Si l’on dressait la liste des préjugés les plus communs sur le christianisme, l’idée selon laquelle il serait l’ennemi du plaisir en général et de la sexualité en particulier serait en bonne place. Le christianisme serait un contempteur du corps, méprisant le plaisir comme toujours entaché de péché. Quant aux prêtres, ils entretiendraient une hostilité sourde au plaisir sexuel, vaguement toléré comme un encouragement à propager l’espèce. À vrai dire, on trouve à foison des citations de Pères de l’Église très sévères sur la sexualité et les détracteurs du christianisme ont beau jeu d’aller piocher des paroles choquantes chez tel ou tel. Mais alors, quelle est l’attitude chrétienne face au plaisir ?
L’attrait du plaisir est un bien…
Commençons par l’évidence, qu’il faut dire et redire : la Création provient de la volonté bonne et aimante de Dieu. Quoique bouleversée par le péché, elle est fondamentalement bonne. Le christianisme est la religion de l’Incarnation et son divin fondateur a commencé sa vie publique en changeant l’eau en un excellent vin – dans de telles proportions que les esprits chagrins et calculateurs, comme Judas ou des pharisiens, y ont vu un gâchis. Le Christ était même accusé par ses ennemis d’être « un glouton et un ivrogne » (Mt 11, 19) ! Saint Paul fustige pour sa part les « menteurs dont la conscience est marquée au fer rouge […]. Ces derniers empêchent les gens de se marier, ils disent de s’abstenir d’aliments, créés pourtant par Dieu pour être consommés dans l’action de grâce par ceux qui sont croyants et connaissent pleinement la vérité ». Car, précise l’Apôtre, « tout ce que Dieu a créé est bon, et rien n’est à rejeter si on le prend dans l’action de grâce car, alors, cela est sanctifié par la parole de Dieu et la prière » (1 Tm 4, 2-5).
Le grand ennemi de la vision chrétienne du plaisir est l’idée toujours renaissante que la Création est mauvaise, que le corps est impur, que le plaisir est impur. Influencés par le courant manichéen, qui oppose la matière (mauvaise) et le monde spirituel (bon), certains chrétiens ont vu la sexualité comme toujours entachée d’une souillure fondamentale, comme une sorte de péché permis par le mariage. En réalité, rien n’est plus contraire à la doctrine chrétienne pour laquelle « tout est pur pour les purs ; mais pour ceux qui sont souillés et qui refusent de croire, rien n’est pur » (Tt 1, 15).
… mais il peut être dangereux
Le christianisme n’est pas pour autant un hédonisme. Le but de l’existence n’est pas le plaisir mais l’union amoureuse à Dieu, infiniment réjouissante. Depuis le péché originel, l’attrait du plaisir peut détourner de Dieu. Si l’on trouve des jugements très durs sur le plaisir ou le corps chez plusieurs saints, c’est qu’ils savaient que le plaisir non maîtrisé peut être le plus redoutable des tyrans ; que les désirs désordonnés constituent une force de dissolution de la personnalité ; que la luxure entrave puissamment l’usage normal de la raison. L’attitude chrétienne face au plaisir est la tempérance et la chasteté. C’est-à-dire une vie dans laquelle les désirs ne contrôlent pas notre existence, mais s’intègrent harmonieusement à notre personnalité, elle-même ordonnée à Dieu. Car un plaisir est bon s’il est conforme à la raison, c’est-à-dire à l’ordre bon voulu par Dieu, s’il ramène notre vie à Dieu. Pour le dire clairement, l’Église, dans sa sagesse, se méfie de l’inclination au plaisir, car notre cœur est blessé et en devient très facilement captif. L’Église n’est pas l’ennemie du plaisir, mais du péché et de l’esclavage spirituel, occasionnés par l’attrait du plaisir.
Signes de contradiction
Il n’aura échappé à personne que la modernité a un rapport déséquilibré à la sexualité. Les libertins qui nous dirigent font preuve d’une inventivité exceptionnelle dans la débauche et proposent généreusement de faire profiter nos enfants de leurs découvertes. Il ne faut pas s’en étonner. Saint Thomas écrit en effet qu’aucun homme ne peut vivre sans délectation, et qu’ainsi ceux qui n’ont pas de jouissance spirituelle se rabattent sur les plaisirs charnels. Cela est sans doute également vrai des sociétés. Coupée de Dieu, notre société cherche frénétiquement les plaisirs, ce qui renforce sa cécité spirituelle.
On peut espérer que nos contemporains finissent par ressentir le vide existentiel du fils prodigue et se lassent de se repaître de nourritures inconsistantes. En attendant, le chrétien sera toujours en décalage avec ce monde. De la même manière que, dans une beuverie, celui qui a un usage raisonnable de la boisson passe pour un trouble-fête. Sa seule présence, son seul regard sonnent comme une condamnation, comme un rappel désagréable de la conscience morale. « Il est un reproche vivant pour nos pensées, sa vue seule nous est à charge » (Sg 2, 14), s’écrie l’impie à propos du juste. Dans la déliquescence générale, le message clair de l’Église détonne, dérange profondément. Les chrétiens sont signes de contradiction. Et il n’est pas étonnant que les médias se délectent dès qu’un prêtre fait scandale, reprenant sans discernement les chiffres les plus extravagants sur les abus commis dans l’Église. Il serait naïf de croire qu’ils sont mus par le seul amour du vrai. Intervient sans doute le désir de prouver que l’Église n’a pas de leçon à donner.
Et pourtant, afin de révéler aux hommes le vrai sens de leur existence, l’Église doit tenir ferme son enseignement, ni rigoriste, ni laxiste, mais simplement, surnaturellement humain. Au risque de déplaire.