La figure de saint Joseph a-t-elle inspiré les Pères de l’Église pour élaborer les premiers textes chrétiens sur le travail ?
Jean-Marie Salamito : La réflexion des Pères sur le travail s’est nourrie de tout le Nouveau Testament, en se rappelant que Jésus avait lui-même été charpentier (Mc 6, 3) et que Paul avait été fabricant de tentes (Ac 18, 3). Les Pères n’ont pas dit grand-chose sur Joseph comme artisan : ils ne disposaient que d’une seule mention du métier de celui-ci – lorsqu’au sujet de Jésus, on dit : « N’est-il pas le fils du charpentier ? » (Mt 13, 55) – sans aucune précision sur la manière dont Joseph vivait son expérience de travailleur manuel. C’est Joseph comme époux de Marie qui les a intéressés, et qui a intéressé toute la tradition chrétienne pendant près de deux millénaires. Saint Joseph n’est devenu le patron des charpentiers qu’en 1870. La fête de saint Joseph Artisan a été instaurée par Pie XII en 1955. À l’échelle des deux millénaires de l’Église, ce sont là des dates très récentes.
Quelle image le travail avait-il dans la société gréco-romaine, où a surgi le christianisme ?
Le travail de la terre exercé dans les premiers siècles par les élites sociales est valorisé car en possédant des terres, on réalise un idéal d’autarcie : se suffire à soi-même, ne rien demander à personne. En revanche, celui qui est obligé de demander son salaire au propriétaire de la terre sur laquelle il travaille est perçu comme se trouvant dans une position humiliante. Pour Cicéron, c’est même une forme d’esclavage !
Justement, comment l’Église s’est-elle positionnée face à l’esclavage ?
Le point que vous soulevez est crucial. Le problème principal est qu’il n’y a, ni dans l’Ancien testament, ni dans le Nouveau testament, une condamnation explicite de l’esclavage. C’est ce qui a amené saint Paul à promouvoir de « bons rapports » entre maître et esclave. Ce n’était qu’une première étape. À partir du IVe siècle, avec des Pères de l’Église comme saint Grégoire de Nysse, saint Augustin ou encore saint Basile de Césarée, l’Église a opposé un refus de toute légitimation de l’esclavage. Encore fallait-il que cette condamnation trouve une économie qui accepte de se transformer ! Raison pour laquelle l’esclavage a perduré, malgré l’opposition de l’Église.
Que vient changer le christianisme ?
Le christianisme est venu réhabiliter le travail honnêtement fait, même pour autrui – après tout, le Christ et saint Paul dont nous avons parlé travaillaient pour les autres ! – en s’appuyant sur une idée fondamentale : quelle que soit sa condition, l’être humain dépend de Dieu dont il attend sa récompense éternelle. Cela est dit d’une manière lumineuse par saint Ambroise de Milan à la fin du IVe siècle. À ses lecteurs, qui doivent être des riches et des propriétaires terriens, il demande de ne pas mépriser le journalier agricole qui travaille sur leur terre parce qu’eux-mêmes sont des journaliers du Christ, c’est-à-dire des salariés du Christ. Et si leur employé attend d’eux un salaire, ces propriétaires attendent du Christ leur salaire éternel.
N’était-ce qu’un discours moral, ou déjà une analyse des ressorts de l’économie ?
Contrairement à ce que certains croient, on trouve chez les Pères de l’Église au moins autant d’analyses économiques que chez leurs contemporains païens. Les Pères de l’Église ont été capables d’analyser des comportements et de distinguer les apparences et la réalité. Voyez saint Ambroise de Milan : il a démontré, à son époque, que de grands propriétaires terriens étaient capables de stocker leurs récoltes de céréales, de faire croire à une crise de production et ainsi de spéculer sur les prix de leurs récoltes. Autrement dit, saint Ambroise, dans les années 380, opère ce que Raymond Aron appelait une « critique idéologique » : la critique du discours d’apparence qui cache des comportements économiques répréhensibles.
D’où provient le réalisme des Pères de l’Église ? De leur foi ? De leur personnalité ?
Quand l’on voit des acteurs de l’histoire comme saint Ambroise donc, mais aussi saint Augustin ou encore saint Grégoire le Grand, on ne peut que constater que ces évêques-là – Grégoire était pape, donc évêque de Rome – avaient une liberté de parole et d’action qu’ils tiraient de leur foi. Le christianisme permet un recul à l’égard de toutes les réalités par un regard vers l’éternité qui fait qu’on n’est pas dupe de ce monde. Cela n’empêche pas de nos jours, notamment dans des milieux d’affaires, de se moquer de tout ce que l’on appelle doctrine sociale de l’Église, en la présentant comme un discours purement moralisant, sans prise sur la réalité économique. C’est ne rien connaître à l’histoire de l’Église, profondément ancrée dans le réel : nos institutions hospitalières, par exemple, sont des créations chrétiennes ! Le réalisme catholique, qui explique qu’il faut un minimum de régulation, peut être adopté par tout le monde. Même la tradition de la pensée libérale ne suppose pas qu’on abandonne toute régulation de l’économie. De l’encyclique Rerum novarum signée par Léon XIII en 1891, s’attachant à la condition ouvrière, puis dans ses actualisations successives comme Centesimus annus de saint Jean-Paul II, cet enseignement social est une richesse à redécouvrir.
À droite, cet enseignement peut être perçu comme trop à gauche et à gauche, comme trop à droite…
Il y a tout à la fois une très forte contradiction entre les idées marxistes de la lutte des classes et la tradition chrétienne, tout comme il y a une contradiction similaire entre la tradition chrétienne et l’ultralibéralisme d’un certain nombre d’agents de l’économie qui croient pouvoir se passer de toute régulation ! On pourrait résumer le discours social et économique de Rome en disant que l’Église a son chemin propre, qui laisse beaucoup de place à la générosité individuelle et collective, au secours à autrui, mais qui ne joue pas sur la contrainte.
Notre époque voudrait moins travailler, certains fixant même pour objectif la fin du travail. Quel regard l’Église porte-t-elle sur l’équilibre entre travail et loisir ?
La différence entre travail et loisir est présente dans la tradition biblique avec le shabbat et, plus spécifiquement chez les chrétiens, avec le dimanche chômé. Derrière cela, il y a l’idée d’une nécessité d’avoir du temps libre pour soi et pour la vie spirituelle. Les années 1960-1970 nous avaient déjà fait le coup en expliquant que nous allions vers la société du loisir. Mais l’enjeu n’est pas de travailler le moins possible, mais de répartir le travail le plus équitablement possible. Dans ce contexte, le christianisme est un formidable garde-fou. Avec la sanctification du dimanche, la foi catholique apporte une limite à la pression de l’économie sur les personnes.