Le virtuel est-il diabolique ? - France Catholique
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« Ô Marie conçue sans péché »
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Le virtuel est-il diabolique ?

Loin de nous rassembler, les écrans nous coupent de notre environnement immédiat et nous aliènent. Et finissent par nous déposséder de notre humanité.
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© Julien Tromeur / unsplash

Depuis près de cinquante ans, la vie psychique des humains subit un processus de virtualisation accélérée. Il y eut d’abord la télévision, qui déstructura la sociabilité vespérale des familles. Au lieu de parler, de jouer, de bricoler, de rêver, de dormir, on s’aligne en rang d’oignons devant le canon à électrons. On part se coucher la tête vide, se demandant le lendemain ce que l’on a bien pu faire de sa soirée… Puis ce furent les jeux électroniques qui fournirent aux adolescents, quand ils n’étaient pas affalés devant la télévision, toutes sortes d’aventures sans avoir à mettre le nez dehors. Pas une égratignure, pas un effort musculaire, pas une rencontre, pas un mot.

Une addiction puissante

Mais tout cela n’était rien à côté du « smart phone » – « le téléphone intelligent » – qui a reconfiguré encore plus profondément notre existence. Dans le train, à la plage, au restaurant, dans les salles d’attente, au bureau, aux toilettes, dans les musées, les bus, jusque dans les chambres à coucher… une part effrayante de la vie mentale des humains se perd dans la lumière bleue du réseau. Pourquoi ?

D’abord, parce que le tropisme instinctif des mammifères vers ce qui est lumineux et en mouvement nous y porte. Ensuite, parce que le flux continuel des nouveautés, des notifications et des messages active des mécanismes hormonaux de satisfaction, qui créent une addiction puissante : à peine le téléphone rangé dans la poche, on le ressort, puis on recommence pour tout et n’importe quoi. Enfin, parce que notre vie sociale elle-même s’organise de plus en plus à travers ce dispositif réticulaire. Il n’est plus possible de payer son stationnement, d’acheter un billet de train, de réserver une chambre d’hôtel, de lire un menu au restaurant sans recourir aux services des « applications ».

On trouvera toujours de bonnes âmes pour expliquer que le numérique, comme tous les outils, est neutre en lui-même et qu’il est capable du pire comme du meilleur. Tout dépendrait de l’usage que nous en faisons. Grave erreur déguisée en sagesse. Car c’est négliger la puissance propre de ce dispositif, qui n’est pas un outil en notre pouvoir, mais une machine qui nous plie à ses propres exigences. Un enfant ne se sert pas de la télévision, c’est la télévision qui se sert de lui – et plus précisément les grandes compagnies qui ont acheté son « temps de cerveau disponible » pour vendre de la publicité. Les adultes eux-mêmes se servent moins de leur smartphone que celui-ci ne se sert d’eux, au profit des « GAFAM ». Les prothèses digitales dont nous sommes entourés ne doivent donc pas être comparées à des instruments – comme les couteaux ou les pistolets – mais à des drogues, c’est-à-dire à des puissances aliénantes. Certains, sans doute, par les vertus de force et de tempérance, peuvent résister à l’ensorcellement numérique, mais il est trop clair que la majorité ne le peut. Il faut donc tenter de l’en protéger. Car – je serai brutal – le règne du virtuel a quelque chose de proprement diabolique.

Non pas seulement parce qu’il répand le spectacle du vice, de la laideur et de la bêtise : 35 % des vidéos sur Internet relèvent de la pornographie. Mais aussi, et plus radicalement, parce qu’il accomplit, conformément à l’étymologie du mot « diable », une œuvre de séparation généralisée.

« Homo numericus »

D’abord, la séparation entre les hommes et le monde. Par le recours constant à l’interface numérique, notre esprit perd le contact avec l’expérience véritable des choses et finit par flotter dans un univers à la fois pauvre et abstrait, réduit à la vision bidimensionnelle et à la manipulation de claviers. Il se désincarne. Ses pouvoirs et ses compétences corporels s’atrophient. L’homo numericus ne voit plus ce qu’il voit, préférant voir – et croire – ce que l’écran lui montre. Il s’absente de son environnement immédiat, sans cesse requis par les sollicitations d’un ailleurs permanent. Il n’est plus jamais là où il est. Et quand il veut faire 300 mètres dans une ville inconnue, incapable de se repérer dans l’espace, il doit recourir aux services d’un réseau de satellites géostationnaires. La Création, dans sa profondeur et sa beauté, devient invisible, cachée par le flux des pixels.

Des spectres au visage bleuté

Ensuite, séparation des hommes entre eux. Homo numericus, absorbé par la matrice digitale, n’a plus qu’une présence diffuse auprès de ses congénères. Occupé qu’il est par ses « amis » numériques et par la vie fantomatique qu’il mène au sein de la sphère virtuelle, il ne remarque pas la personne âgée qui se fatigue près de lui dans le bus ; il n’écoute pas ses enfants lui parler, regarde à peine sa femme au restaurant. L’humanité ressemble à une armée silencieuse de spectres au visage bleuté. Ainsi les réseaux détruisent les fondements mêmes de toute sociabilité proprement humaine.

Les écrans à haute dose réduisent les capacités d’attention et de concentration, diminuent drastiquement les moyens d’expression et de description, laminent la syntaxe et le vocabulaire, restreignent le champ d’expérience, amenuisent et superficialisent les relations avec les autres, appauvrissent l’imaginaire, fragilisent l’affectivité des adolescents en réduisant leur empathie. Notez bien que la dispersion, l’immédiateté, le turn-over, le primat de l’image et du mouvement sont les causes fondamentales du péril. Le contenu ne vient qu’en second.

Enfin, séparation des hommes avec eux-mêmes : il est bien évident qu’une âme soumise en continu au rythme des stimuli numériques finit par être littéralement pulvérisée. Faites l’expérience : « scrollez » sur TikTok – une application chinoise – pendant deux heures. Vous finirez hagard, vide, hébété, incapable de vous dire à vous-même ce que vous venez de faire, et pour une raison simple : ce n’est pas vous qui pensiez, c’était la machine qui remplissait votre âme, c’est l’industrie du divertissement absolu qui avait pris le contrôle de votre temporalité intérieure. Vous n’étiez plus votre maître, vous n’étiez plus le sujet de votre vie. C’est l’Autre qui campait chez vous. Vous étiez aliéné. Heureux celui qui peut encore se révolter, jeter au loin l’appareil et crier Vade retro, Satana !