Nous célébrons le 800e anniversaire de la stigmatisation de saint François d’Assise. En quoi est-elle emblématique ?
Joachim Bouflet : C’est avec la révélation après sa mort – le 3 ou 4 octobre 1226 – des plaies mystérieuses qu’il a reçues sur l’Alverne le 17 septembre 1224, qu’est connue la stigmatisation de saint François. Elle s’inscrit harmonieusement dans les formes originales que revêt sa sainteté, dans son rapport amoureux, peut-on dire, à Dieu, mais également à tous ses frères en humanité et à la création entière. En cela, il rejoint l’amour infini du Christ, dont l’expression la plus sublime est le don de sa vie pour le salut des hommes. À ce titre, la stigmatisation de saint François est emblématique car elle le fait signifer Christi, signe [vivant, porteur] du Christ, au point que l’on dira de lui qu’il fut « un autre Christ ». Il renvoie à tous les hommes de son temps une image authentique de l’amour de Jésus pour l’humanité.
Quel sens l’Église donne-t-elle aux stigmates ?
L’Église donne aux stigmates le sens précisément d’un témoignage de l’amour du Christ pour tous les hommes, et plus particulièrement de son amour miséricordieux, à cause de sa dimension et de sa fonction salvatrice. Mais il convient de noter que l’Église a reconnu officiellement les stigmates de deux saints seulement : François d’Assise et Catherine de Sienne. Elle ne s’est prononcée sur les stigmates d’aucun autre saint, que ce soit sainte Gemma Galgani (1878-1903) ou saint Pio da Pietrelcina (1887-1968). Si la question des stigmates est abordée dans les procès de canonisation, c’est de façon secondaire et toujours en référence aux vertus théologales [foi, espérance et charité] et, dans une moindre mesure, cardinales [prudence, tempérance, force et justice], auxquelles les stigmates sont en quelque sorte ordonnés et que, d’une certaine façon, ils illustrent.
Quels critères garantissent l’authenticité d’une stigmatisation ?
Il y a deux approches nécessaires de la stigmatisation.
La première est médicale : les stigmates sont des lésions corporelles. Il appartient donc en premier lieu à la science médicale de les étudier, pour en établir la réalité et, surtout, pour écarter tout soupçon de fraude ou toute automutilation d’ordre pathologique. Ensuite pour, éventuellement, en appréhender l’évolution clinique.
La deuxième est théologique : en quoi les stigmates s’inscrivent-ils dans la vie spirituelle du sujet, dans son évolution, et accompagnent-ils un progrès dans la vertu ? Que signifient-ils pour la personne qui les a reçus, voire pour son entourage, et surtout pour la communauté ecclésiale – quand bien même de façon discrète, cachée ?
Dès lors que les réponses à ces questions sont positives, elles peuvent constituer des critères en faveur de l’origine et du caractère surnaturel des stigmates.
Ces blessures corporelles sont-elles identiques d’un stigmatisé à l’autre ?
Non, elles diffèrent d’une personne à l’autre par de multiples facteurs : leur aspect, leur forme, leur emplacement – dans les paumes des mains ou dans les poignets, pour les marques des clous, au côté droit ou au côté gauche pour le signe du coup de lance… –, le fait qu’ils saignent ou non – il y a des stigmates qui ne saignent jamais, qui sont simplement des marques plus ou moins nettes, de forme et de dimension variable –, par la fréquence et la périodicité des saignements, etc. Sans compter des facteurs secondaires comme le parfum qu’émet parfois le sang, la chaleur excessive qui accompagne les marques, etc. Il n’est pas un cas de stigmatisation semblable à un autre.
Vous évoquez dans votre dernier ouvrage la vie de stigmatisés du XXe siècle. Combien sont-ils ? Nombreux sont les laïcs à la vie humble mais extraordinaire. Comment le comprendre ?
Les stigmatisés du XXe siècle présentant des signes de crédibilité – d’authenticité, dirait-on – sont environ une centaine. Les plus connus sont sainte Gemma Galgani et saint Pio da Pietrelcina, Thérèse Neumann (1898-1962), Yvonne-Aimée de Jésus, de Malestroit (1901-1951), Marthe Robin (1902-1981) – mais le cas est complexe – et, plus proche de nous, Natuzza Evolo (1924-2009). Les laïcs « ordinaires » à la vie humble sont certes plus nombreux que les théologiens ou les grands intellectuels – mais Adrienne von Speyr (1902-1967) était médecin. Cela tient sans doute au fait qu’ils ont une « religion du cœur » qui ne s’embarrasse pas de spéculations intellectuelles, une religiosité plus proche de celle du Jésus des Évangiles.
Les stigmates ne sont jamais souhaités par les personnes qui les reçoivent. Peut-on dire que ces âmes choisies bénéficient d’une « préparation » en recevant des visions du Christ, de la Vierge Marie ou des saints ?
Les stigmates, en tant que signes, ne sont en effet jamais souhaités par les personnes qui les reçoivent – toutes demandent et espèrent leur disparition, et parfois l’obtiennent . En revanche, le désir d’union à Jésus souffrant est présent chez tous les stigmatisés, comme « preuve » de l’amour que ces personnes portent au Christ dans tous les aspects de sa vie ici-bas, et comme possibilité de « travailler » avec lui au salut des âmes. À ce titre, il y a effectivement une forme de préparation, mais elle vient d’abord de la compassion des (futurs) stigmatisés aux souffrances de Jésus et à leur angoisse du salut des âmes, de leur disponibilité à l’amour le plus radical. Il ne faut pas oublier qu’il y a d’autres formes de cette compassion, qui peuvent se traduire uniquement dans l’acceptation de maladies ou d’infirmités graves et douloureuses, ou dans celle d’une existence pauvre et méprisée : pensons à saint Benoît-Joseph Labre. En règle générale, les stigmates s’inscrivent dans une vie spirituelle de type visionnaire – le terme n’a rien de péjoratif – marquée par des visions ou des apparitions du Christ, de la Vierge Marie, de saints et/ou d’anges qui, effectivement, disposent ces âmes à recevoir et à assumer la grâce terrible de la stigmatisation.
Le stigmatisé a-t-il mission d’œuvrer pour le salut des âmes ? Est-ce pour cela qu’il est paradoxalement joyeux ? Quelles autres vertus possède-t-il ?
Le stigmatisé a pour mission d’être uni à l’œuvre rédemptrice du Christ, et donc de travailler avec lui au salut des âmes, suivant la belle parole de saint Paul : « Je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son corps, qui est l’Église » (Col 1, 24). La joie des stigmatisés vient à la fois de leur assurance d’être unis à la personne de Jésus, objet de leur amour, et de faire sa volonté, si âpre soit-elle, mais également d’être par là en harmonie avec l’humanité et avec la création. Tous les stigmatisés aim(ai)ent profondément leurs frères en humanité et la création dont ils savaient savourer la beauté.
Mais les principales vertus des stigmatisés, en dehors des vertus théologales et cardinales, sont avant tout l’humilité, une obéissance radicale – ce qui ne veut pas dire aveugle ou servile – au magistère de l’Église, un total oubli d’eux-mêmes, une charité débordante « en actes » qui s’exprime dans une totale disponibilité au prochain, dans le service de leurs frères, voire dans une assistance matérielle aux plus pauvres. Au sujet de l’humilité, il est un type de « prétendu stigmate » qui me semble être un contre-signe, et par là un critère négatif : l’empreinte d’une croix, souvent sanguinolente, sur le front de certains prétendus « stigmatisés » contemporains ; de plus, cela ne correspond en rien à une quelconque blessure de Jésus durant sa Passion.
Les stigmatisés sont-ils tous attaqués par le démon ?
Tous, sans exception. Mais pas nécessairement sous la forme de sévices ou d’assauts concrets, de coups, de bruits, de vexations, de visions diaboliques, etc. Ils connaissent parfois – souvent en plus – de terribles et lancinantes tentations de doute, de désespoir, d’angoisse, de scrupules, des tentations contre la pureté, contre la patience, etc., qui sont autant d’attaques diaboliques, de moyens que déploie le démon contre eux pour les amener à pécher, à offenser celui qu’ils aiment plus que tout.
La plupart des grands saints n’ont pas reçu les stigmates. Que comprendre ?
Qu’il y a, sur terre, dans la vie de l’Église, comme au Ciel, de nombreuses demeures et, partant, de nombreuses vocations, dans la maison de Dieu. Que certaines vocations, particulièrement exigeantes en matière de réalisations concrètes ou d’investissement intellectuel, ne sauraient s’accorder avec une vie de souffrances réparatrices : il suffit de penser au travail des missionnaires, à celui des grands apôtres de la charité qui accomplissent des prouesses en fondant et dirigeant des hôpitaux, des dispensaires, des écoles, ou en se consacrant à la catéchèse, à la formation des plus humbles, à l’assistance aux malades et aux déshérités, à une plus grande justice sociale.