « pride », elle proclama sa joie et sa reconnaissance en chantant le Magnificat (Lc 1, 47) : « Mon âme exalte le Seigneur… » Autrement dit, la bonne nouvelle ne déboucha pas sur un exercice d’auto-affirmation mais sur une prière d’action de grâce. À la racine de cette réaction se trouve une vertu discrète, qui constitue, dans son peu d’apparence et son obscurité, la vertu chrétienne par excellence : l’humilité. Comme le dit le Catéchisme (§489), Marie « occupe la première place parmi ces humbles et ces pauvres du Seigneur qui espèrent le salut de lui avec confiance ». Ce faisant, elle prend la suite de Moïse, qui était « l’homme le plus humble que la terre ait porté » (Nb 12, 3) et annonce le Messie, qui est « doux et humble de cœur » (Mt 11, 29).
Reste à comprendre en quoi consiste cette vertu à la fois centrale et méconnue.
L’humilité, selon saint Thomas d’Aquin, est la disposition par laquelle le désir et l’affection spontanés que nous avons pour notre propre excellence se trouvent régulés par la raison, qui nous donne une juste appréciation de nos limites (II-II 161). Or, que nous dit la raison ? Eh bien, qu’il faut en rabattre sérieusement. Et même radicalement. Car, si on la suit jusqu’au bout, elle nous enseigne quelque chose que saint Paul a dit mieux que personne : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi t’en glorifies-tu, comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (1 Co 4, 7). En effet, pour qui veut bien y réfléchir, nous recevons tout – de la nature, de nos parents, de Dieu lui-même. Notre existence, bien sûr, mais même notre volonté méritante, dont nous serions tentés de nous vanter, nous ne nous la sommes pas donnée à nous-mêmes – nous la tenons d’un bon naturel et de la grâce de Dieu. Tant et si bien que la vertu d’humilité, quand elle est assistée d’une lucidité totale sur notre condition – que seule donne la Révélation chrétienne – ne se borne pas à modérer gentiment notre orgueil ; elle le déracine complètement.
La critique de Nietzsche
Est-ce à dire que l’humilité que nous commande le Christ nous conduise au mépris de nous-même ? À l’aplatissement ? À l’abjuration de toute grandeur ? C’est la critique qu’en ont faite des auteurs comme Nietzsche : « Le ver se recroqueville quand on marche dessus. C’est la sagesse même. Par là il amoindrit la chance de se faire de nouveau marcher dessus. Dans le langage des moralistes, c’est l’humilité » (Le Crépuscule des idoles, Maximes et pointes, §31). De ce point de vue, l’humilité serait une attitude typique des faibles, des lâches, qui n’ayant pas les moyens, ou pas le courage de s’affirmer, essaient de faire passer pour une vertu leur propre abandon, et cherchent à en contaminer les forts – pour leur faire honte. Les humbles autoproclamés cacheraient mal, sous les dehors d’un abaissement volontaire, le ressentiment contre leur petitesse et leur désir de se venger des forts. C’est mal comprendre.
Vertu pervertie
D’abord, qu’il puisse y avoir un secret orgueil, et une vanité contrariée, sous des manifestations trop voyantes d’humilité, les moralistes chrétiens n’ont pas attendu Nietzsche pour s’en aviser. La connaissance des replis, des détours et des déguisements de l’orgueil humain est une spécialité de l’art des confesseurs. On connaît l’histoire des trois bigotes qui prient à haute voix. La première dit : « Je ne suis qu’un misérable ver de terre », la deuxième renchérit : « Oh ! moi, bien moins qu’un ver, je ne suis qu’un fétu de paille. » La troisième continue : « Moi je ne suis rien, absolument rien, le néant. » Les deux autres marmonnent alors : « Ah ! celle-là, quelle prétentieuse ! » Mais les formes perverties d’une vertu n’autorisent pas à en condamner les formes saines.
Ensuite, il ne faut pas confondre l’humilité avec la pusillanimité, c’est-à-dire la petitesse d’âme, le refus de tout accomplissement. Ce qu’apporte l’humilité, c’est la reconnaissance permanente du fait que nous ne sommes pas la source de nos qualités, de nos aptitudes, de nos forces. Pas l’intention de les ignorer, ni de n’en rien faire ! « On trouve chez l’homme, dit saint Thomas, de la grandeur, qui est un don de Dieu, et une insuffisance, qui lui vient de la faiblesse de sa nature. Donc la magnanimité permet à l’homme de voir sa dignité en considérant les dons qu’il tient de Dieu. Et s’il a une grande vertu, elle le fera tendre aux œuvres de perfection. […] Mais l’humilité engage l’homme à se juger peu de chose en considérant son insuffisance propre » (II-II, 129, 3, ad 4). Saint François de Sales constatait même que les humbles sont animés d’une assurance singulière, qui se reçoit de l’absolue fidélité de Dieu : « À mesure que l’homme humble s’estime chétif, il devient plus hardi parce qu’il a toute sa confiance en Dieu » (Introduction à la vie dévote II, 5).
Ouverture sur le don de l’existence
Ainsi l’humilité est-elle le fondement de toutes les vertus, c’est-à-dire l’ouverture fondamentale sur le don de l’existence, la reconnaissance de notre situation de mendiant de Dieu, la disponibilité à l’égard de tous ses dons, la « pauvreté en esprit » qui appelle la grâce. C’est à la lumière de l’humilité que chacun peut se rapporter à soi-même de la meilleure façon, sous le meilleur jour qui soit – celui qui nous révèle à la fois notre petitesse, qui vient de nous, et notre grandeur qui vient de Dieu : « Il est plus facile que l’on croit de se haïr, disait Bernanos. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ. »