Sur l’esprit de nos contemporains, vous écrivez que, contrairement aux autres époques, « la bombe n’est pas dans la rue, elle est dans la tête ». Que voulez-vous dire ?
Chantal Delsol : Il suffit de voir le nombre d’apocalypses qu’on nous annonce depuis l’après-guerre, et qui sont toutes différentes – l’apocalypse nucléaire, la terre trop pleine, puis trop vide, la glaciation, puis le réchauffement… – pour comprendre qu’il y a une dépression psychique. Je crois que les Occidentaux, et surtout les Européens, ont le sentiment d’avoir perdu « leur » monde. Et ce n’est pas faux. Leur monde était de nature impériale, c’est-à-dire universelle. Or l’empire est perdu. Ils se demandent alors comment sauver un monde dont l’essence même est mise en cause. Mieux vaut plutôt mourir ? C’est pourquoi on attend une apocalypse, différente selon les problèmes réels qui se posent.
Selon vous, nous assistons, dans nos sociétés occidentales, au triomphe des passions au détriment de la raison et de la vérité scientifique. Pour quelles raisons ?
L’idée de vérité était nouvelle quand elle a été inventée par les Grecs – Parménide, Platon – et par les judéo-chrétiens pour remplacer les mythes. Ces derniers relèvent du particulier – chaque ville grecque avait son dieu, par exemple – tandis que les vérités sont universelles : le Dieu des chrétiens est le même pour tous les humains, la vérité scientifique vaut sous toutes les latitudes. À partir du moment où l’on récuse l’universel, on revient tout naturellement aux récits particuliers, jusque dans l’intime de nos vies. La dictature des sentiments et de l’ego est en plein essor. Très logiquement, les grands principes fondés sur les droits de l’homme sont supplantés par les revendications communautaires et l’esprit scientifique par le règne des croyances.
Quand commence la post-modernité et qu’est-ce qui la caractérise ? Vous écrivez que l’espérance en l’au-delà a été remplacée par l’attente de sociétés parfaites où le bien, c’est l’égalité, et le mal la domination…
La modernité a espéré des sociétés parfaites, et c’est cette déception qui l’a pulvérisée. Ce qu’on appelle la post-modernité est la suite et, par certains côtés, le renversement de la modernité. Elle advient après la Seconde Guerre mondiale, dans le choc titanesque causé dans nos esprits par la Shoah, la bombe nucléaire, les millions de morts des deux guerres, la fin de l’utopie communiste. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les Occidentaux tétanisés cessent de croire au progrès – même s’il existe encore un courant moderne qui donne la démocratie pour « fin de l’histoire ». Mais la forme de leur pensée reste celle de la modernité : ils poursuivent l’égalité et traquent la domination au jour le jour. Pour le courant woke, la guerre est omniprésente car il y a toujours une domination à combattre.
Selon vous, dans le champ politique, ce n’est plus l’élection qui fait la démocratie mais l’obéissance aux exigences de minorités. Le bien commun et la soif de vérité ont disparu. Quel monde nous attend ?
Je crois que le wokisme est en train de s’effondrer tout seul… mais l’y aider n’est pas du luxe parce qu’en attendant, il fait beaucoup de dégâts ! Nous ne cherchons plus la vérité à laquelle nous ne croyons plus guère, mais un bien commun est en train de se reconstituer, pour l’instant avec des bouts de ficelles arrachées aux anciennes croyances. On ne sait pas ce que cela donnera puisque nous sommes en pleine recomposition, mais une société ne peut pas vivre sans morale ni sans politique – bien particulier et bien commun. La reconstitution de la morale avec le « care », une attention plus soutenue à l’autre, n’est pas sans grandeur.
Quel rôle les chrétiens peuvent-ils encore jouer, eux qui sont porteurs d’un collectif qui manque tant aujourd’hui ?
Quand ils parviendront à vivre pleinement dans un statut de minoritaires – ne plus pouvoir asséner les vérités, ne plus gouverner les mœurs mais montrer ses convictions uniquement par l’exemple – ils pourront devenir une petite élite importante qui jouera son rôle dans une société adverse.
Votre constat est implacable mais sombre. Avez-vous tout de même des raisons d’espérer ?
Nous sommes dans une période transitoire et c’est pourquoi tout est sens dessus dessous. Mais la réorganisation se fait, sans qu’encore on puisse savoir quels courants vont l’emporter. À vrai dire, je ne vois rien de si noir dans les constats que je dresse. On change d’époque : et alors ? Croyez-vous que ce fut mieux avant ? Je ne le crois pas du tout ! La situation générale du monde est bouleversée parce que la fin de l’empire culturel occidental fait ressortir les particularités et engendre des guerres. C’est la loi de l’histoire. Souvenez-vous de ce que disait Léon Bloy en un sombre temps : « J’attends les cosaques, et le Saint-Esprit. »
Insurrection des particularités, Chantal Delsol,
éd. Cerf, janvier 2025, 320 pages, 21,90 €.