« Quand les soldats eurent crucifié Jésus, ils prirent ses habits ; ils en firent quatre parts, une pour chaque soldat. Ils prirent aussi la tunique ; c’était une tunique sans couture, tissée tout d’une pièce de haut en bas. Alors ils se dirent entre eux : “Ne la déchirons pas, désignons par le sort celui qui l’aura.” Ainsi s’accomplissait la parole de l’Écriture : “Ils se sont partagé mes habits ; ils ont tiré au sort mon vêtement. ” C’est bien ce que firent les soldats. »
Ces versets sont tirés de l’Évangile de Jean, « le disciple que Jésus aimait ». Surtout, un témoin oculaire de la Passion du Christ, qui lui confia sa Mère avant d’expirer. Jean était au pied de la Croix. Qui, plus que lui, serait digne de foi pour dire ce qu’il advint au Golgotha ? Mais comment cette tunique arriva-t-elle à Argenteuil, où les fidèles pourront la vénérer du 18 avril au 11 mai ? « C’est une histoire mouvementée », résume Jean-Christian Petitfils, qui la raconte dans La Sainte Tunique d’Argenteuil (Tallandier) – ajoutant qu’il est nécessaire de recourir à la science pour confirmer l’authenticité de cette sainte relique.
Les historiens s’accordent à dire que la tunique – tissée par la Vierge elle-même, selon la tradition – fut rachetée aux Romains par les disciples du Christ, peut-être Nicodème ou Joseph d’Arimathie, qui comprirent très tôt sa valeur. Tunique, linceul et suaire attestent de la Passion du Christ, de sa mise au tombeau et de sa Résurrection. Chaque Évangile fait état du partage des vêtements de Jésus, et saint Jean n’évoquerait pas sa tunique si l’un de ses disciples ne possédait pas alors ce précieux linge.
Retrouvée à Jaffa
Mais la petite communauté chrétienne subit tant d’épreuves qu’on en perdit la trace, mais non la mémoire. On la retrouve dans une chronique médiévale – le Pseudo-Frédégaire – relatant sa découverte, en 591, « dans la ville de Joppé, non loin de Jérusalem ». Joppé, c’est Jaffa où saint Pierre, selon les Actes des Apôtres, ressuscita la veuve Tabitha, vers l’an 40. « On a supposé que la tunique, dont Pierre aurait hérité, avait été cachée dans la maison d’un juif nommé Simon, où il résida “assez longtemps” », explique Jean-Christian Petitfils.
Déposée dans un coffret de marbre, elle fut rapportée en procession à Jérusalem. Mais, en 614, la Ville sainte fut ravagée par Chosroès, empereur de Perse, qui massacra 90 000 chrétiens et l’emporta dans sa capitale, Ctésiphon, avec la Vraie Croix découverte par sainte Hélène. Pour peu de temps car Chosroès fut écrasé en 627 par l’empereur byzantin, Héraclius. C’est ainsi que les précieuses reliques arrivèrent à Constantinople.
Un cadeau pour Charlemagne
Dès lors, l’histoire de la tunique est mieux documentée. Vers 801, elle fut offerte à Charlemagne par l’impératrice Irène à l’occasion d’un projet d’union : « Un cadeau chargé de sens puisqu’il s’agissait par ce mariage très politique de réunifier autour de la tunique inconsutile [sans couture] du Christ, symbole d’unité, l’Empire romain d’Orient et celui d’Occident, tout autant que l’Église latine de Rome et le patriarcat de Constantinople », souligne Jean-Christian Petitfils. Ce projet ne put aboutir, et Charlemagne fit don de la tunique à sa fille Théodrade, future abbesse du monastère d’Argenteuil, fondé en 665, où la relique fut conservée.
La première ostension
Dès lors, le précieux linge connut toutes les épreuves que traversa la France. Les invasions normandes, au IXe siècle, obligèrent les religieuses à cacher la tunique à l’intérieur d’une muraille, peut-être même à l’enterrer. On ne la redécouvrit qu’au XIIe siècle, quand d’importants travaux de réfection du monastère furent entrepris. La première ostension publique fut organisée le 10 octobre 1156 par l’abbé de Saint-Denis, dont dépendait Argenteuil, en présence du roi Louis VII « le Pieux ». La renommée de la Sainte Tunique ne cessa de croître et le flot des pèlerins ne tarit pas. De nombreux souverains vinrent la vénérer : Saint Louis, en 1255 puis en 1260, plus tard François Ier. C’est sous son règne, le 21 janvier 1535, que fut organisée à Paris une gigantesque procession de reliques – dont la Sainte Tunique – « pour demander à Dieu d’avoir pitié du royaume de France, agité par la réforme protestante, et pour réparer les offenses envers les choses saintes dont les hérétiques se sont rendus coupables ».
La Sainte Tunique n’échappa que par miracle au pillage d’Argenteuil par les huguenots en 1567, et Henri III put y venir « prier Jésus-Christ de le prendre lui et son royaume sous sa protection » – ce que fit aussi Henri IV, de retour dans la foi catholique, en 1593. Puis Louis XIII, qui considérait la tunique comme « la plus sainte relique du monde », mais aussi sa mère, Marie de Médicis, sa femme, Anne d’Autriche, et le cardinal de Richelieu.
Découpée par le curé
La Révolution faillit bien être fatale à la sainte relique, transférée à l’église paroissiale Saint-Denys d’Argenteuil. Pour la préserver de la destruction, le Père François Ozet, croyant bien faire, la découpa, en enterra la plus grande part dans le jardin de son presbytère et confia plusieurs morceaux à des paroissiens, qui ne furent jamais retrouvés. Emprisonné, libéré en 1795, le curé la déterra le jour de l’Ascension et la rendit à la vénération des fidèles. Une nouvelle ostension eut lieu en 1934. Cinquante ans plus tard, celle de 1984 faillit n’avoir pas lieu : des militants proches de la Gauche prolétarienne l’avaient dérobée en décembre 1983, avant que l’un d’eux, frappé par la grâce et comprenant le sacrilège, ne décide de la rendre au curé. L’ostension de 1984 rassembla environ 80 000 fidèles. Celle de 2016, organisée en l’année de la Miséricorde, plus de 220 000.
La Sainte Tunique d’Argenteuil. Authentique relique de la Passion du Christ, Jean-Christian Petitfils, Tallandier, 2024, 208 pages, 18,90 €.