Un silence religieux régnait, le 17 juillet 1794, parmi les milliers de personnes présentes place de la Nation. Sans doute saisissaient-elles que ces exécutions n’étaient semblables à aucune autre. « On ne saurait croire l’impression de respect que commandait le dévouement de ces généreuses victimes ; toutes soupiraient après le moment de leur sacrifice, toutes s’exhortaient à rester fermes et généreuses dans le dernier combat. […] Elles avaient l’air d’aller à leurs noces » confiera un gardien de la Conciergerie où elles furent enfermées avant de monter à l’échafaud. Le martyre des 16 carmélites illustre assurément de la manière la plus radicale la confrontation entre l’Église catholique et ses adversaires durant la Révolution. Qui peut penser un seul instant que les religieuses méritaient la guillotine ? Qui peut de surcroît imaginer qu’elles s’étaient préparées à offrir leurs vies pour ramener la paix en des temps si troublés ?
Le songe de 1693
Le Carmel de Compiègne, situé à 80 km au nord de Paris, avait été fondé en 1641. Cinquante-troisième Carmel établi en France après la réforme initiée un siècle plus tôt par sainte Thérèse d’Avila, il bénéficiait de la protection des reines de France, d’Anne d’Autriche jusqu’à Marie-Antoinette. Juste avant la Révolution, il comptait 21 religieuses qui n’éludaient pas la question de subir un destin singulier. En effet, cent ans avant la Terreur, en 1693, une carmélite de ce monastère, Sœur Élisabeth-Baptiste, vit en songe toutes les religieuses de son couvent dans la gloire du ciel, revêtues de leur manteau blanc et tenant à la main une palme, symbole du martyre. Dans la communauté, les carmélites s’imaginaient avoir à vivre une grande épreuve qui passerait par la Croix.
Aussi, lorsque le 18 août 1792, les congrégations séculières sont dissoutes et que les autorités signent les décrets pour expulser les religieuses de leur couvent, la prieure, Mère Thérèse de Saint-Augustin, propose aux carmélites un acte de consécration par lequel la communauté « s’offrirait en holocauste pour apaiser la colère de Dieu et pour que la paix divine apportée par le Christ sur la terre soit rendue à l’Église et à l’État ». Cette consécration sera faite avec enthousiasme par toutes les religieuses, sauf par les deux plus âgées qui exprimeront leurs craintes de finir guillotinées, mais ces dernières finiront par accepter l’éventualité d’une vie offerte en réparation. Chaque jour, durant deux ans, la communauté, rassemblée ou éparpillée dans différentes maisons d’accueil à Compiègne après l’expulsion de leur Carmel, renouvellera son vœu.
L’étau se resserre
Ce serment de soumission totale à la volonté divine oblige les religieuses à continuer de vivre soudées dans l’esprit d’un Carmel clandestin alors qu’elles sont de plus en plus surveillées. L’étau se resserre depuis 1790 lorsque les ordres religieux sont dissous et leurs vœux déclarés nuls. Le 14 septembre 1792, jour de la Croix glorieuse, elles sont sommées de quitter leur couvent et, rendues à la vie civile, elles n’ont plus le droit de porter leur habit religieux. Hébergées dans quelques maisons de Compiègne, elles arrivent à se retrouver discrètement à l’église Saint-Antoine en entrant par la petite porte latérale pour maintenir un semblant de vie communautaire et prier ensemble.
Cependant, l’année 1794 marque un tournant. Par la loi du 10 juin, le Tribunal révolutionnaire ne peut plus rendre d’autres verdicts que la condamnation à mort ou l’acquittement. Dans le même temps, les habitants de Compiègne sont accusés d’être trop « modérés » en témoignant une opposition aux excès révolutionnaires. Afin de détourner les soupçons sur la population locale, les autorités accusent les carmélites d’être des agents de la contre-Révolution, forcément royaliste. Les 16 religieuses présentes à Compiègne seront arrêtées les 22 et 23 juin 1794 et incarcérées dans leur ancien couvent de la Visitation jusqu’au 12 juillet. Des écrits jugés compromettants comme des lettres critiquant la Révolution justifieront la répression qui les cible. Ont-elles conscience que commence le chemin qui les mènera à la guillotine ? Juste avant leur transfert de Compiègne à la Conciergerie à Paris, elles profitent d’une lessive pour remettre leur habit, avec la cape blanche de chœur, prophétisant ainsi que c’est en carmélites qu’elles mourront. La prison leur permet de renouer avec la vie communautaire car elles ne sont plus séparées mais surtout leurs conduites édifient les témoins qui les entendent toutes les nuits réciter leurs offices à deux heures du matin. Selon l’un d’eux, le 16 juillet 1794, la veille de leur exécution, elles célèbrent dans la joie la fête de Notre-Dame du Mont-Carmel et « la veille de leur mort semble un grand jour de fête ».
« Fanatisme » et « sédition »
Triste parodie que le procès auquel elles ont droit ! Difficile de juger la peine de mort en adéquation avec les éléments d’accusation ! Des images du Sacré-Cœur de Jésus ont été retrouvées dans les maisons de Compiègne qui les accueillaient et les révolutionnaires y ont vu un caractère de ralliement aux rebelles vendéens et chouans qui allaient jusqu’à porter ce signe de dévotion sur leurs drapeaux. Les carmélites sont également accusées de fanatisme et de sédition. L’accusateur public Antoine Fouquier-Tinville leur reproche « leur croyance puérile et sottes pratiques de la religion » et il les accuse « d’avoir formé des conciliabules de contre-révolution et d’avoir continué à vivre soumises à leurs règles et à leur supérieure ». Celui que l’on surnommera après sa mort « le Pourvoyeur de la guillotine » ira même jusqu’à penser que les carmélites sont capables de cacher des armes. Mère Thérèse de Saint-Augustin lui répondra en prenant dans ses mains son crucifix et en proclamant : « Ma seule arme, c’est Jésus-Christ. » Bien entendu, aucun droit de la défense n’est respecté : un seul témoin est cité mais ne comparaît pas, aucun avocat ne plaide la cause des religieuses et l’acte de condamnation est imprimé avant même qu’elles n’entrent dans le prétoire. Toutes sont condamnées à mort et à être exécutées le même jour.
Le martyre comme liturgie
Dès lors, bien que sonnées par la sentence, les religieuses vont vivre le martyre comme une grande liturgie. Elles quittent la prison vers 18 heures et montent dans des charrettes, fendant la foule jusqu’à la place de la Nation en chantant des cantiques : le Veni Creator et le Salve Regina. L’une d’elles, qui est l’une des deux plus âgées, Sœur de Jésus Crucifié, tombe face contre terre en descendant de la charrette car elle a du mal à marcher en ayant les mains liées. Le visage ensanglanté, elle remercie ses bourreaux de ne pas être morte sur le coup pour pouvoir offrir sa vie quelques minutes plus tard. Au pied de l’échafaud, Thérèse de Saint-Augustin demande aux carmélites de renouveler leurs vœux, puis chaque sœur lui demande la permission de mourir. La Mère prieure bénit ensuite chacune d’entre elles et leur donne à embrasser une minuscule statuette en bois de la Vierge Marie portant l’Enfant Jésus, cachée au creux de sa main. La plus jeune, Sœur Constance de Jésus, âgée de 29 ans, gravira les marches la première. Novice, elle n’a pu prononcer ses vœux à cause de la tourmente révolutionnaire mais son âme ne manque pas pour autant d’ardeur. Tout à coup, prenant la foule à témoin, elle entonne le psaume 117 Laudate Dominum, omnes gentes, « Louez Dieu, tous les peuples », repris par ses Sœurs. Il est chanté depuis le XVIe siècle au Carmel pour consacrer, au moment d’une nouvelle fondation, l’entrée dans la maison de Dieu. Les visages des 16 carmélites s’éclairent alors d’une joie surnaturelle tant elles sont sûres d’entrer dans la communauté céleste. La supérieure, Mère Thérèse de Saint-Augustin, sera guillotinée la dernière, accompagnant jusqu’au bout par la prière le martyre de ses filles et mettant ainsi un point final à l’acte de consécration pour le retour de la paix que la communauté demandait depuis deux ans.
Il ne reste aucune relique de ces 16 martyrs. Leurs corps et leurs têtes ont été jetés de nuit dans l’une des deux fosses communes du cimetière de Picpus à Paris et ils s’y trouvent toujours. Cependant, leurs âmes semblent avoir commencé une neuvaine dès leur montée au Ciel. Dix jours après leur mort, le 27 juillet 1794, un coup d’État parlementaire signe l’arrêt de la Terreur et envoie Robespierre à l’échafaud. Faut-il y voir la réponse à l’offrande de leur vie pour la France ? Après leur martyre, une carmélite de Compiègne qui n’était pas présente au moment de leur arrestation, Sœur Marie de L’Incarnation, rassemblera les documents et archives de la communauté pour faire vivre leur mémoire. C’est elle qui nous a laissé le récit de leur histoire – La relation du martyre des seize carmélites de Compiègne, aux éditions du Cerf – telle une source qui nourrira une extraordinaire fécondité posthume. Cent ans plus tard en effet, en 1896, s’ouvrira le procès de béatification des 16 religieuses. Depuis son Carmel, la future sainte Thérèse de Lisieux sera vivement impressionnée par le destin de ses Sœurs. Faut-il y voir un symbole ? Le pape saint Pie X béatifiera les carmélites en 1906 en pleine période de séparation de l’Église et de l’État en France, la République ayant en toile de fond décidé de l’expulsion des congrégations religieuses. Depuis, le 20 janvier 2022, le pape François a donné son accord pour leur canonisation équipollente, c’est-à-dire en reconnaissant que leur martyre les dispense d’un miracle et que leur cause ancienne fait déjà l’objet d’un culte. Les carmélites ont en effet un message très actuel à nous délivrer : l’amour du Christ est plus fort que la mort.
Témoins de la paix. Bienheureuses carmélites de Compiègne et sainte Thérèse de Lisieux, Julien Serey (dir.), éditions des Célestins, 160 p., 40 €.
Les carmélites de Compiègne. Martyres de la Révolution, de Marie & Olivier Malcurat et Fabrizio Russo, édition Plein Vent, 48 p., 15,90 €.
Bienheureuses – La Véritable histoire des Carmélites martyres de Compiègne, documentaire de François Lespès, disponible sur ktotv.com