La mairie de Lviv en Ukraine va apposer, en ce mois de novembre 2017, deux plaques commémoratives en l’honneur l’une de Raphaël Lemkin, l’autre de Hersch Lauterpacht.
Lviv fut Lemberg pour l’empire d’Autriche-Hongrie, Lvov pour la Russie, Lwov pour la Pologne… Dans les années d’entre-deux-guerres, polonaise, elle comptait une importante minorité juive qui fut massacrée par les nazis sous le gouvernorat de Hans Frank condamné à la pendaison au procès de Nuremberg. Deux fils de ces familles juives ultérieurement décimées y avaient appris le droit avant de partir faire carrière dans les universités américaines. La coïncidence a été révélée par un troisième juriste international franco-britannique qui a découvert que son grand-père – parisien – était également juif et originaire de Lviv ! Couronné « meilleur livre de l’année » par l’Académie britannique (British Book Awards) en 2017, Retour à Lemberg, de Philippe Sands vient de paraître en français (Albin Michel).
Outre le récit entremêlé de ces quatre destinées (le nazi Frank était également le juriste de Hitler), méticuleusement reconstitué avec des documents d’époque, l’ouvrage est un questionnement laissé volontairement sans réponse des mérites respectifs des deux concepts développés par ces deux fameux juristes américains en la même année 1944, celui de crimes contre l’humanité (Lauterpacht) et celui de crime de génocide (Lemkin).
L’essentiel de la confrontation a eu lieu au procès de Nuremberg. Les dignitaires nazis – dont Frank – n’ont pas été déclarés coupables de génocide mais de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Certains, les plus hauts placés, du crime supplémentaire d’agression. Lemkin a qualifié ce jugement de « jour le plus noir de sa vie ». Pourquoi ? Parce que n’était pas reconnu comme un crime le fait d’avoir voulu faire disparaître un ou plusieurs « groupes » et non seulement de simples « civils », individus anonymes. Lemkin s’était rendu célèbre par une étude détaillée de tous les règlements allemands en terre occupée. On lui faisait donc grief d’axer sa critique sur les modes de pensée nazis ne reconnaissant que des races ou des groupes et non des individus. Les arrêts de Nuremberg n’ont donc pas consacré le génocide du peuple juif, ni celui du peuple tzigane, ni aucun autre.
Lemkin eut cependant gain de cause le 9 décembre 1948 quand l’assemblée générale des Nations unies adopta la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Il fallut néanmoins attendre 1998 pour qu’une Cour internationale condamnât le premier responsable pour crime de génocide (Rwanda) et 2007 pour que le soit un État (la Serbie pour Srebrenica).
Philippe Sands montre les avantages et les inconvénients de chaque formule, laissant entendre qu’elles forment un ensemble dialectique désormais inséparable entre l’individu et le groupe. Dans une postface pour l’édition française, il ne cache pas son inquiétude devant la montée des « populismes » qui pourrait plaider en faveur de la mise en avant du crime de génocide. Il remarque toutefois que celui-ci tend à solidariser les individus autour du groupe accusé et donc de « susciter les situations mêmes qu’il cherchait à corriger ».
Les Américains et les Anglais à Nuremberg étaient réticents à faire entrer cette nouvelle catégorie dans le droit international car, selon l’auteur, ils avaient en tête leurs propres méthodes à l’encontre, par exemple, des Indiens ou des Noirs. Sands remonte même, dans sa réflexion, au protestantisme qui privilégie l’individu contre le groupe favorisé par le catholicisme. Tout cela constitue d’utiles pistes de réflexion pour un ordre juridique international qui prétend faire mieux respecter le droit qu’aux époques passées.