Le 24 décembre 1800 : depuis que Bonaparte a pris le pouvoir, la persécution religieuse n’est plus à l’ordre du jour et les Parisiens se souviennent que c’est Noël. Certains vont même réveillonner, à défaut d’aller à la messe de Minuit puisque la liberté du culte n’est pas encore rétablie. Des retardataires se pressent dans les boutiques d’alimentation. Il y a du monde chez l’épicier de la rue Saint-Nicaise, proche du Louvre.
Aux Tuileries, le Premier consul est de mauvaise humeur. Pour faire plaisir à sa femme, il a accepté de l’accompagner à l’Opéra alors qu’il déteste cela. Il cherche un prétexte pour annuler mais Joséphine insiste et Bonaparte retourne son agacement contre elle, critiquant son châle. Elle décide d’en changer, ce qui les met en retard mais va leur sauver la vie.
Au coin de la rue Saint-Nicaise se tient un homme de 30 ans : Joseph Picot de Limoëlan, officier chouan de Bretagne dont le père a péri sur l’échafaud en juin 1793. Après six ans d’exil et une participation aux combats de l’Émigration, Joseph est rentré en France en 1797. Il n’a pu se faire radier de la liste des émigrés et s’est engagé dans la troisième chouannerie de l’automne 1799, qui a volé de succès en succès avant que le 18 Brumaire n’anéantisse ses plans.
Machine infernale
Comme beaucoup, Limoëlan croit que la disparition de Bonaparte rendrait possible la restauration de Louis XVIII. Si certains, tel Cadoudal, veulent enlever le chef de l’État pour le livrer aux Anglais, d’autres jugent plus efficace de le supprimer. En faisant sauter une « machine infernale », au passage de son carrosse. L’attentat est pour le soir même. Cachée dans une carriole, la bombe sautera quand le Premier consul sera à sa hauteur, rue Saint-Nicaise. Limoëlan est chargé de donner le signal. Il ne peut prévoir que la scène de ménage des Bonaparte poussera le Consul à partir seul, ce qui désorganise le service de sécurité. Hésitant à reconnaître la voiture officielle, Limoëlan donne le signal un peu trop tard, de sorte que la voiture piégée explose quelques secondes après le passage du chef de l’État, qui sort indemne de l’attentat. Habilement exploité par la propagande bonapartiste qui enfla le nombre des victimes – 10 tués, dont une adolescente de 14 ans, et de nombreux blessés – afin de discréditer les royalistes, l’attentat de la rue Saint-Nicaise dérange jusqu’aux partisans les plus affirmés de la contre-Révolution et il est vrai que ce recours au terrorisme, condamné tant par le Prétendant que par l’Église, fut malheureux.
Pourtant, de ce drame allait sortir un bien immense et le salut, aventuré, de l’âme du chevalier de Limoëlan. Si les historiens de la chouannerie connaissent l’itinéraire qui, grâce à son oncle, le Père de Clorivière, le conduira aux États-Unis, puis à la prêtrise, le détail de cette aventure, romanesque mais d’abord spirituelle, restait largement méconnu.
Camarade de Chateaubriand
Il faut donc saluer le remarquable travail de recherches, dans les archives américaines encore inexploitées, de René d’Ambrières qui signe, avec Le Fulgurant Destin du chevalier de Limoëlan, un travail de recherche éclairant comme jamais les pans d’ombre de la vie d’un personnage qui tient une place extraordinaire dans le développement du catholicisme en Amérique du Nord.
N’en déplaise aux romantiques, lecteurs de Chateaubriand, camarade de collège de Limoëlan, qui donna une version magnifique mais fausse de la métamorphose d’un homme emporté par ses passions politiques, le chevalier apparaît ici assez éloigné du fanatique que l’on imaginerait. Plus intellectuel que militaire, même s’il se bat courageusement et risque maintes fois sa vie, Limoëlan, bien avant sa « conversion », est déjà un habitué des livres de dévotion. Sa décision de participer à un attentat, le soir de Noël, ce qui ajoutait à l’odieux de la chose, n’en est que plus étonnante tant elle allait contre son sens moral.
Il est vrai qu’à peine l’irréparable commis, Limoëlan et Saint-Régent, son complice, n’eurent qu’une idée : se confesser d’urgence… Le Père de Clorivière, son oncle, s’en chargea, comme il se chargea de trouver des planques aux comploteurs. M. d’Ambrières déroule le fil de ces réseaux catholiques clandestins, qui n’ont pas livré tous leurs secrets. Cela permit à Limoëlan, qui accepta comme une pénitence cette vie de reclus, d’échapper à la vague d’arrestations qui suivit l’attentat puis de regagner la région malouine où il réussit à s’embarquer avec sa sœur et son beau-frère pour l’Amérique sous le nom de Clorivière, changement d’identité qui inaugurait une nouvelle vie.
M. d’Ambrières relate avec talent l’arrivée au Nouveau Monde, ses déconvenues et souligne un élément intéressant : à ce moment, Limoëlan n’était pas encore prêt à renoncer au monde. Sans doute encore épris de Mlle d’Albert laissée en France et qui ne se maria jamais, il allait par ailleurs, quand il commença à songer au sacerdoce, se heurter à un empêchement canonique majeur : son passé terroriste qui devait en principe interdire son accès aux ordres. Les circonstances dans lesquelles l’évêque de Baltimore, Mgr Carroll, l’en releva sont intéressantes, en particulier parce que l’on constate, à travers sa correspondance, que le jeune homme ne mesurait pas tout le mal qu’il avait fait et ne se sentait pas coupable des victimes provoquées par ce qu’il tenait pour un acte de guerre. Il est admirable que l’évêque, le sachant, soit passé outre, comptant sur le travail de la grâce pour éclairer la conscience du séminariste et faire de lui ce prêtre qui édifiait sa communauté à ses messes de Noël, célébrées dans les larmes sans que l’on sût pourquoi.
Un bâtisseur
Au demeurant, rien ne fut facile dans sa vie sacerdotale, d’abord comme vicaire à Charleston, où la communauté catholique se déchirait, puis comme aumônier à la Visitation de Georgetown, l’une des premières communautés religieuses du pays. Limoëlan révéla dans ces postes un talent d’organisateur et de bâtisseur précieux. Il s’éteignit le 29 septembre 1826, à 57 ans, quasi en odeur de sainteté, a-t-on dit parfois.
S’en tenant strictement aux faits établis, René d’Ambrières offre, en même temps qu’un livre d’histoire novateur, une méditation sur la miséricorde divine capable de changer les cœurs, de sorte qu’il ne faut désespérer du salut de personne.
Le Fulgurant destin du chevalier de Limoëlan, René d’Ambrières, éd. Via Romana, 2023, 250 pages, 24 €.