Le 30 avril 2023. Aubagne. Au quartier Viénot, « maison-mère » de la Légion étrangère, on célèbre l’anniversaire de la bataille de Camerone. C’était en 1862 au Mexique : une soixantaine de légionnaires avaient alors affronté près de 2000 adversaires durant une journée, à l’issue de laquelle presque tous s’étaient sacrifiés, à commencer par le capitaine Jean Danjou, qui commandait la compagnie malgré un bras estropié. Commémorée tous les ans – jadis à Sidi Bel Abbès en Algérie, et à Aubagne depuis l’indépendance – c’est la fête capitale des légionnaires. Cent soixante-et-un ans plus tard, celui qui s’avance lentement sur la voie sacrée, l’allée principale du quartier Vienot, est un prêtre.
C’est le Père Yannick Lallemand, 87 ans. Béret et cravate verts, blazer bleu, gants blancs, la poitrine ornée d’un placard de décorations, arborant l’insigne de commandeur de la Légion d’honneur – il a depuis été élevé au rang de grand officier –, il tient un coffret ouvragé contenant la plus précieuse relique de la Légion : la main en bois du capitaine Danjou, retrouvée dans les décombres de l’hacienda de Camerone. La musique de la Légion joue la Sarabande de Haendel. L’émotion du Padre est tangible : être désigné pour porter la prothèse est la plus belle distinction dont puisse rêver un légionnaire.
Le Père Lallemand est une légende dans l’armée française. S’il ne s’en prévaut jamais bien sûr, il ne cache pas non plus que l’affection et le respect que lui témoignent des générations de soldats, dont il fut l’aumônier sur tant de théâtres d’opérations, lui font chaud au cœur.
Dans la famille Lallemand, l’amour de la patrie est aussi naturel que la respiration. « Nous n’aurons jamais assez d’une vie pour remercier la France », confie-t-il à France Catholique, répétant cette maxime qu’il a reçue enfant. « Elle nous a tout donné : une histoire, une culture, des racines – chrétiennes –, des poètes… Tout ce qui est beau ! » Ses premiers souvenirs remontent à l’Occupation. Au pays de sainte Bernadette, à Nevers, qui frôle la ligne de démarcation, sa mère se débat chaque jour pour nourrir cinq garçons tandis que son mari, le chef de bataillon Adolphe Lallemand – cela ne s’invente pas – est emprisonné dans un oflag en Autriche. La décennie qui suit la Libération est décisive. Après Nevers, Yannick suit sa famille à Besançon, puis Belfort. Son cœur s’enflamme pour une jeune fille, mais l’appel de Dieu le travaille et emporte tout. Il sera prêtre. Au printemps 1956, une terrible nouvelle vient foudroyer sa famille : son frère aîné, Guy, a été tué dans les Aurès, en Algérie, à la tête de sa section du 1er RCP – régiment de chasseurs parachutistes.
L’expérience algérienne
Ce choc ne remet pas en cause sa vocation. En septembre 1956, il entre au séminaire de Poitiers – sa famille paternelle est enracinée dans le Poitou – tout en prévenant le supérieur qu’il compte bien accomplir à son tour ses obligations militaires, dont la mort de Guy aurait pu le dispenser. En 1958, le voici en formation en Algérie. En 1959, devenu sous-lieutenant, il prend la tête du commando de chasse « Kimono ». Les citations qu’il glane témoignent de son allant et peuvent sembler éloignées des idées que l’on pourrait se faire d’un séminariste : « Excellent chef de section faisant preuve d’initiative et d’agressivité à chaque sortie du commando » ; « S’est lancé délibérément à la poursuite d’un petit groupe de rebelles, l’a intercepté, a mis l’un d’eux hors de combat et s’est emparé du pistolet-mitrailleur »… À l’automne 1960, son devoir accompli, il revient en métropole et reprend ses études. Le drame algérien n’est jamais loin. Ainsi, au printemps 1962, il s’éclipse du séminaire, loue un autocar, et se rend en secret à Marseille pour y récupérer une cinquantaine de harkis, clandestinement rapatriés par son frère Jacques qui servait en Algérie.
Un pasteur et ses brebis
Yannick Lallemand est ordonné prêtre en décembre 1963. Âgé de 26 ans, il s’apprête à exercer son ministère en paroisse. L’époque est difficile. Les expériences pastorales ou liturgiques se multiplient, déstabilisantes. Le Père Lallemand fait ce qu’il peut, serre les dents, se consacre à la jeunesse, mais il sait déjà qu’il veut rejoindre l’aumônerie militaire. En 1970, il enfile le treillis. Une certitude l’habite : pour donner tous ses fruits, son ministère exige qu’il soit au plus près des hommes qu’il côtoie et qu’il sert. « »Vous serez mes témoins », nous a dit le Christ. Et pour être Son témoin, il faut se faire serviteur », explique-t-il. D’une constitution robuste, le voici qui se livre à l’alpinisme et au ski dans des conditions extrêmes avec les chasseurs alpins, et bien sûr au parachutisme avec les parachutistes d’infanterie de marine et les légionnaires. Très vite, il s’intègre parmi ces hommes de toutes origines dont il devient le camarade, le confident, et le pasteur pour ceux qui le demandent. Par sa présence auprès des brebis qui lui sont confiées, en partageant leurs interrogations, leurs peines et leurs joies, il se fait le reflet d’une espérance chrétienne qu’il nourrit chaque jour par la lecture de l’Évangile et l’eucharistie. Un pasteur zélé. Le Père Lallemand partage aussi leurs deuils, en les accompagnant sur les terrains les plus dangereux. C’est au Zaïre, et surtout au Liban, qu’il se retrouve confronté à la violence la plus intense de son parcours. Le 19 mai 1978, il saute sur Kolwezi avec les légionnaires du 2e REP. Un spectacle atroce les attend au sol où les rebelles ont massacré les civils. Aumônier, brancardier et aide-soignant, le Padre s’emploie aussi à prendre soin des morts que laisse le régiment. Une expérience dont le souvenir ne le quittera pas. Comme ne le quittera pas non plus le souvenir d’une autre mission, menée cinq ans plus tard à Beyrouth.
« La croix du Drakkar »
Le 23 octobre 1983, au petit matin, une explosion dantesque souffle le « Drakkar », un immeuble qui abrite une compagnie de parachutistes français. Le Père Lallemand se rue sur les lieux. Il ne reste plus qu’un amas fumant de béton et de barres de fer. Muni de sa pelle, comme tous ses camarades, il se met à creuser pour libérer les hommes ensevelis, les rassurer, les consoler. La tâche est harassante et dure plusieurs jours. Les larmes coulent sur les joues du Père Lallemand : ce sont ses fils qu’il vient de perdre. Le bilan est terrible : 58 morts. « Ma croix de Beyrouth commence à peser sur mes épaules, pour le reste de ma vie. La croix du Drakkar », écrit-il, tout en demeurant habité par une citation de Péguy : « Le découragement est une insulte aux morts. »
Le général Burkhard, chef d’état-major des armées, qui a préfacé ses souvenirs, résume cet engagement par des mots qui pourraient être ceux du prophète Isaïe : « Pour tout assumer de la vie, le Padre a aussi pris sur lui la souffrance et la mort des soldats, des parachutistes et des légionnaires qu’il a accompagnés. »
L’appel du désert
Peu après la tragédie du Drakkar, le Père Lallemand se retrouve engagé au Tchad, sur ce terrain désertique propice à l’expérience de Dieu, comme la firent le Père de Foucauld ou Ernest Psichari. Sur place, il constate le grand désir de ses frères tchadiens de bénéficier de la présence d’un prêtre. Certains n’ont pas communié depuis dix ans. Germe alors en lui le désir de devenir missionnaire.
En 1986, il quitte l’uniforme et s’installe à Moussoro, dans un diocèse grand comme la France qu’il sillonne au volant de son 4×4, affrontant les coupeurs de route et les scorpions. « La Grâce est toujours là. Le Bon Dieu veille sur nous », explique-t-il sobrement à France Catholique. Sa solitude est extrême. Elle le tourne irrésistiblement vers Jésus, présent dans l’Hostie. « Le temps de l’adoration était bien au commencement et à l’accomplissement de tout apostolat. Nourri des écrits et des réflexions de saint Jean-Marie Vianney, le Curé d’Ars, le saint patron de tous les prêtres et de tant de papes, j’avais compris comment fortifier les vertus : par l’adoration du Saint-Sacrement », note-t-il dans ses souvenirs. Cette expérience missionnaire va durer dix ans, au terme desquels le Père Lallemand réintègre le diocèse aux armées et enchaîne les affectations, au service de Dieu et des soldats.
La retraite ? Un terme qui sonne particulièrement mal aux oreilles d’un militaire. Malgré le poids des ans, le Père Lallemand continue d’être un prêtre donné. Donné aux vieux légionnaires et aux blessés auprès desquels il se tient une bonne partie de l’année, dans les maisons de Puyloubier ou d’Auriol (Bouches-du-Rhône). Donné aussi aux habitants de sa chère région de Saint-Cassien, où il demeure, et d’où il part au volant de sa Kangoo pour aller dire la messe ici et là, toujours soucieux d’annoncer le Christ, en attendant, l’âme calme et droite, l’heure du grand rendez-vous avec celui qu’il aura tant servi, avec honneur et fidélité.
Padre – Mémoires d’un aumônier militaire, P. Yannick Lallemand, avec Frédéric Pons, éd. Tallandier, 2025, 297 pages, 21,90 €.