L'humilité de saint Joseph, par l'abbé Philippe de Maistre - France Catholique
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L’humilité de saint Joseph, par l’abbé Philippe de Maistre

Sermon prononcé par l'abbé Philippe de Maistre lors de la messe de la Saint-Joseph en l'église Saint-André de l'Europe, le 19 mars 2024.
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© Azélie Gauthier

Chers amis, les raisons d’honorer Saint Joseph sont si nombreuses qu’il faut bien en choisir une ! Parmi elles, permettez-moi de pointer une vertu qu’il a assumée avec une justesse inégalable : l’humilité.

Disons-le d’emblée : cette vertu est l’une des plus mal comprises aujourd’hui. Le monde moderne n’est-il pas plein de vertus chrétiennes devenues folles, ainsi que le disait brillamment Chesterton ? Devenues folles car coupées de leur fondement : l’engagement de tout notre énergie au service du bien. Sans cet engagement personnel, elles dégénèrent en « valeurs » ; ces fameuses valeurs dont on se vante d’autant plus volontiers qu’elles ne nous coûtent pas grand-chose.  L’étymologie même du mot « vertu » évoque la virilité, la force et la capacité à s’engager sans lesquels il est tout simplement vidé de sa substance.

Allons droit au but : j’ai peur que l’humilité, pour beaucoup d’entre nous, soit une manière de nous « planquer » ; qu’elle ne soit que le cache-sexe de notre pusillanimité. Combien de fois ne protestons-nous pas avec une componction feinte, lorsque nous aurions l’occasion de nous engager : « Ne suis-je pas un homme indigne, pécheur ? D’autres ne sont-ils pas mieux placés, plus légitimes » ?

Charles Péguy a des mots terribles au sujet de ceux qui « certes ont les mains propres, mais n’ont pas de mains »… « J’ai contre vous que vous n’êtes ni froid ni bouillant » avertit Jésus dans le livre de l’Apocalypse. Or « Dieu vomit les tièdes », ne l’oublions pas. Et Dante leur réservait une place particulière dans l’au-delà : celles des pusillanimes « qui vécurent sans infamie et sans louange » (Enfer 3, 36). Ceux-ci, comme les anges rebelles, sont refusés tant par l’enfer que par le paradis et ne sont dignes que de mépris et d’oubli. Méritent-ils même le nom d’hommes ? « Ne parlons point d’eux, mais regarde et passe » (Enfer 3, 51) dit dédaigneusement Virgile à Dante.

Alors ne parlons pas plus de ceux qui se cachent derrière le parapluie du principe de précaution, qui fuient la proclamation de la vérité par peur du « dérapage » et contournent l’engagement par peur d’être pris en défaut, tels Adam cachant sa nudité derrière l’arbre. Parlons plutôt de celui qui nous occupe aujourd’hui, Joseph.

Précisément, si un homme pouvait être tenté de se défausser, n’est-ce pas Joseph ? Placé par Dieu au cœur d’une situation débordant tout ce qu’un homme raisonnable peut imaginer : époux de l’Immaculée Conception, qui conçoit de l’Esprit Saint le Fils même de Dieu !

Face à ce défi, il prend une décision : « Joseph résolut de la répudier en secret ». Essayons de comprendre. Joseph fuit-il sa responsabilité d’époux et de père ? Rejoue-t-il la tartufferie d’Adam, notre premier père, qui avait décliné sa mission de garder le jardin d’Eden ? Car c’est bien à Adam qu’il appartenait de protéger l’intimité du jardin, cet espace sacré peuplé d’Eve, son épouse, et de Dieu « soufflant dans le vent de brise légère ». Lié à cette responsabilité, il avait été armé d’un talent : la force. N’est-ce pas ce talent qu’Adam enterra lamentablement ? Le récit de la Genèse témoigne d’une ironie un peu cruelle, puisqu’au moment du grand combat, lorsque le serpent des origines pénètre l’intimité de ce jardin, celui qui en était le gardien ne brilla pas précisément par son engagement. Et lorsque Dieu le rappela à lui – « Adam ou es-tu ? », il n’obtient qu’une triste dérobade : « Je me suis caché par ce que j’étais nu »… La suite est plus dure encore : « Et qui t’a appris que tu étais nu ? – C’est la femme que tu as mise à mes côtés »… Admirez la subtilité de la réponse : « Ce n’est pas moi, c’est elle ! » comme dans la cours de récréation !

Pas un mot, pas une protestation d’Adam contre les mensonges du Serpent… Pas même une velléité de s’interposer pour interdire l’entrée de l’intrus dans le jardin. On loue parfois le silence de Joseph, et à raison. Mais ce silence de Joseph n’a rien à voir le silence coupable d’Adam, ne nous y trompons pas. C’est cela qu’il nous faut bien comprendre. Car il y a deux sortes de silences : le silence absence d’Adam et le silence protecteur de Joseph, aux antipodes l’un de l’autre.

Frères et sœurs, nous devons essayer de pénétrer ce mystère. A travers la pudeur et la retenue dont fait preuve saint Matthieu quand il relate le drame intime qui se joue dans le cœur de Joseph.

L’évangéliste prend soin de préciser que Joseph est un « homme juste ». Dans la Bible, l’homme juste s’ajuste à la situation sans la fuir. Soucieux d’être là où il faut, de n’en faire ni plus i moins que nécessaire. Être à la juste place tout simplement.

Or, et c’est là tout le drame, rien n’est moins simple que de trouver cette place, et encore moins de l’habiter. Que diable fait-il dans cette galère ? Marié à Marie, il découvre qu’elle est enceinte. Jamais il ne doute que cette grossesse est œuvre divine, cela le texte grec le montre sans ambiguïté. Joseph est écartelé entre deux injonctions contraires. D’un côté, il doit céder la place à Dieu. A l’image de Moïse dans le désert qui, prenant conscience que la terre qu’il foule est une terre sainte – car accueillante de la présence même de Dieu se révélant dans le buisson ardent – a un mouvement de recul et de crainte sacrée.

« A tout Seigneur tout honneur ». Se retirer est pour Joseph une manière de donner au Seigneur la place qui lui revient. Joseph réalise que Marie, sa bien-aimée, est habitée d’un mystère divin et il est pris de cette terreur sacrée et de ce mouvement de loyauté qui l’oblige, le cœur brisé sans doute, à se retirer. Le cœur brisé en effet car, même si le récit est, à l’image de Joseph, empreint de pudeur, le jeune homme aimait Marie avec toute l’ardeur d’un homme devant la plus belle femme de l’histoire de l’humanité ! Alors, ce jeune homme résout de laisser la place à Dieu, non pas pour fuir, vous l’avez compris, mais par loyauté envers les droits de Dieu.

Mais d’un autre côté – et c’est en cela que Joseph est si grand – il lui faut également s’ajuster à Marie. Il faut la protéger. Il sait qu’elle sera menacée, au minimum, de tous les ragots qui l’empêcheront de vivre pleinement ce mystère sacré. Et plus grave encore, elle est menacée du châtiment que réserve la loi mosaïque aux femmes soupçonnées d’adultère.

C’est ainsi qu’il prend la décision la plus crucifiante pour lui, la plus héroïque à tenir : de la répudier certes, mais en secret, pour rester présent, et envelopper de silence l’œuvre de Dieu en elle. Afin de protéger les droits de Dieu et de Marie à la fois. Joseph sera l’ombre protectrice sur Marie et sur l’enfant qu’elle portera, et sur le mystère de la vie qu’il faut protéger dans son commencement. Joseph, « ombre du Père », comme un théologien l’a superbement dit.

Nulle plainte, nul retour sur lui-même chez cet homme immense et caché. Un voile pudique recouvre les tourments qui ont pu agiter son âme… Le silence protège activement le mystère.

Joseph prend donc cette décision qui lui brise le cœur et s’endort de ce sommeil lourd qui accompagne toute résolution décision qui coûte et qui, a vue humaine, n’offre aucune garantie. Insistons sur ce point : Joseph n’attend pas d’avoir une lumière divine pour assumer la juste place. Au diable le principe de précaution et la peur de mal faire ! Il s’engage, quel qu’en soit le prix pour lui.

La pire des choses, frères et sœurs, pour un homme, n’est pas de faire une erreur. La plus déshonorante est de ne pas s’engager. Et la plus redoutable tentation et celle dont Bernanos parle avec tant d’éloquence : « Le démon de notre cœur s’appelle « À quoi bon ! ». Sans doute s’est-elle faite entendre à Joseph cette voix perfide : « À quoi bon ? Qui es-Tu pour te mêler des affaires de Dieu ? Après tout, cet enfant, s’il est divin, il n’a pas besoin d’un pauvre charpentier … » Mais Joseph la fait taire. Sans ménagement pour lui. Sans discussion. Sans lumière surtout.

Il s’engage sans garantie aucune de ne pas se tromper. L’approbation ne lui viendra qu’après ce premier mouvement qui lui aura tant coûté. Du fond de son mauvais sommeil, jaillira la lumière : « L’ange lui apparut en songe et lui dit : « Joseph ne crains pas de prendre Marie, ton épouse. Certes, l’enfant ne vient pas de toi, mais c’est toi qui lui donneras le nom de Jésus. » 

N’imaginons pas Joseph inactif dans l’éducation de Jésus. Ni limité à lui apprendre le métier de charpentier. Chez les hébreux, c’est le père qui enseigne la Thora à son fils. Joseph qui sera en première ligne dans l’éducation de l’enfant. Il ne se contentera pas de déclarer le nom de l’enfant. Il lui reviendra de faire entrer l’enfant divin dans la signification profonde de ce nom. Jésus signifie : « le Seigneur sauve ».

Nous touchons là, la dimension la plus mystérieuse et la plus inouïe du rôle de Joseph. Certes Jésus est Dieu. Il est donc conscient de sa divinité et bénéficie de la vision béatifique ainsi que de la science infuse de tous les mystères divins. Mais il doit recevoir de Joseph, l’humble charpentier, cette note humaine du visage de Dieu le Père. Sans lui, sans son exemple et son intervention quotidienne, il aurait manqué quelque chose en son humanité. Joseph est pour Jésus le reflet humain du visage, des bras, de la force et de l’amour du Père éternel.

A ce point de notre discours, il convient de se taire. Et de respecter le cœur à cœur de Jésus avec Joseph. De laisser l’indicible nous imprégner de la présence si forte, si douce, si éloquente en son silence, de Joseph.

Retenons cependant de Joseph cette leçon : le refus de la fausse humilité. Sainte Thérèse d’Avila qui aimait tant Joseph donne de l’humilité cette définition : la vérité. Être humble ne consiste ni à se surévaluer ni à se dévaloriser. Il s’agit pour être humble d’accueillir dans la vérité sa place, toute sa place, telle qu’elle nous est donnée par Dieu. Cette position est certes difficile à tenir, mais si belle qu’il ne nous est pas permis de la déserter. C’est la position que Dieu nous a conféré.

Alors, demandons à Saint-Joseph, chacun à la place qui est la nôtre, de ne pas déserter. Demandons pour les hommes en responsabilité le courage de cesser de s’abstenir lorsqu’il y a des questions qui engagent la vie des plus faibles. Ne pas avoir peur de s’engager, ou plutôt traverser la peur de s’engager et de mal faire. Les psychologues parlent aujourd’hui du syndrome de l’imposteur : faisons-le taire ! Nous ne sommes pas des imposteurs dès lors que Dieu nous appelle à tenir notre place. Tenir notre place pour la construction de la civilisation de l’amour, pour la protection de ceux qui nous sont confiés, pour l’avenir de l’humanité.

Je vous salue, Joseph, vous, que la grâce divine a comblé.

Le Sauveur a reposé dans vos bras et grandi sous vos yeux.

Vous êtes béni entre tous les hommes et Jésus, l’enfant divin de votre virginale épouse est bénie.

Saint Joseph, donné pour Père au Fils de Dieu,

Priez pour nous dans nos soucis de famille, de santé et de travail,

jusqu’à nos derniers jours,

Et daignez nous secourir à l’heure de notre mort. Amen !