La Révolution française, bien que théoriquement inspirée par la Raison et les Lumières, a eu besoin de créer des mythes pour perdurer…
Emmanuel de Waresquiel : Non sans une certaine confusion ! La Révolution a multiplié les tentatives hasardeuses pour inventer une nouvelle sacralité laïque, à la recherche du citoyen, régénéré, débarrassé de ses anciennes croyances. Elle se tient sur une ligne de crête qui n’exclut pas des moments de fièvre anticléricale et antichrétienne violente. Je pense néanmoins qu’il faut distinguer la petite minorité athéiste incarnée par Hébert, et l’anticléricalisme social, de classe, dont les racines puisent dans l’Ancien Régime. Il faut faire la part des choses, non pas que je minore la persécution anticatholique, mais elle est l’arbre qui cache la forêt des ambiguïtés de la Révolution sur la nature de sa sacralité.
En dépit de ces ambiguïtés, on ne peut nier la substitution radicale des sacralités ?
La Révolution peut être analysée comme une guerre de religions dont l’événement fondateur est la mort du roi, le 21 janvier 1793. La Révolution, la République, sa souveraineté, sa sacralité, naissent sur l’autel métaphorique de la guillotine. La Révolution est comme sanctifiée, le 21 janvier, par le sang du roi, versé en expiation de ses crimes, au nom du peuple. On passe alors d’une sacralité de droit divin à une sacralité laïque que l’on peine à définir. Quel sens lui donner ? La nature, la vérité, la Raison, l’être suprême ? C’est là que les confusions commencent.
Que nous disent les archives sur les ambiguïtés de cette nouvelle sacralité ?
L’athéisme de combat a été amplifié dans un contexte de luttes de pouvoir politiques entre les factions révolutionnaires : les Enragés puis les hébertistes d’une part, les robespierristes de l’autre. C’est ainsi que Robespierre en vient à accuser ses adversaires d’athéisme. En réalité, la Révolution se développe au sein d’une société encore tout imprégnée de catholicisme. Dans les rapports des commissaires de police parisiens, j’ai retrouvé qu’en pleine Terreur, en 1793, on célébrait encore la Fête-Dieu et que des processions se déroulaient à Paris. Je ne suis pas sûr que les grandes fêtes laïques consacrées à des principes abstraits – la nature, la fraternité, la liberté – aient été si populaires au-delà des cercles activistes et sans-culottes.
Quel était le ressort de l’anticléricalisme « institutionnel », à distinguer de l’antichristianisme « enragé » ?
Ses partisans veulent que l’espace public soit débarrassé de l’influence catholique, d’où la suppression des cloches, la rebaptisation des noms de rues, la suppression des noms de saints, les autodafés d’ornements et du mobilier religieux. Ces actions se fondent sur une conviction : celle de l’alliance du trône et de l’autel alors qu’on sait que sous l’Ancien Régime, l’Église était en opposition permanente avec le pouvoir royal. Aux yeux des révolutionnaires, tout ce qui relevait de l’autel, relevait en même temps du pouvoir royal et de la féodalité. Les premiers établissements religieux qui sont fermés sont les couvents, les réguliers, qui alimentent ce fantasme d’une féodalité persistante, alors que comme le dit Chateaubriand, la révolution était achevée avant même d’avoir commencé.
Si l’on fait exception de la faction hébertiste, la Révolution est en fait imprégnée de religiosité…
Du côté des robespierristes, l’invention déiste est manifeste, imprégnée de l’esprit des Lumières, de Rousseau ou des propositions de Voltaire sur le « grand horloger » ou le « grand tout », pour reprendre les expressions de l’époque. Dans des lettres rédigées par certains jurés du tribunal révolutionnaire, je constate que ceux-ci restaient fidèles à une sorte de religion inspirée par la philosophie des Lumières, via la franc-maçonnerie, en rupture avec la tradition catholique qui imprègne néanmoins le vocabulaire de l’époque : on parle de « catéchisme révolutionnaire », de « missionnaires de la Liberté », de « chapelles révolutionnaires »…
Et même de la « sainte Guillotine » !
La guillotine, fille des Lumières, a d’abord été considérée comme un progrès dans la façon de donner la mort par la loi. Puis elle a été sanctifiée par le rôle clé et spectaculaire qu’on lui a fait jouer, au cœur du renversement de sacralité survenu le 21 janvier 1793. On parle même de « notre Sainte Mère la Guillotine ». Après Thermidor et la chute de Robespierre, tout au long du XIXe siècle, elle va devenir un objet de cauchemar, la résurgence du gibet de Mautfaucon [gibet de la royauté française, utilisé entre le XIe et le XVIe siècle, N.D.L.R.] que l’on avait voulu oublier en 1789.
Affirmer que la Révolution puise aussi dans le christianisme vous semble-t-il pertinent ?
Incontestablement, les prêtres qui ont rejoint le tiers état le 19 juin 1789 ont joué un rôle essentiel dans le renversement de souveraineté. Ils étaient majoritaires au sein de l’ordre du clergé. La plupart sont inspirés en partie par le jansénisme qui conteste, parfois avec virulence, l’absolutisme monarchique et qui rêve d’une Église des catacombes, égalitaire et débarrassée de ses ors. Plus de la moitié des prêtres ont voté la Constitution civile à l’été 1790. À la Convention, un député sur dix est d’origine cléricale.
La Révolution a-t-elle porté un coup mortel au catholicisme français ?
Malgré la réaction catholique du XIXe siècle, la mort du roi reste un tournant fondamental. Camus le dit très bien dans L’Homme révolté (voir encadré ci-dessous). On passe, avec la fin du droit divin, d’un catholicisme qui s’exprime dans la politique, dans l’organisation même des pouvoirs d’État, dans l’organisation sociale, à un catholicisme qui ne s’exprime plus que dans la sphère privée. La loi de séparation des Églises et de l’État est l’aboutissement de cela.
Il nous fallait des mythes. La Révolution et ses imaginaires de 1789 à nos jours, Emmanuel de Waresquiel, Tallandier, 2024,
447 pages, 24,90 €.
Albert Camus
« Un répugnant scandale »
Dans L’Homme révolté (1951), l’écrivain évoque l’exécution de Louis XVI comme une bascule historique.
« Le 21 janvier, avec le meurtre du Roi-prêtre, s’achève ce qu’on a appelé significativement la passion de Louis XVI. Certes, c’est un répugnant scandale d’avoir présenté, comme un grand moment de notre histoire, l’assassinat public d’un homme faible et bon. Cet échafaud ne marque pas un sommet, il s’en faut. Il reste au moins que, par ses attendus et ses conséquences, le jugement du roi est à la charnière de notre histoire contemporaine. Il symbolise la désacralisation de cette histoire et la désincarnation du Dieu Chrétien. Dieu, jusqu’ici, se mêlait à l’histoire par les Rois. Mais on tue son représentant historique, il n’y a plus de roi. Il n’y a donc plus qu’une apparence de Dieu relégué dans le ciel des principes. »