La Singularité est proche. Tel est le titre du livre-programme de Ray Kurzweil, directeur de la recherche chez Google, ingénieur génial et futurologue visionnaire, devenu depuis quinze ans le pape du transhumanisme. Cette proclamation, qui pastiche celle des évangéliques apocalyptiques – « La Fin est proche » – n’est pas à prendre sur le ton de la plaisanterie. Car Kurtzweil est sérieux comme un pape. Et la « Singularité » dont il annonce l’avènement pour 2045 n’est autre, à ses yeux, que la solution au « problème humain ».
« Big Bang » numérique
La « Singularité », sous la plume de Kurzweil, est le nom de ce moment crucial, encore à venir, où l’intelligence artificielle aura non seulement dépassé l’intelligence humaine dans tous les domaines, mais où les machines sauront produire des machines plus performantes qu’elles-mêmes, déclenchant alors une explosion exponentielle de l’intelligence globale. Une sorte de « Big Bang » de la puissance intellectuelle. Quand arrivera la Singularité, selon Kurzweil, l’intelligence humaine sera tellement dépassée que nous ne pourrons même plus concevoir les moyens utilisés par l’IA pour résoudre les problèmes que nous lui soumettrons. Mais elle les résoudra par la combinaison des biotechnologies, des nanotechnologies et des sciences cognitives, qui fourniront des solutions à la faim dans le monde, à l’épuisement des ressources fossiles… et surtout au fardeau humain par excellence : la mort. Car telle est la promesse ultime : rendre l’homme immortel par le dépassement de notre condition charnelle, grâce à l’hybridation avec le numérique. C’est d’ailleurs le sous-titre du livre : « Quand les humains transcenderont la biologie. »
Sectes millénaristes
La ferveur avec laquelle certains espèrent l’avènement de cette Singularité n’est pas sans analogie avec celle des sectes millénaristes qui, tout au long de l’Histoire occidentale, ont tenté de réaliser sur terre les promesses de l’eschatologie. Sous ce rapport, la « Singularité technologique » n’est que le dernier avatar du « Millenium », du « Règne de l’Esprit », de « l’Âge Positif », du « Communisme » ou encore du « Point Omega » – prophétisés respectivement par Cérinthe (Ier siècle), Joachim de Flore (1135-1202), Auguste Comte (1798-1857), Karl Marx (1818-1883) et Teilhard de Chardin (1881-1955). Bref, une nouvelle variété de l’éternelle gnose millénariste [hérésie chrétienne, apparue dès le IIe siècle, qui prévoyait l’avènement d’une ère terrestre paradisiaque, avant la fin des Temps, NDLR] .
Comme ses devancières, elle annonce l’avènement terrestre de la grande prophétie d’Isaïe : « Le loup habitera avec l’agneau, et la panthère se couchera avec le chevreau » (Is 11, 6), mais elle va même jusqu’à pronostiquer la réalisation des visions de l’Apocalypse : « Il n’y aura plus de mort, il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur » (Ap 21, 4). À bien écouter Kurzweil, ou d’autres comme Yuval Noah Harari – auteur d’Homo Deus, 2015 – nous assisterons à l’émergence d’une Intelligence globale, sorte de Dieu numérique plus intime à nous-mêmes que nous-mêmes, et auquel nous devrons nous unir, par fusion dans le Réseau universel, pour atteindre le bonheur…
Fantasmagorie
Que penser de tout cela ? Quelques remarques.
L’avènement d’une telle Singularité n’est guère plausible : la « loi de Moore », sur laquelle s’appuie Kurzweil, et qui veut que la puissance des microprocesseurs double tous les deux ans est en train de rencontrer des limites, liées à la physique des particules. Il existe aussi des limites liées à la disponibilité de l’énergie sur terre. Mais il y a plus radical : les ordinateurs ne sont pas intelligents. Certes, ils peuvent réaliser, mieux que les humains, un certain nombre de tâches du fait de leur énorme puissance de calcul, mais ils ne comprennent rien, ne ressentent rien, ne désirent ni ne veulent rien. Ils n’ont pas de « projets ». L’idée qu’une intelligence unique, qui serait une sorte de « Sujet » universel, prenne le contrôle de l’humanité et règle ses problèmes, relève de la fantasmagorie. L’espérer ou le redouter sont deux façons de se détourner des vrais périls. Car il y en a.
Des êtres d’un désir infini
Le premier réside dans le fait d’accepter la vision de l’homme que charrie cette mythologie, à savoir celle d’une sorte de machine mal fichue qu’il faudrait améliorer en l’équipant de prothèses, de disques durs, d’extension de mémoire, voire en la mettant sous perfusion permanente des réseaux numériques. Quant à l’idée qu’on puisse « télécharger notre esprit » sur un support numérique, elle est tout simplement absurde, la conscience n’étant pas quelque chose de matériel. Le surhomme transhumain serait peut-être « immortel » : mais il ne serait plus personne… et une simple coupure d’électricité le ramènerait au néant ! Là-contre, il faut protester : nous sommes d’âme, de chair et d’os. Des êtres de désir et d’un désir infini, qui transcende absolument le cauchemar climatisé que nous proposent les gourous de l’IA.
Un combustible pour l’industrie du divertissement
Le second, c’est de croire que les dangers de l’IA nous attendent dans un avenir lointain – celui de la fantasmatique « Singularité ». D’ores et déjà, nous sommes gravement affectés par le développement du numérique : la vie psychique d’une part croissante de la population mondiale se trouve placée dans la dépendance quasi-constante des écrans et, à travers eux, se transforme progressivement en pile à combustible pour l’industrie du divertissement généralisé. Notre flux de conscience est formaté, configuré par les exigences propres des systèmes numériques, en vue de leur valorisation financière. S’il y a une singularité dans l’univers, c’est bien l’homme, et c’est elle qu’il faut sauvegarder. Car l’intelligence artificielle se trouve à une distance doublement infinie de l’intelligence humaine : non seulement les électrons ne font pas une pensée, mais une pensée elle-même ne fait pas un mouvement de charité.
Aux platitudes gnostiques de Kurzweil, opposons la profondeur de Pascal : « De tous les corps ensemble on ne saurait en faire réussir une petite pensée. Cela est impossible et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité. Cela est impossible et d’un autre ordre surnaturel. »