À quel moment situez-vous le déclin du catholicisme dans la société française ? Y a-t-il un moment charnière ?
Jérôme Fourquet : J’ai le sentiment qu’on est plutôt sur un processus au long cours : la philosophie des Lumières, puis la Révolution française ont œuvré à saper l’influence de l’Église et ont même travaillé à sa disparition. Contre toute attente, le XIXe siècle sera un siècle du renouveau du christianisme, tant au niveau du catholicisme social que de l’esprit missionnaire mais, au XXe siècle, un véritable déclin s’amorce et les catholiques deviennent minoritaires dans la société.
Depuis les années 1960, le dernier carré de fidèles est atteint. Aujourd’hui, ce n’est plus l’adhésion à des dogmes qui est remise en cause mais bien une bascule anthropologique qui se fait jour à deux niveaux : le premier est cultuel, avec le recul de la pratique religieuse. La messe a été remplacée par la virée dominicale chez Ikea. En 1961, 35 % des Français allaient à la messe tous les dimanches ; en 2012, ils n’étaient plus que 6 %. Par ailleurs, le baptême n’est plus la norme : en 1961, 82 % des enfants recevaient le sacrement, ils n’étaient plus que 27 % en 2018.
Le deuxième niveau est d’ordre culturel. La religion chrétienne s’efface dans les rites. De nos jours, seuls 17 % des Français possèdent un crucifix accroché au mur et 14 % du buis béni à la maison contre, respectivement, 39 % et 36 % en 1988. Nos compatriotes ne sont plus capables de lire et de comprendre l’histoire religieuse dans l’art et seuls 13 % d’entre eux connaissaient en 2020 la signification de la fête de la Pentecôte.
Quels sont les symptômes de ce bouleversement anthropologique ?
Ce processus, qui me semble très profond, se décline de multiples manières mais c’est dans le rapport au corps qu’il est le plus spectaculaire. L’essor du tatouage en est une manifestation emblématique. Autrefois, on n’osait pas toucher à son corps car il subsistait dans la conscience qu’il était fait à l’image de Dieu. Aujourd’hui, un tiers des 18-34 ans sont désormais tatoués et même des chrétiens fervents n’hésitent pas à arborer fièrement le dessin d’un chapelet sur le bras ! Les autres symptômes de la bascule anthropologique sont l’essor de la crémation, y compris chez les catholiques : 43 % des Français l’ont choisie en 2023. L’Église n’encourage pas sa pratique mais elle ne considère plus, depuis 1963, que la crémation est « en soi » contraire à la religion chrétienne. Enfin, je remarque la montée en puissance d’un discours animaliste, avec des écologistes qui dénoncent la dimension anthropocentriste de la civilisation judéo-chrétienne. Pour eux, l’animal est au même niveau que l’homme, d’où la montée en puissance du véganisme, de la sensibilité accrue au bien-être animal et la remise en cause de la chasse.
N’y a-t-il pas un marqueur catholique qui fasse de la résistance ?
La crèche de Noël tire encore son épingle du jeu mais sa « résilience » s’explique par sa dimension traditionnelle et culturelle : la moitié des catholiques non pratiquants et un quart des personnes sans religion en installent une chez eux. Et si, en tout, 41 % des Français font encore la crèche, 69 % déclarent qu’ils en installaient une avec leurs parents quand ils étaient enfants, reproduisant ainsi la pérennité d’une tradition qui aurait perdu sa signification religieuse.
Pourtant ne voit-on pas poindre un renouveau de la piété populaire ainsi qu’une soif de la jeunesse ?
Sans doute avons-nous troqué la quantité contre la qualité. Jusqu’aux années 1980, les catholiques étaient dans le schéma de la gestion d’un héritage. Aujourd’hui, je constate que le catholicisme reçu et pétri de conformisme social a été remplacé par un catholicisme assumé et revendiqué. Les catholiques sont face à une alternative : refaire de la France, fille aînée de l’Église, une terre de mission, ou se replier sur le bastion en se contentant de transmettre des valeurs à ses enfants en assumant de n’être plus en phase avec la société. La mission ou le bastion ! Les défis sont immenses car les catholiques doivent retrouver confiance en eux-mêmes. Selon moi, la prise de conscience de la perte d’influence du catholicisme dans la sphère politique et culturelle remonte à La Manif pour tous, en 2012-2013. Alors qu’en 1984, le mouvement pour l’école libre faisait reculer le gouvernement de Pierre Mauroy, trente ans plus tard, le rapport de force avait changé et, de nos jours, même le cadre légal traditionnel défendu par les catholiques est modifié sans état d’âme, notamment dans le champ de la politique familiale. Nous le constatons avec la constitutionnalisation de l’IVG ou le débat sur l’euthanasie qui doit reprendre à l’Assemblée nationale.
Si la matrice catholique est disloquée, par quoi est-elle désormais remplacée ?
Nous voyons ce qui a été perdu mais nous peinons à discerner ce qui peut créer du collectif et du sens commun. Le catholicisme a un rôle à jouer mais comment peut-il se déployer au milieu des valeurs hédonistes et individualistes désormais fortement ancrées ? Après la Révolution française, la charpente du christianisme s’est révélée solide car le soubassement était intact. Mais de nos jours ? Lorsque l’Église recule, un néo-paganisme revient, qui tient du bricolage spirituel car il n’oblige pas l’individu à se conformer à un cadre exigeant : pratiques chamaniques, bouddhisme, yoga ou retour en la croyance des sorcières portée par des icônes de l’éco-féminisme qui veulent pourfendre le patriarcat… Il est évident que le besoin de spiritualité est omniprésent chez nos contemporains. Sans doute, les chemins de pèlerinage et les sanctuaires peuvent-ils répondre à cette demande en devenant des points d’accès pour une population éloignée de l’institution ecclésiale, ce qui est déjà en partie le cas. En tout cas, l’histoire du catholicisme s’inscrivant en siècles, les fruits à venir ne mûriront pas en un quinquennat.
Métamorphoses françaises. État de la France en infographies et en images, Jérôme Fourquet, Seuil, 2024, 208 p., 29,90 €.