Votre livre cherche à « raviver » l’amour de l’Eucharistie, victime selon vous d’un rejet moderne. En cause, la notion de « sacrifice »…
Père Joël Guibert : Le simple fait que le terme de « sacrifice », appliqué à l’Eucharistie, mette mal à l’aise un certain nombre de nos contemporains révèle que l’Église traverse une crise. Durant les siècles qui nous ont précédés, l’Eucharistie en tant que sacrifice était une évidence. La difficulté à intégrer le mystère de la Croix dit qu’il y a quelque chose de malade dans notre société.
À quoi l’attribuez-vous ?
Je souscris à l’idée de l’écrivain américain Rod Dreher selon laquelle notre société d’hyperconsommation et de plaisir permanent porte une mentalité qui fait la chasse à la moindre souffrance, car elle ne pourrait pas être porteuse de bienfaits – ce qu’il appelle « l’esprit thérapeutique ». De ce fait, tout le mystère central de la Rédemption – c’est-à-dire de la souffrance rédemptrice de la Croix – est devenu quasiment inaudible par le monde païen et par beaucoup de chrétiens. C’est aussi pour cette raison que l’Eucharistie en tant que repas est passée devant l’Eucharistie en tant que sacrifice, ce qui est extrêmement grave.
Car la messe est tout à la fois repas et sacrifice : elle est un repas sacrificiel. Ne la réduisons pas à un « moment convivial » ! Je ne crois pas que, pour la Sainte Vierge et saint Jean, se trouver au pied de la Croix était « convivial ». L’Eucharistie est un diamant dont la multiplicité des facettes est la seule manière de le faire resplendir. N’en présenter qu’une seule facette revient à l’appauvrir terriblement. Réduire l’Eucharistie au repas et à la communion entre les gens, à une simple « rencontre », vide les églises. À l’inverse, je remarque que ce qui attire vraiment les jeunes aujourd’hui, c’est annoncer la totalité du mystère – même s’il est inépuisable – et non pas une version tronquée.
La disparition du sens du péché a-t-elle joué un rôle ?
En perdant le sens du péché, vous perdez le sens de l’Eucharistie, puisque l’Eucharistie est synonyme de rédemption. Or elle n’est pas la rédemption de n’importe quoi, mais bien du péché, c’est-à-dire de la brisure d’alliance qui a eu lieu entre Dieu et les hommes. Ainsi, nier le péché revient à vider la rédemption de son objet. Et le mystère de l’Eucharistie étant l’actualisation de la rédemption sur la Croix, vous videz donc l’Eucharistie de son mystère. Toutes ces notions de « sacrifice », « réparation », « expiation », « mérite » ont été évacuées de la prédication populaire. À force, dans l’esprit des chrétiens, le non-dit des pasteurs devient un « dit ». Si « les curés n’en parlent plus », alors ça n’est plus de mise !
« L’esprit thérapeutique » est-il là aussi à blâmer ?
Il y a un autre facteur qui peut être la politique du balancier. Le jansénisme présentait Dieu comme presque assoiffé de sang. Alors, pour gommer et rectifier cette image, nous sommes passés d’un excès à l’autre. Et comme le mot « sacrifice » évoque le sang, on a jeté le bébé avec l’eau du bain. Cela est symptomatique de la tentation actuelle de l’Église qui n’est pas, contrairement à ce que l’on répète, le cléricalisme, mais la mondanité : présenter un Christ vendable, c’est-à-dire « acceptable » par notre monde actuel. Il est évident que la notion de « Saint Sacrifice de la messe » fait violence à cette mentalité mondaine. Nous, catholiques, étant dans le monde, nous devons prendre garde à ne pas nous laisser gagner par cette mondanité, comme le répète souvent le pape François.
Vous évoquez la messe comme « actualisation » de la Croix… Comment le comprendre ?
Jean-Paul II racontait, dans son encyclique Ecclesia de Eucharistia (2003), un souvenir de sa première messe : « Mes yeux se sont concentrés sur l’hostie et sur le calice, dans lesquels le temps et l’espace se sont en quelque sorte “contractés” et dans lesquels le drame du Golgotha s’est à nouveau rendu présent avec force, dévoilant sa mystérieuse “contemporanéité”. » La messe est le sacrifice du Calvaire rendu présent à nos yeux.
Mais il faut éviter deux erreurs. D’abord, l’hyperréalisme, qui consiste à penser qu’à la messe, Jésus remonterait sur la Croix et verserait à nouveau son sang. Saint Paul le rappelle : le Christ est mort « une fois pour toutes » (Rm 6, 10). L’autre erreur est l’hypersymbolisme qui pense que la Croix est un symbole dépassé. La vérité est que la messe ne « reproduit » pas la Passion, c’est l’unique Passion qui s’y « reproduit » !
La valeur de la messe varie-t-elle selon la beauté des liturgies ?
Dieu se donne de manière identique à chaque messe, non pas en fonction de la liturgie extérieure, ni même de la foi du célébrant ou des paroissiens ! Qu’elle soit pauvre, dépouillée ou déployée, c’est le même sacrifice qui est actualisé. Les grâces reçues par les fidèles dépendent aussi de leur disponibilité pendant la messe. La beauté d’une célébration – les ornements liturgiques, les beaux calices, la procession… – n’est là que pour aider l’homme à entrer dans la grandeur du mystère. Mais n’enfermons pas le mystère dans le signe visible ! La messe d’un saint Curé d’Ars, seul dans sa pauvre église, en pleine nuit, glorifie davantage Dieu qu’une messe pompeuse où un prêtre célébrerait avec orgueil.
La multiplication des concélébrations participe-t-elle à déprécier la messe dans l’esprit des catholiques ?
Je concélèbre avec mon évêque lors de la messe chrismale – mais la concélébration généralisée ne peut pas être la règle. C’est une nouveauté tellement associée au concile Vatican II et à la réforme liturgique qu’elle est devenue un intouchable que l’on n’a même pas le droit d’interroger. Mais quel est le signe profond de certaines concélébrations quand on voit, par exemple, des messes comme aux JMJ avec des centaines de prêtres aussi éloignés de l’autel ? Dans ce contexte, il me semble que nous, prêtres, devons réapprendre à célébrer la messe solitairement. Sinon, nous faisons face à un péril qui est de devenir, telle une star, victime de notre public : on entend parfois qu’une messe célébrée sans assistance ne vaudrait pas la peine d’être célébrée… C’est totalement faux ! En célébrant de temps en temps seul, sans assemblée, le prêtre peut expérimenter que le Christ est au centre de la liturgie. Et plus le Christ sera au centre de la messe célébrée par le prêtre, plus l’assemblée sera touchée.
La ferveur du prêtre est donc si importante ?
Le prêtre ne donne que ce qu’il a. En cela, la célébration de la messe est redoutable, parce que son âme est mise à nu. Tout vient de là : si le prêtre expédie la messe, ou s’il est tellement obsédé par le bon déroulement qu’il ne rentre pas dans le mystère de la messe comme pouvait le faire un Padre Pio, alors cela fera du mal à l’assemblée. Il existe un autre risque, introduit par la réforme liturgique et que rappelait Benoît XVI : que le prêtre devienne un « showmaster », c’est-à-dire un animateur, et que la messe se transforme en une « auto-célébration » de l’assemblée.
Le prêtre doit savoir aussi résister à certaines demandes des fidèles, notamment ce qui a trait au festif. Lors de la messe, le festif – comme certains instruments de musique – peut être indécent, à l’inverse de la grande joie « alléluiatique » que nous devons ressentir, car le Christ est ressuscité.
Le Golgotha et la Résurrection : il nous faut joindre ces deux moments que nous opposons par erreur. Pour entrer dans le vrai mystère, il faut cultiver une gravité joyeuse. À ce titre, le choix des chants n’est pas indifférent puisqu’ils donnent tout de suite le ton de la célébration. N’oublions pas le bon principe de la théologie : lex orandi, lex credendi, qui signifie « la loi de la prière fabrique la loi de ce qui est cru ». Autrement dit, le choix des chants n’est pas sans conséquence pour le contenu de la foi de l’assemblée.
Comment comprendre alors la « participation active des fidèles » à la messe ?
Les textes de Vatican II sont très clairs sur le sens à donner à la participation, mais la présentation qu’on en a faite, dans les formations liturgiques et en paroisses, relève du mensonge. On a fait croire que cela consistait à s’engager à faire des lectures, à jouer de la guitare, etc. Or, pour le concile, la participation active, c’est entrer dans le mystère. Et que fait Jésus dans la messe ? Il se livre, il s’offre au Père pour que nous soyons sauvés. Ainsi, la participation active des fidèles consiste à s’offrir soi-même afin de participer à l’offrande du Christ. Et cela, personne ne le rappelle… Non seulement on trompe les gens mais surtout, on les laisse au seuil du mystère. Quand nous relirons cette portion de l’Histoire, nous réaliserons que nous méritons sans doute le reproche du Seigneur Jésus à l’encontre des scribes et des pharisiens : « Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous fermez à clé le royaume des Cieux devant les hommes ; vous-mêmes, en effet, n’y entrez pas, et vous ne laissez pas entrer ceux qui veulent entrer ! » (Mt 23, 13).
On entend parfois qu’il faudrait mettre l’accent sur la Parole de Dieu afin de « dépasser » une Église centrée sur l’Eucharistie…
Le danger actuel est une protestantisation de l’Église catholique. Qui dit protestantisation dit une place de la Parole hypertrophiée par rapport à la liturgie eucharistique. Nous l’avons vécu après le concile, avec l’inflation de la Parole dans certaines liturgies, où il fallait ensuite expédier la consécration ! Si Vatican II parle de deux tables, la « table de la Parole » et la « table de l’Eucharistie », il faut se souvenir, comme le disait le Père Jérôme, moine de Sept-Fons, que le Christ n’est pas présent dans la Parole comme il l’est dans l’Eucharistie ! Ne pas rappeler cela est un signe que l’on est entré dans cette protestantisation.
La crise du Covid, où le culte public a été interdit, a-t-elle montré que la messe n’occupait plus une place centrale ?
Au nom de la bienveillance, nous en sommes venus à interdire le cœur de ce qui fait vivre le monde, l’Eucharistie. Certains mourants n’ont même pas pu recevoir l’assistance d’un prêtre. S’il revient aux autorités politiques de prendre les mesures nécessaires pour empêcher la propagation des épidémies, cela ne peut pas se faire au prix du salut des âmes. Or, aujourd’hui, le salut des corps a pris la place du salut des âmes.
On ne peut donc pas dissocier Eucharistie et Église ?
Selon le bel adage du Père de Lubac, « c’est l’Eucharistie qui fait l’Église et c’est l’Église qui fait l’Eucharistie ». L’Eucharistie, c’est Jésus. Or l’Église n’est pas un « grand machin », une institution purement humaine. Son âme, c’est le Christ ! Sans lui, l’Église n’est rien. Si l’on en vient à déformer le sens profond de l’Eucharistie, on risque de défigurer l’Église, tant les deux sont liées. Voilà pourquoi Benoît XVI disait que le renouveau de l’Église repasserait par la liturgie et l’adoration.
Quelle est la place, selon vous, de l’Eucharistie dans la mission ?
J’ai l’impression, comme l’Église est en panne, qu’on utilise l’évangélisation comme la « bonne à tout faire ». Mais tant qu’on ne mettra pas le mystère de la Croix au cœur de l’évangélisation, et que l’on se contentera de « trucs », ou de « kits », l’évangélisation continuera à péricliter. Car le centre de l’évangélisation, c’est le mystère pascal. Pour le redécouvrir, il faudra peut-être un effondrement de l’Église afin que l’on soit à nouveau conduit au désert, pour retrouver l’esprit de pauvreté et, surtout, Dieu. Le cardinal Danneels disait que nous avions changé l’Église en une petite entreprise malléable. Sans doute doit-on voir dans la crise actuelle, bien que douloureuse, un appel de Dieu à retrouver les fondamentaux.
L’Eucharistie permettra-t-elle ce retour aux fondamentaux ?
Les renouveaux, dans les paroisses et dans l’Église, viendront de personnes qui se laisseront saisir par Dieu et qui, étant brûlées à son contact, brûleront d’autres personnes. La question à se poser n’est donc pas « que puis-je faire dans ma paroisse ? » mais « Dieu, que veux-tu faire de moi ? ». Le reste suivra. Il nous faut retrouver un saint « égoïsme », c’est-à-dire la dimension intimement personnelle avec Dieu. Et quelle meilleure occasion que la messe ou l’adoration, face à l’hostie consacrée, pour se laisser saisir par Dieu pour enflammer le monde ?
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L’Eucharistie. Renouveler notre ferveur à la messe, Joël Guibert, éd. Artège, à paraître le 7 février 2024, 320 pages, 18,90 €.