L’Église face au terrorisme intellectuel - France Catholique
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Dieu face à l'État
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L’Église face au terrorisme intellectuel

L’Église face au terrorisme intellectuel

L’Église face au terrorisme intellectuel

Dans une époque marquée par le relativisme et dans une société régie par la laïcisation des esprits, quelle place l’Église peut-elle occuper ? Dans ce premier dossier d’une série sur la laïcité qui s’échelonnera jusqu’en décembre, date anniversaire de la loi de 1905, France Catholique a rencontré Jean Sévillia, auteur des Habits neufs du terrorisme intellectuel (éd. Perrin).
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© Bruno Klein

2025 marque les 120 ans de la loi de séparation des Églises et de l’État. Dans quelle mesure la laïcité « à la française » participe-t-elle, selon vous, du terrorisme intellectuel ?

Jean Sévillia : Je ne mettrais pas les deux phénomènes tout à fait sur le même plan : le milieu intellectuel et culturel, qui voudrait imposer ce que l’on doit penser, ne détermine pas seul la place de l’Église dans la société française depuis 1905. Cela dit, il y a bien un lien avec la tendance à minimiser, voire oblitérer, ce qu’a été la place du christianisme dans la France d’autrefois. La loi de 1905 a contribué à la sécularisation de la société française, accentuant un processus déjà commencé en 1881-1882 avec les lois Ferry sur la séparation de l’Église et de l’école. Ce fut un vecteur considérable du recul du christianisme en France. Et cet état d’esprit perdure aujourd’hui. Voyez les tentatives de « laïcisation » de Notre-Dame de Paris depuis l’incendie. Au lendemain du drame, le ministre de l’Intérieur et des Cultes de l’époque avait même déclaré : « Notre-Dame de Paris n’est pas une cathédrale, c’est notre commun » (sic) ! Tout cela participe d’une réécriture du passé qui repousse toujours plus la religion catholique dans le domaine privé, au nom de la « laïcité » dont il n’existe, d’ailleurs, pas de définition objective selon la République…

… ce qui autorise toutes les interprétations, y compris les plus militantes.

Pour certains, toute expression du fait religieux dans l’espace public devient une atteinte à la laïcité – ce qui n’est pas dans la loi de 1905. Le laïcisme propose une contre-religion, dont la morale est une morale chrétienne inversée. Car elle promeut une vision indifférenciée de l’homme, libre de toute attache. En ce sens, il est une forme de terrorisme intellectuel car il impose une nouvelle morale, une nouvelle vision du lien social et, in fine, une nouvelle anthropologie avec la question du gender. Cette morale se veut « inclusive », multiraciale, a-nationale. Il n’y aurait aucune différence entre un Européen, un Américain ou un Africain… Ce sont évidemment les mêmes au regard de Dieu, nous le savons bien en tant que chrétiens. Il n’empêche que chacun est porteur d’une identité historique qui lui est liée. L’Église a d’ailleurs toujours reconnu la place des nations et des civilisations.

À quand remonte cette volonté d’imposer une nouvelle anthropologie ?

La matrice a été la Révolution française, avec sa volonté de créer un « homme nouveau ». Pour cela, il fallait couper quelques têtes pour éliminer ceux qui étaient rétifs à cette nouvelle vision du monde. Cet homme nouveau sera un marqueur de tous les régimes totalitaires ultérieurs, le nazisme bien sûr, mais aussi le communisme. Délivré de toutes les croyances du passé, délié de ses attachements filiaux, provinciaux et religieux, il devient son propre maître, son propre démiurge… Cette vision se heurte frontalement avec la vision catholique : cet homme « sans gravité » n’a rien à voir avec « l’homme nouveau » dont parle saint Paul (lire encadré). Les catholiques, qui ne communient pas à ces nouveaux dogmes, sont en conséquence suspects. Du moins doivent-ils donner des gages. Combien d’hommes politiques osent publiquement assumer d’être catholiques, pratiquants de surcroît ?

Dans quelle mesure le communisme a-t-il influencé les intellectuels et la société, après-guerre ?

Le communisme et le marxisme sont restés la dominante culturelle dans le milieu intellectuel jusqu’au milieu des années 1970. D’abord dans une version stalinienne, puis tiers-mondiste avec le culte de Fidel Castro à Cuba, de Mao en Chine, d’Hô Chi Minh au Vietnam, etc. Le paradigme intellectuel change avec Mai 68. Au temps des masses succède l’ère de l’individu – pas plus enraciné, et peut-être moins encore, que le « prolétaire ». L’un et l’autre n’ont rien de commun avec la personne, telle que le christianisme la conçoit : créée à l’image de Dieu. Ils en sont même, chacun à sa façon, l’antithèse. Avant Mai 68, on pensait que l’individu devait quelque chose à la société. Désormais, on pense que la société doit quelque chose à l’individu.

Cet individualisme trouve sa traduction politique et sociale avec le « droit-de-l’hommisme » qui devient la pensée dominante à partir des années 1980-1990, et dont l’incidence politique la plus grande a porté sur la question migratoire : dans cette logique individualiste, n’importe qui a le droit de venir s’installer en Europe en conservant son mode de vie. Enfin, le dernier avatar est le « wokisme », qui achève la mutation de l’universalisme de gauche en un communautarisme où le droit des minorités est absolutisé, faisant courir un grand danger à la cohésion de la communauté nationale.

Comment est-on passé d’une logique des masses à une logique de l’individu ?

Les « gauchistes » de Mai 68 restent les enfants de leur époque, celle de la société de consommation, de la pilule, de la liberté sexuelle, de l’élévation du niveau de vie, des loisirs… « Sea, sex and sun » ! L’idée de collectif, qui prévalait avec la guerre, a disparu avec la paix. Cette volonté de jouissance sans entraves est un basculement et même une forme de subversion : le culte du « moi je » accélère la désagrégation de la société. Dieu est mort.

L’Église semble ne pas avoir su résister…

Parce qu’elle était alors en crise. La volonté de « mise à jour », liée au concile Vatican II, entre 1962 et 1965, fait que l’Église n’avait plus tous ses repères. Les textes magistériels du concile Vatican II restent traditionnels dans leur écrasante majorité, mais l’interprétation qui en est faite dans le « para-Concile » ne l’est pas du tout et a entraîné l’Église dans un mouvement qu’elle n’a pas su arrêter. D’autant que, complexée, elle voulait courir après cette jeunesse individualiste.

Quel regard l’intelligentsia « droit-de-l’hommiste » portait-elle sur l’Église et la foi catholique ?

La religion catholique était avant tout une vieillerie qui ne l’intéressait pas, d’autant que beaucoup de meneurs du « gauchisme » étaient nés dans des familles juives déjudaïsées, sans contact avec la religion de leurs pères et avec une faible culture chrétienne… Il y a certes eu une certaine sympathie de la gauche antitotalitaire à l’égard de Jean-Paul II en raison de son combat contre le soviétisme, mais un tournant s’est opéré à la fin des années 1980. D’abord, le discours moral du pape sur les questions de contraception et de chasteté ne passait pas, alors que le sida frappait le milieu intellectuel. Il faut aussi signaler la publication, en 1993, de l’encyclique Veritatis splendor, qui affirme que la vérité est objective. Ce texte ne passe pas du tout à gauche.

Le message de l’Église catholique est-il un moyen de résister au terrorisme intellectuel ?

Oui, par cette notion de vérité, la « splendeur de la vérité » pour reprendre le titre de l’encyclique de Jean-Paul II. Il existe bel et bien une vérité en histoire, en morale, en philosophie, en théologie, etc. C’est pour cela qu’il existe un anticléricalisme fondamental : dans notre monde totalement voué au relativisme, au subjectivisme, l’Église reste la seule institution qui défend l’idée qu’il y a une objectivité de la vérité et qu’il y a un plan de Dieu dans l’histoire. Souvenez-vous du « procès » intenté à Benoît XVI après la conférence qu’il prononça à Ratisbonne en 2006. On n’en a retenu que son allusion à l’islam, mais il y développait surtout une critique de la modernité qui fait table rase du passé, en reniant tout à la fois son héritage grec et chrétien, la philosophie et la théologie dont l’alliance féconde a donné naissance à la civilisation chrétienne. Cette force est tout à fait considérable, contre laquelle ils buteront toujours ! Quand bien même il y aurait un pape fluctuant, l’Église, vieille institution, le verra remplacé par un autre pape plus tard…

Enfin, dans un monde du désespoir, fracturé par la guerre et la violence, je ne vois pas d’autre institution qui fonde son discours sur l’amour. Le christianisme ouvre une fenêtre d’espoir, de douceur. D’où la nécessité qu’elle retrouve ses marques complètement intellectuelles et qu’elle se purifie de ses défauts. L’histoire des scandales des prêtres a fait un mal considérable. Quoi qu’il en soit, cela doit passer principalement par un travail de formation, qui se constate dans certaines familles, notamment parmi les générations Jean-Paul II et Benoît XVI.

Que peut-on attendre de nos pasteurs ?

Qu’ils soient des pasteurs, justement ! C’est-à-dire qu’ils osent tenir le bâton comme le pasteur qui a exercé l’autorité. Nous sommes dans une société qui craint l’autorité. À l’intérieur de l’Église, sans faire de cléricalisme, il faut remettre le prêtre à sa juste place. Dans combien de paroisses un concile de laïcs décide-t-il à la place du prêtre ? Réhabiliter le prêtre et le sacerdoce me paraît essentiel. Il n’y a pas d’Église sans prêtre. C’était un des grands mythes des années 1970, mais c’est faux. Jésus-Christ étant le premier prêtre, les prêtres lui sont configurés, même pécheurs. Donc ils ont une fonction qui leur est propre et qu’ils doivent exercer. Mais pour être crédibles, cela suppose qu’ils ne déchoient pas eux-mêmes. 

Les habits neufs du terrorisme intellectuel, Jean Sévillia, éd. Perrin, janvier 2025, 416 pages, 26 €.

Saint Paul et « l’homme nouveau»
L’homme « nouveau » que les totalitarismes voudraient modeler n’a que faire de Dieu. Au contraire, l’homme nouveau qu’évoque la Bible est tout entier tourné vers Lui. Celui qui ne se convertit pas périra (Luc 13, 3). Dans les eaux baptismales, « nous avons été mis au tombeau avec Lui, pour que nous menions une vie nouvelle », précise saint Paul (Romains 6, 2). Pourtant, le vieil homme qui est en nous continue à vivre dans l’esclavage du péché (Rm 6, 6). L’authentique converti, « l’homme nouveau », est celui qui ne vit plus selon ses convoitises mais selon Dieu (Éphésiens 2, 22-24). La conversion se fait donc par une lutte haletante, une mort à soi sans compromis : « Il vaut mieux entrer borgne dans le royaume que d’aller à la géhenne avec ses deux yeux » (Marc 9, 47). C’est l’affaire de toute une vie, jusqu’au dernier souffle. Une fois que « l’homme ancien qui est en nous a été fixé à la croix » (Romains 6, 6), l’homme nouveau naît. Sarment fragile fixé sur la vigne du Seigneur, il vit de la Vie même de Dieu et il peut dire sans mentir : « Pour moi, vivre, c’est le Christ » (Philippiens 1, 21). François Mennesson