De l’hérésie albigeoise, qui sévit aux XIIe et XIIIe siècles dans le sud-ouest de la France, notre époque mercantile ne sait vraiment plus rien. Tout s’est dilué dans la réclame et les dépliants touristiques. Car le catharisme se vend bien et, surtout, il fait vendre ! Quoi donc ? Des spéculations ésotériques, des méthodes de méditation New Age, des huiles essentielles, des fromages et des séjours gastronomiques « en pays cathare ». Bref, peu de choses qui puissent nous éclairer sur la nature de ce mouvement spirituel.
Derrière tout ce folklore de pacotille, une idée toutefois flotte dans l’opinion commune : les cathares – qui s’appelaient eux-mêmes les « vrais chrétiens » ou les « bons hommes » – auraient été un mouvement chrétien, de type évangélique, prônant la pureté des mœurs et l’abandon des fastes liturgiques, contre une Église ritualiste et disciplinaire. Il s’agirait au fond d’une dissidence interne, animée par un ardent désir de retour aux origines du christianisme. De lointains précurseurs de la Réforme, en somme.
Une résurgence du manichéisme
Rien n’est plus faux. L’hérésie cathare – qui à l’époque ne portait pas ce nom – n’avait rien d’une bénigne aspiration à une plus grande pureté chrétienne. Il s’agissait en réalité d’un mouvement radicalement hostile aux principes fondamentaux de la foi biblique, une résurgence d’un courant multiforme qui hante le christianisme depuis les origines : le manichéisme. Les inquisiteurs, comme Bernardo Gui, nommaient d’ailleurs les Albigeois les Manichei moderni temporis : « les Manichéens du temps présent » (cf. Manuel de l’inquisiteur, I, §1). Le mot « cathare » quant à lui, qui veut dire « pur » en grec, n’était guère utilisé à l’époque – même si saint Augustin et quelques autres s’en étaient servis, dans un lointain passé, pour désigner certains hérétiques. Il ne fit fortune qu’à partir des années 1960, dans une littérature de seconde zone, mi-régionaliste, mi-publicitaire.
La chair et l’esprit
Mais venons-en à l’essentiel : la doctrine. Elle nous est connue essentiellement par le biais des inquisiteurs, mais aussi par le Liber de duobus principiis de l’hérésiarque Jean de Lugio (vers 1250), qui a échappé aux destructions ordonnées par l’Église.
Retrouvant les principes de la doctrine fondée au IIIe siècle par le théologien perse Manès (216-277), les Albigeois affirment qu’il existe deux Dieux : l’un bon, créateur de nos âmes, et l’autre mauvais, créateur du monde matériel. Notre chair, notre corps sexué, notre vie sociale – tout cela est en quelque sorte étranger à la pureté de nos âmes et relève de Satan. Nous devons nous en délier. Le salut consiste donc à fuir le monde souillé de la chair pour se réfugier dans le pur esprit.
S’ensuit toute une série de conséquences pratiques : les Albigeois refusent le mariage et, plus encore, la procréation car, selon leur doctrine, enfanter, c’est emprisonner une âme supplémentaire dans ce monde détestable ; ils refusent aussi, pour ne pas se souiller du sang ni de la vie des animaux, de manger de la viande, des œufs ou encore de boire du lait ; les plus avancés, refusant de s’alimenter, pratiquent même le suicide par inanition. Ils rejettent aussi la propriété privée, les institutions judiciaires, les serments, tout ce qui nous lie un peu solidement à ce monde. Tout cela s’exprimait dans une phraséologie d’apparence chrétienne, invoquant Jésus-Christ, les Anges et le Bon Dieu, mais il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour saisir la contradiction totale de ces préceptes avec la vision chrétienne du monde. La doctrine des Albigeois relevait de ce que Nietzsche nommerait plus tard le « nihilisme ». Autrement dit : une aspiration à la fuite du monde, assise sur un ressentiment profond contre la Création.
Un ange asexué tombé dans un corps…
Cela ne vous rappelle rien ? Mais si, bien sûr : de jeunes urbains proclamant que le Monde gît tout entier au pouvoir du Mal, que l’esprit et le corps n’ont rien à voir l’un avec l’autre, que la distinction des sexes est une malédiction ourdie par le Grand Satan patriarcal, qu’il ne faut rien manger qui vienne des animaux, que mettre des enfants au monde est un crime contre l’humanité… Ce sont les wokistes bien sûr ! Les cathares de notre temps : Wokisti cathari moderni temporis.
Je ne plaisante qu’à moitié. Voire pas du tout. L’idéologie « wokiste » – de l’afro-américain woke : « éveillé » – qui déferle sur les sociétés occidentales peut être présentée comme un avatar du catharisme, ce dernier n’étant lui-même qu’une résurgence médiévale de la gnose manichéenne. Outre la même vision paranoïaque du monde, la même détestation de l’ordre naturel des choses, la même hystérie contre la logique élémentaire, perçue comme un complot phallocratique, on y trouve une même anthropologie fondamentale : l’être humain est une sorte d’ange asexué tombé dans un corps, au milieu d’un monde matériel gouverné par d’horribles lois discriminatoires qu’il conviendrait d’abolir au plus vite.
Ces doctrines n’ont qu’un problème : leur totale fausseté. C’est aussi, de notre point de vue, leur grande qualité, car cette fausseté les promet à une rapide disparition. Du moins à l’échelle historique. Certes, à l’échelle d’une vie humaine, il est pénible d’avoir à subir les délires d’une secte aussi virulente et intolérante. Mais à terme, le réel finit toujours par se venger des offenses qu’on lui fait subir. Et puis, les néo-cathares, comme leurs ancêtres, prônent la non-procréation. On ne saurait trop les encourager à respecter scrupuleusement ce précepte !